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Le lendemain, Bel prépara sa valise. Mais alors que l’idée de visiter l’Italie, la terre de ses ancêtres, l’avait emplie d’enthousiasme avant de s’embarquer pour l’Europe, elle n’avait plus aucune envie maintenant de partir à Florence.
Même lorsqu’elle arriva dans la ville dont elle avait tant rêvé, et qu’elle découvrit l’énorme coupole du célèbre Duomo par la fenêtre de sa chambre d’hôtel, qu’elle respira l’odeur de l’ail et des herbes aromatiques montant des restaurants pittoresques alignés le long de la rue en contrebas, son pouls ne s’accéléra pas comme elle l’avait imaginé.
Quelques jours plus tard, après être descendue du train à Rome, quand elle lança des pièces dans la fontaine de Trevi avec Maria Elisa, puis visita le Colisée où de courageux gladiateurs s’étaient battus pour rester en vie, elle n’éprouva rien de plus qu’un intérêt vaguement distrait.
Elle avait laissé son cœur derrière elle, à Paris.
Ce dimanche-là, à Rome, agenouillée au milieu des milliers de catholiques rassemblés pour entendre la messe du pape sur la place Saint-Pierre, le visage dissimulé par sa mantille noire, elle leva les yeux vers la minuscule silhouette blanche debout sur le balcon et admira les statues des saints tout autour. Puis, dans la file avec tous ceux qui priaient et récitaient des rosaires en attendant de recevoir la Sainte Hostie, elle demanda à Dieu de bénir sa famille et ses amis. Mais elle lui adressa une autre prière, plus fervente encore.
S’il vous plaît, s’il vous plaît, faites que le senhor Heitor n’oublie pas la demande de Laurent Brouilly et faites que je le revoie…
* * *
Après Rome, où il rencontra plusieurs sculpteurs et étudia de nombreuses œuvres d’art célèbres, Heitor devait se rendre à Munich. Il comptait y voir la Bavaria, statue colossale tout en bronze, composée de quatre énormes parties coulées séparément puis fusionnées.
Pour des raisons que Bel ignorait, ou qu’elle ne comprenait pas, Heitor avait décidé de ne pas emmener sa famille avec lui mais de renvoyer tout le monde à Paris, où les deux garçons étaient attendus par un précepteur.
En montant dans le train de nuit à la gare de Termini, Bel soupira de soulagement.
— Tu sembles plus en forme ce soir, fit observer Maria Elisa au moment de grimper sur la couchette supérieure, dans la cabine qu’elles partageaient. Je ne t’avais jamais vue aussi peu bavarde, tu as l’air ailleurs.
— Je suis contente de retourner à Paris, répondit simplement Bel.
Bel se glissa sous la couverture en velours rouge de sa propre couchette. Bientôt, la tête de Maria Elisa apparut au-dessus.
— Je te trouve juste un peu changée, Bel, c’est tout.
— Ah bon ? Je ne crois pas, non. De quelle manière ?
— C’est comme si… Je ne sais pas… On dirait que tu es tout le temps perdue dans une rêverie. Bref. Moi aussi, je suis impatiente. Nous allons enfin voir Paris ! Ce sera amusant de découvrir la ville ensemble, n’est-ce pas ?
Bel prit la main que son amie lui tendait et la serra en acquiesçant.
* * *
Appartement 4
48, avenue de Marigny
Paris, France
9 avril 1928
Chers Mãe et Pai,
Me voici revenue à Paris, après l’Italie. (J’espère que vous avez reçu la lettre que je vous ai envoyée de là-bas.) Maria Elisa et sa mère se sentent beaucoup mieux qu’à leur arrivée ici, donc nous avons pu visiter la ville. Nous sommes allées au Louvre pour voir la Joconde, et au Sacré-Cœur, dans un quartier qui s’appelle Montmartre, où Monet, Cézanne et bien d’autres célèbres peintres français ont vécu et travaillé. Nous nous sommes aussi promenées dans les magnifiques jardins des Tuileries et avons grimpé en haut de l’Arc de Triomphe. Il y a encore tellement de belles choses à découvrir – parmi lesquelles, la tour Eiffel – que je suis sûre que je ne m’ennuierai jamais ici.
Marcher dans les rues, tout simplement, est une expérience formidable. Mãe, tu adorerais les boutiques ! Près de chez nous se trouvent les salons de grands couturiers parisiens, et j’ai rendez-vous pour le premier essayage de ma robe de mariée, comme l’a suggéré la senhora Aires Cabral, chez Lanvin, rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Les femmes sont tellement élégantes, ici ! Même les moins fortunées qui doivent se contenter des grands magasins, comme Le Bon Marché, sont aussi bien mises que les plus riches. Et la cuisine… Pai, il faut que je te l’avoue : ta fille a mangé des escargots, préparés dans une sauce au beurre, à l’ail et au persil. On les extirpe de leur coquille avec de minuscules fourchettes. Je les ai trouvés délicieux, bien meilleurs que les cuisses de grenouilles.
La nuit, la ville ne semble jamais dormir, et de ma fenêtre, j’entends un orchestre de jazz qui joue dans l’hôtel en face. C’est un genre de musique très apprécié à Paris en ce moment. Le senhor da Silva Costa a dit que nous irons en écouter un soir, dans un établissement respectable, bien sûr.
Je me porte bien et je suis très heureuse. J’essaie de profiter au maximum de cette occasion merveilleuse qui m’a été offerte, sans en perdre une miette. Les da Silva Costa sont très gentils (le senhor da Silva Costa est en Allemagne depuis dix jours, mais il revient ce soir).
J’ai rencontré une autre jeune fille brésilienne de Rio, qui est venue prendre le thé avec sa mère il y a deux jours. Elle s’appelle Margarida Lopes de Almeida. Ce nom vous dira peut-être quelque chose, car sa mère, Julia Lopes de Almeida, est un écrivain célèbre dans notre pays. Margarida a obtenu une bourse pour étudier la sculpture ici. Elle m’a appris que l’on pouvait suivre des cours à l’École supérieure des beaux-arts, et je pensais m’y inscrire. Je m’intéresse beaucoup à cette discipline, sous l’influence du senhor da Silva Costa.
Je vous écrirai encore la semaine prochaine. En attendant, je vous envoie tout mon amour et pleins de baisers par-delà l’océan.
Votre fille aimante,
Izabela
Bel posa sa plume sur le bureau, s’étira et regarda par la fenêtre. Les arbres étaient en fleurs depuis quelques jours, et, de temps à autre, soufflés par la brise, leurs pétales se répandaient sur les trottoirs en une pluie parfumée.
Le réveil sur le bureau indiquait qu’il était à peine quatre heures de l’après-midi. Elle avait déjà écrit à Loen pour lui raconter l’Italie, et il lui restait largement le temps de rédiger une troisième lettre, à l’intention de Gustavo, avant de se changer pour le dîner. Mais Bel n’en avait pas envie. Il lui était difficile de rivaliser avec l’amour qu’il exprimait dans les lettres qu’elle recevait régulièrement de lui.
L’appartement était silencieux, on entendait seulement les voix assourdies des garçons qui récitaient leurs leçons dans la pièce attenante à la salle à manger. Maria Georgiana et Maria Elisa se reposaient dans leur chambre.
Heitor serait de retour à l’heure du dîner, et Bel se réjouissait de le revoir. Elle savait qu’elle devrait contenir son impatience pendant un jour ou deux, en s’abstenant surtout de lui rappeler les séances de pose sollicitées par Laurent. L’apparition de Margarida Lopes de Almeida, au moins, l’avait tirée de sa morosité. Bel avait reconnu chez la jeune fille une sensibilité proche de la sienne.
— Tu es déjà allée à Montparnasse ? lui avait demandé Bel à voix basse pendant que le thé était servi au salon.
— Oui, plein de fois, avait répondu Margarida en chuchotant elle aussi. Mais ne le dis à personne. Nous savons toi et moi que Montparnasse n’est pas un endroit où se promener pour les jeunes filles bien élevées.
Margarida avait promis de revenir très vite pour raconter plus en détail les cours de sculpture qu’elle suivait aux Beaux-Arts.
— Le senhor da Silva Costa te laisserait sûrement y aller, vu que le professeur Landowski serait ton professeur, avait-elle dit en partant. À bientôt, Izabela.
* * *
Heitor arriva tard dans la soirée, pâle et fatigué par son long voyage. Bel l’écouta décrire en long et en large le ravissement qui l’avait saisi à la vue de la statue colossale de la Bavaria. Mais sa mine s’assombrit lorsqu’il évoqua la montée du Parti national-socialiste des travailleurs allemands, sous la houlette d’un homme nommé Adolf Hitler.
— Avez-vous choisi votre sculpteur pour le Cristo ? s’enquit Bel.
— Je n’ai pensé à rien d’autre dans le train du retour, répondit Heitor, et je penche toujours pour Landowski. Son travail reflète un très bel équilibre, moderne et simple à la fois, avec une qualité atemporelle qui me semble tout à fait convenir.
— Moi aussi, dit Bel en osant exprimer son opinion, surtout depuis que je l’ai rencontré et visité son atelier. J’aime bien son approche réaliste. Et sa maîtrise de la technique ne fait aucun doute.
— Pas pour quelqu’un qui n’a jamais vu ses œuvres, fit observer Maria Georgiana d’un air maussade. Peut-être m’autoriseras-tu à faire la connaissance de l’homme qui concevra l’enveloppe extérieure de ton précieux Cristo ?
— Bien entendu, ma chère, répondit promptement Heitor. Si je me décide en sa faveur.
— J’ai trouvé que son assistant aussi avait beaucoup de talent, reprit Bel, cherchant désespérément à raviver la mémoire d’Heitor.
— En effet, acquiesça-t-il distraitement. À présent, si vous voulez bien m’excuser, je suis épuisé par tous ses déplacements.
Déçue, Bel suivit des yeux Heitor qui quittait la salle à manger. Elle remarqua la moue attristée de Maria Georgiana.
— Eh bien, mes enfants, déclara celle-ci. Il semble que votre père, une fois de plus, préfère passer sa soirée avec le Cristo plutôt qu’avec sa famille.
Cette nuit-là, allongée dans son lit, Bel songea au couple que formaient les da Silva Costa. Elle pensa aussi à ses parents. Dans quelques mois à peine, elle serait mariée comme eux. Plus elle y réfléchissait, plus il lui apparaissait qu’un mariage reposait simplement sur la tolérance, et sur l’acceptation des défauts de l’autre. Maria Georgiana, clairement, se sentait mise à l’écart, délaissée par son mari qui se consacrait tout entier à son projet. Et sa propre mère, à contrecœur, avait quitté la fazenda qu’elle aimait tant pour suivre son mari dans son désir irréfrénable d’ascension sociale.
Bel tourna longtemps dans son lit avant de s’endormir. Était-ce l’avenir qui l’attendait elle aussi ? Dans ce cas, décida-t-elle, elle devait absolument revoir Laurent Brouilly.
* * *
Quand Bel s’éveilla le lendemain matin et qu’elle arriva à la table du petit déjeuner, Heitor était déjà parti à une réunion. Impossible, donc, de lui rappeler la proposition de Laurent. Elle allait encore devoir contenir son impatience.
L’agitation que lui causait cette attente n’échappa pas à Maria Elisa ce jour-là. Elles déjeunèrent au Ritz avec Maria Georgiana, déambulèrent sur les Champs-Élysées et, plus tard, se rendirent à l’essayage de la robe de mariée de Bel dans l’élégant salon de Jeanne Lanvin.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Bel ? se plaignit Maria Elisa. Tu ressembles à un tigre en cage. Tu as à peine regardé les croquis et les tissus qu’on te montrait pour ta robe, alors que la plupart des jeunes filles vendraient leur âme pour être habillées par Madame Lanvin. Paris ne te plaît pas ?
— Si, si, mais…
— Mais quoi ?
— C’est juste que j’ai l’impression… Il y a tout un monde ici que nous ne voyons pas.
— Mais Bel, nous avons vu tout ce qu’il y a à voir à Paris. Que te faut-il de plus ?
Bel fit un effort pour dissimuler son irritation. Si Maria Elisa ne comprenait pas, elle ne pouvait pas lui ouvrir les yeux.
— Rien, rien… Tu as raison, nous avons tout vu à Paris. Et tes parents se montrent d’une infinie générosité à mon égard. Je suis désolée. Peut-être que les miens me manquent, mentit-elle, choisissant la première voie de fuite qui lui venait à l’esprit.
— Mais oui, c’est ça !
N’écoutant que son bon cœur, Maria Elisa se précipita vers elle.
— Que je suis égoïste de ne pas y avoir pensé ! Moi, je suis ici entourée de toute ma famille, alors que toi, des milliers de kilomètres te séparent de la tienne. Et de Gustavo, bien sûr.
Bel se laissa envelopper par les bras rassurants de son amie.
— Tu pourrais rentrer plus tôt, si tu le souhaites, proposa Maria Elisa.
Bel, le menton appuyé contre son épaule, secoua la tête.
— Merci, Maria Elisa, tu es très compréhensive, mais ça ira sûrement mieux demain.
— Mãe a proposé d’engager un professeur de français pour moi le matin, pendant que les garçons travaillent. Mon français est atroce, et puisque, d’après Pai, nous allons peut-être rester encore un an ici, j’aimerais progresser. Tu parles beaucoup mieux que moi, Bel, mais peut-être voudrais-tu partager ces leçons ? Au moins, cela nous occuperait quelques heures par jour.
À la pensée que, pour certains, Paris était un endroit où le temps paraissait long, Bel se sentit encore plus déprimée.
* * *
Après une autre nuit sans sommeil, alors que Bel tentait de se résigner à l’idée que son séjour à Paris continuerait inchangé et qu’elle ne découvrirait jamais le vrai visage de la ville, il arriva un événement inattendu qui lui rendit sa bonne humeur.
Margarida Lopes de Almeida se présenta à l’heure du thé l’après-midi, accompagnée de sa mère. Elle ne tarissait pas d’éloges sur ses cours de sculpture aux Beaux-Arts, et raconta à Maria Georgiana qu’elle avait demandé l’autorisation d’amener une amie.
— Ce serait tellement plus agréable pour moi d’y aller avec quelqu’un de mon pays, dit-elle, après avoir discrètement donné un coup de pied à Bel sous la table.
— J’ignorais que tu t’intéressais aussi à la pratique de la sculpture, Izabela, dit Maria Georgiana. Je croyais que tu aimais surtout regarder les œuvres.
— J’ai adoré les leçons de sculpture que j’ai prises à Rio, confirma Bel, sous l’œil approbateur de Margarida. Ce serait une chance de recevoir les enseignements de professeurs qui figurent parmi les meilleurs du monde.
— Oh oui, Mãe ! interrompit Maria Elisa. Bel m’ennuyait à mourir quand elle me parlait d’art pendant des heures. Et comme son français est meilleur que le mien, elle tirerait davantage profit de ces cours avec Margarida que de nos séances ici, où elle est obligée de me supporter pendant que je massacre la langue.
Bel eut envie de se jeter au cou de son amie pour l’embrasser.
— Et puis, reprit Margarida en se tournant vers sa mère, tu n’aurais plus à m’accompagner à l’école ni à venir me chercher l’après-midi. Je ne serais pas seule et notre chauffeur nous conduirait. Tu aurais bien plus de temps pour écrire ton livre, Mãe, ajouta-t-elle d’une voix convaincante. Izabela et moi, nous pouvons veiller l’une sur l’autre, n’est-ce pas Izabela ?
— Oui, bien sûr, s’empressa d’acquiescer Bel.
— Du moment que la senhora da Silva Costa est d’accord, moi, cela me paraît une idée tout à fait raisonnable, déclara la mère de Margarida.
Maria Georgiana, impressionnée par la célèbre femme de lettres, hocha la tête.
— Si cela vous paraît convenable, senhora, je me range à votre avis.
En partant, Margarida embrassa Bel sur les deux joues.
— Donc, c’est réglé. Je viens te chercher avec le chauffeur lundi matin.
— Merci, chuchota Bel, reconnaissante, à son oreille.
— Crois-moi, lui glissa Margarida, ça m’arrange aussi.
Puis elle lança à voix haute :
— Ciao, chérie ! – et ce mélange des langues, pensa Bel, la rendait encore plus séduisante.
Heitor rentra le soir, triomphant.
— J’ai demandé à la domestique d’apporter du champagne au salon. Je voudrais fêter une grande nouvelle avec ma famille.
Quand chacun fut servi, Heitor leva sa coupe.
— Après concertation avec les senhors Levy, Oswald et Caquot, je suis allé voir le professeur Landowski aujourd’hui. Et je lui ai commandé la statue du Cristo. Le contrat sera signé la semaine prochaine.
— Pai, c’est formidable ! s’exclama Maria Luisa. Je suis contente que tu aies enfin pris ta décision.
— Et moi donc ! D’autant plus que Landowski est le bon choix, je le sais au fond de moi. Ma chère – Heitor se tourna vers sa femme – nous devons l’inviter à dîner avec sa charmante épouse afin que tu fasses sa connaissance. Il sera très présent dans ma vie pendant les mois à venir.
— Félicitations, senhor da Silva Costa, dit Bel, désireuse de montrer son soutien. Je crois que c’est une excellente décision.
— Merci pour votre enthousiasme, Izabela, répondit Heitor en lui souriant.