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— Izabela, ma chérie ! Te voilà revenue saine et sauve ! s’écria Antonio.

Bel descendit la passerelle pour se jeter dans les bras de son père. Il l’étreignit puis se recula pour la contempler.

— Mais que t’est-il arrivé ? Tu es toute menue, tu as dû manger comme un moineau ! Et tu es si pâle, princesa. Le climat de l’Europe du Nord, sans doute… Tu vas reprendre des couleurs maintenant, au soleil de ton pays. Allez, viens, on a déjà chargé ta malle dans le coffre de la voiture.

— Où est Mãe ?

— Elle se repose à la maison… Ta mère ne va pas très bien.

— Tu ne m’en as pas parlé dans tes lettres, dit Bel en fronçant les sourcils, inquiète.

— Je suis sûr que ta présence l’aidera à se rétablir plus vite.

Antonio se planta devant une magnifique automobile gris métallisé. Le chauffeur ouvrit la portière arrière et Bel se glissa à l’intérieur.

— Comment la trouves-tu ? C’est une Rolls-Royce Phantom que j’ai fait venir d’Amérique. Je crois que c’est la première à Rio. Comme je serai fier lorsqu’on te verra arriver en Rolls à la cathédrale le jour de ton mariage !

— Elle est splendide, répondit Bel, mais toutes ses pensées étaient tournées vers sa mère.

— Nous allons prendre la route de la plage pour que ma fille voie ce qui a dû beaucoup lui manquer, ordonna Antonio au chauffeur. Nous avons tant de choses à nous raconter, je ne sais par où commencer… Pour ce qui est des affaires, tout va bien. Le prix du café augmente chaque jour grâce aux Américains et j’ai acheté deux autres plantations. Ma candidature au Sénat a été proposée par le père de Gustavo et on vient d’achever la construction d’un immeuble merveilleux dans rua Moncorvo Filho, orné de grains de café à tous les étages et sur toutes les corniches. Voilà qui symbolise parfaitement l’importance de notre production nationale.

— J’en suis heureuse pour toi, Pai, commenta Bel, sans enthousiasme, en contemplant les rues familières tout autour.

— Et j’ai la certitude que ton mariage sera le plus beau, le plus grand qu’on ait jamais vu à Rio. J’ai discuté avec Gustavo et Maurício… Il faut absolument restaurer la maison familiale puisque tu vas y vivre une fois mariée. C’est une vieille bâtisse très élégante mais l’état des lieux laisse à désirer. Nous nous sommes donc mis d’accord. Une partie de ta dot servira à financer les travaux, qui ont d’ailleurs déjà commencés. Princesa, tu vas habiter un palais !

— Je te remercie, Pai, répondit Bel en souriant pour lui témoigner sa reconnaissance, et tentant de s’en convaincre elle-même.

— Le mariage est prévu après le Nouvel An, un peu avant le Carnaval. Nous avons trois mois pour tout préparer. Tu ne vas pas avoir le temps de t’ennuyer, ma chérie !

Bel s’était presque attendue à être mariée à peine le pied sur la terre ferme. Un moment de répit avant la cérémonie, c’était une bonne nouvelle, pensa-t-elle, alors qu’ils passaient devant le Copacabana Palace. Elle reporta son attention vers la mer, grise et agitée, et sur le bruit des vagues déferlant sur la plage.

— Dès que tu te seras remise de ton voyage, nous organiserons une soirée pour que tu nous racontes toutes les découvertes merveilleuses que tu as faites. Tu as dû en voir, des choses fantastiques dans l’Ancien Monde, et nos amis en seront épatés !

— C’est Paris que j’ai aimé le plus, se hasarda-t-elle à dire. C’est une ville tellement belle. J’ai rencontré le professeur Landowski, qui est chargé de réaliser la statue du Cristo pour le senhor da Silva Costa. J’ai posé pour son assistant.

— Eh bien, si sa sculpture est réussie, je l’achèterai pour la ramener ici, au Brésil. Il faudra prendre contact avec l’artiste.

— Je doute qu’il veuille la vendre, dit-elle d’un ton rêveur.

Querida, tout a un prix, répliqua Antonio. Nous voilà arrivés. Ta mère sera certainement debout pour t’accueillir.

Quand elle vit sa mère s’approcher, Izabela fut choquée. Carla avait toujours été bien en chair, mais en huit mois et demi, depuis le départ de Bel, elle avait perdu la moitié de son poids.

— Mãe ! s’exclama Bel en courant se jeter dans ses bras. Que t’est-il arrivé ? Tu t’es mise au régime ?

Carla s’efforça de sourire. Bel remarqua que ses grands yeux bruns ressortaient encore plus dans son visage creux.

— Je voudrais être présentable pour le mariage de ma fille, répondit-elle en plaisantant. Ne me trouves-tu pas mieux comme ça ?

Bel, qui avait tant aimé enfouir sa tête dans la poitrine généreuse de sa mère quand elle était enfant, estima seulement que cette nouvelle silhouette la vieillissait.

Elle mentit.

— Si, Mãe, beaucoup mieux.

— Merci. J’ai des tas de choses à te raconter. Mais tu as certainement envie de te reposer un peu d’abord ?

Ayant passé plusieurs semaines en mer où elle était restée la plupart du temps allongée dans sa cabine, Bel ne se sentait absolument pas fatiguée. Soudain, sa mère grimaça de douleur et elle comprit que c’était elle qui avait besoin d’aller s’allonger.

— Bonne idée. Offrons-nous une petite sieste toutes les deux. Nous aurons bien le temps de discuter plus tard.

Carla fut visiblement soulagée et partit se reposer dans sa chambre.

Bel courut trouver son père dans son bureau.

— Pai, s’il te plaît. Dis-moi… Mãe est-elle très malade ?

Antonio leva la tête de son journal et retira les lunettes qu’elle le voyait porter pour la première fois.

Querida, ta mère ne voulait pas t’inquiéter pendant ton séjour en Europe. Il y a un mois, on lui a enlevé une tumeur au sein. L’opération s’est bien passée et les chirurgiens sont optimistes et n’envisagent pas de récidive. Elle a traversé un moment difficile, voilà tout. Il faut qu’elle reprenne des forces avant d’être complètement remise.

— Mais Pai, je ne la trouve vraiment pas bien ! Est-ce que tu m’as tout dit ?

— Je te donne ma parole, Izabela, je ne te cache rien. Demande aux chirurgiens si tu ne me crois pas. Elle doit éviter toute fatigue et retrouver l’appétit. Depuis l’opération, elle mange peu.

— Tu es sûr qu’elle va guérir ?

— Je n’en ai aucun doute.

— Puisque je suis à la maison, je m’occuperai d’elle.

* * *

Paradoxalement, la santé de Carla aida Bel à oublier sa propre détresse pendant les jours suivants. Elle se consacra exclusivement à sa mère, supervisant ses repas, s’assurant que la cuisinière lui préparait des plats nourrissants et faciles à digérer. Elle passait ses matinées en sa compagnie, lui décrivant avec animation ce qu’elle avait vu en Europe, parlant de Landowski et des Beaux-Arts. Elle lui raconta aussi en détail le projet du senhor da Silva Costa pour la construction du merveilleux Cristo.

— Ils ont commencé à creuser les fondations au sommet du Corcovado. J’aimerais beaucoup y aller, confia Carla un jour.

— Je t’emmènerai, promit Bel, espérant que sa mère retrouverait assez d’énergie pour faire l’ascension.

— Et nous devons aussi préparer ton mariage, dit Carla. Il y a tant de choses à penser !

— Nous avons le temps, Mãe. Attendons que tu aies recouvré la santé.

Trois jours après le retour de Bel, tandis qu’ils dînaient en famille, Antonio annonça que Gustavo venait de téléphoner.

— Il demande quand il pourrait venir te rendre visite.

— Quand Mãe ira un peu mieux, peut-être, répondit Bel.

— Izabela, tu as été absente neuf mois ! Je lui ai proposé de passer demain après-midi. Gabriela restera avec ta mère pendant que tu recevras Gustavo. Il ne faudrait pas qu’il pense que tu ne veux pas le voir.

— Oui, Pai, acquiesça Bel, docilement.

— Tu dois être impatiente de le retrouver, non ?

— Évidemment.

* * *

Comme convenu, Gustavo arriva à trois heures le lendemain après-midi. Carla insista pour que Bel mette une des robes qu’elle avait fait confectionner à Paris.

— Il faut que tu lui apparaisses encore plus belle que dans son souvenir, déclara sa mère catégoriquement. Après cette longue période de séparation, tu ne voudrais pas qu’il change d’avis, n’est-ce pas ? Surtout que te voilà aussi maigre que moi, ajouta-t-elle en taquinant sa fille.

Loen aida Bel à s’habiller et releva ses cheveux en un chignon élégant.

— Quel effet cela vous fait-il de revoir Gustavo, senhorita ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas, répondit Bel honnêtement. J’ai un peu d’appréhension…

— Et le… jeune Français dont vous m’avez parlé dans vos lettres ? Vous pourrez l’oublier ?

Bel contempla son reflet dans le miroir.

— Non, Loen. Jamais.

Une fois prête, elle descendit au salon attendre Gustavo. L’anxiété la gagna quand la sonnette retentit et qu’elle entendit Gabriela ouvrir la porte. Lorsqu’elle reconnut la voix de Gustavo, elle pria le seigneur pour qu’il ne devine jamais son tourment intérieur.

— Izabela ! s’écria-t-il en s’avançant vers elle, les bras tendus.

Elle lui offrit sa main qu’il prit entre les siennes sans la quitter des yeux.

— Vous êtes radieuse ! s’exclama-t-il. Je vois que votre séjour en Europe vous a profité. Quelle femme superbe vous êtes devenue ! Votre voyage vous a plu ?

Elle fit signe à Gabriela d’apporter une carafe de jus de mangue fraîche et invita Gustavo à s’asseoir

— Beaucoup. C’est surtout Paris qui m’a enchantée.

— Ah, la ville de l’amour… Je suis chagriné de ne pas avoir été à vos côtés pour partager ce plaisir. Un jour, qui sait, si Dieu le veut, nous y retournerons ensemble. Racontez-moi.

Tout en lui parlant de ce qu’elle avait vu ces derniers mois, elle songea qu’il était encore plus insignifiant que dans son souvenir. Elle concentra résolument toute son attention sur ses yeux noisette et son regard chaleureux.

— Il semble donc que vous vous soyez bien amusée, dit-il en sirotant son jus de fruit. Vous donniez si peu de détails dans vos lettres, j’avoue que j’étais perplexe. Par exemple, vous n’avez pas mentionné le sculpteur pour qui vous avez posé, à Paris.

— Qui vous l’a dit ? demanda Bel, en se troublant.

— Votre père, naturellement, quand je l’ai eu au téléphone hier. Quelle expérience unique !

— En effet, acquiesça-t-elle faiblement.

— Vous savez, continua-t-il en lui souriant, juste avant votre départ de Paris, il y a six semaines, j’ai eu le sentiment étrange que vous n’alliez pas me revenir. J’ai même contacté votre père pour qu’il me confirme que vous aviez embarqué comme prévu. C’était évidemment ma propre angoisse qui me jouait des tours puisque vous êtes ici, Izabela. Est-ce que je vous ai manqué autant que vous, vous m’avez manqué ? reprit-il en lui prenant à nouveau la main.

— Oui, beaucoup.

— Quel dommage que nous ne puissions pas nous marier plus vite, mais, bien sûr, nous devons attendre que votre mère se rétablisse. Comment va-t-elle ?

— Elle est encore très faible mais elle reprend des forces lentement, répondit Bel. Je suis encore contrariée qu’elle m’ait caché sa maladie pendant mon absence. Et mon père aussi. Il va de soi que je serais rentrée plus tôt.

— Izabela, il y a peut-être des choses qu’il est préférable de ne pas dire par lettre, ne croyez-vous pas ?

Bel se sentit rougir sous son regard. Connaissait-il son secret, comme ses paroles semblaient le laisser entendre ?

— Je sais qu’ils ont agi ainsi pour m’épargner, répliqua-t-elle avec brusquerie, mais tout de même, ils auraient dû me prévenir.

Gustavo lâcha sa main.

— Tout ce qui compte, c’est que vous soyez ici, avec moi, et que la santé de votre mère s’améliore, n’est-ce pas ? Parlons plutôt de choses agréables, reprit-il. Ma mère est impatiente de vous voir pour discuter des préparatifs de notre mariage. Pour des raisons évidentes, elle n’a pas voulu déranger la senhora Carla, mais nous devons nous mettre d’accord rapidement sur la date, par exemple. Avez-vous une préférence ?

— Plutôt vers la fin janvier. Cela nous laissera plus de temps.

— Je comprends parfaitement. Vous pourriez venir rendre visite à ma mère à la Casa dans les jours qui viennent pour aborder toutes ces questions. Et aussi pour donner votre avis sur les projets de restauration que votre père et moi avons élaborés. Les gros travaux ont commencé et votre père a trouvé un architecte qui a des idées très modernes. Une de ses suggestions est de réaménager les étages supérieurs afin d’installer des salles de bains dans les chambres principales. En ce qui concerne notre suite privée, c’est vous, bien sûr, qui choisirez la décoration intérieure. Les femmes sont beaucoup plus douées pour ce genre de choses !

En pensant à la chambre – et au lit – qu’elle allait devoir partager avec Gustavo, Bel eut froid dans le dos.

— Je viendrai volontiers, quand votre mère sera disponible, dit-elle.

— Disons, mercredi prochain ?

— Très bien.

— Parfait. Et j’espère que vous me permettrez de profiter de votre compagnie en attendant. Peut-être pourrais-je passer demain après-midi ?

— Avec plaisir, répondit-elle, et elle se leva, imitant Gustavo.

— À demain, Izabela, chuchota-t-il en posant un baiser sur sa main. J’attends avec impatience le moment où je n’aurai plus à prendre rendez-vous pour vous rencontrer.

Une fois Gustavo parti, Bel monta dans sa chambre et, debout devant la fenêtre, elle s’adressa de sévères reproches. Gustavo se montrait adorable, tendre et bienveillant. Elle ne devait pas oublier qu’il ne pouvait rien au fait qu’elle soit incapable de l’aimer comme il l’aimait, lui. Ou qu’elle en aime un autre…

Frémissant au souvenir de l’avertissement de Laurent, qu’un jour ses vrais sentiments feraient surface, Bel s’aspergea le visage d’eau froide avant de se diriger vers la chambre de sa mère.

* * *

Une semaine plus tard, Bel se réjouissait de voir que Carla, bien qu’encore faible et amaigrie, allait de mieux en mieux.

— Oh, soupira Carla un après-midi, alors que Bel venait de lui lire Madame Bovary, qu’elle traduisait au fur et à mesure en portugais, j’ai une fille si intelligente ! Qui l’aurait cru ? Je suis très fière de toi.

— Et moi, je serai fière de toi quand tu auras mangé ton repas jusqu’à la dernière miette ! répliqua Bel.

Carla se tourna vers la fenêtre. C’était un après-midi ensoleillé et les ombres de la végétation luxuriante dansaient dans les jardins.

— Cette lumière me rappelle ma fazenda bien-aimée, dit-elle. Je trouve l’air des montagnes tellement revigorant. Et tout est si calme là-bas.

— Tu aimerais y aller, Mãe ?

— Tu sais combien j’adore cet endroit, Izabela, mais ton père est trop occupé au bureau pour quitter Rio.

— L’important, c’est ta santé. Laisse-moi faire, déclara Bel avec autorité.

Le soir, en dînant avec son père, Bel lança l’idée d’emmener Carla à la fazenda.

— Je pense qu’un séjour au grand air l’aiderait énormément à se rétablir. Nous permettrais-tu d’y passer une quinzaine de jours, Pai ? Il fait si chaud à Rio en ce moment.

— Izabela, répondit Antonio en fronçant les sourcils, tu es à peine rentrée et tu parles déjà de repartir ? C’est à croire que tu ne te plais pas ici.

— Tu sais bien que ce n’est pas vrai, Pai. Mais tant que nous ne serons pas certains que Mãe est en voie de guérison, je ne me sens pas prête à fixer la date du mariage. Tu t’imagines bien que je suis impatiente, pourtant. Alors, si un séjour à la fazenda pouvait accélérer sa convalescence, je serais heureuse de l’accompagner.

— Et de m’abandonner ici ? Seul sans ma femme ni ma fille à la maison en rentrant du bureau ? se lamenta Antonio.

— Tu nous rejoindrais le week-end, Pai.

— Peut-être. Mais c’est ton fiancé, pas moi, que tu vas devoir convaincre. Il n’a probablement pas très envie que tu disparaisses à nouveau.

— Je lui parlerai.

* * *

— Mais certainement, acquiesça Gustavo, le lendemain après-midi. J’encourage tout ce qui pourra avancer notre union. Et favoriser le rétablissement de votre mère, s’empressa-t-il d’ajouter. Néanmoins, nous avons quelques décisions à prendre avant votre départ.

Carla fut ravie quand Bel lui annonça qu’elles partiraient pour la fazenda la semaine suivante. Elle n’était pas la seule à se réjouir dans la maisonnée. Le visage de Loen s’éclaira lorsque Bel lui demanda de les accompagner. Sa présence n’était pas strictement nécessaire car Fabiana et Sandro, à la fazenda, pouvaient très bien veiller à leur confort. Mais Bel voulait lui offrir la possibilité de passer un peu de temps avec son jeune amoureux.

— Oh, senhorita Bel ! s’exclama Loen, les yeux brillants de plaisir. Je n’arrive pas à croire que je vais le revoir ! Nous n’avons eu aucun contact depuis que nous nous sommes quittés parce qu’il ne sait ni lire ni écrire. Obrigada ! Obrigada !

Après avoir impétueusement étreint sa maîtresse, Loen sortit en dansant de joie. Et Bel, qui ne connaîtrait jamais le bonheur de retrouver son bien-aimé, décida de le vivre à travers celui de Loen.

Le lendemain, comme convenu, Bel alla voir Gustavo et sa mère pour parler du mariage.

— Il est éminemment regrettable que votre mère, du fait de sa santé défaillante, ne puisse se joindre à nos efforts en ce moment crucial, déclara Luiza Aires Cabral. En attendant, nous devrons nous débrouiller sans elle.

Bel se retint à grand-peine de gifler une femme qui se montrait à ce point arrogante et dénuée de sensibilité.

— Je suis certaine qu’elle se rétablira au plus vite. L’air de la montagne y contribuera beaucoup, répondit-elle.

— S’il était au moins possible de fixer la date. Nous ne voulons pas donner à Rio l’impression que nous hésitons, vous êtes déjà restée bien longtemps à l’étranger. Voyons… – Luiza chaussa ses lunettes et consulta son agenda – … l’archevêque nous a communiqué ses disponibilités. Comme vous pouvez l’imaginer, il a un calendrier chargé et doit être retenu des mois à l’avance. Gustavo m’a indiqué que la fin du mois de janvier vous conviendrait. Un vendredi, bien sûr. Les mariages le week-end sont d’une telle vulgarité.

— Je m’en remets à votre décision, répondit Bel modestement.

— Pour ce qui concerne la réception, votre père a vaguement parlé d’un banquet de noces au Copacabana Palace. Personnellement, je trouve cet établissement d’un goût très ordinaire. J’aurais préféré un cadre plus intime et plus élégant, ici, comme le voudrait la tradition familiale. Mais ce n’est pas possible, puisque votre père a décidé de rénover notre maison, ce que, du reste, je ne considère pas nécessaire. L’endroit fourmille d’ouvriers et Dieu sait s’ils auront terminé fin janvier ! C’est un risque que je ne suis pas prête à prendre, aussi nous sommes bien obligés d’accepter un autre lieu.

— Je vous fais entièrement confiance, réitéra Bel.

— Pour les demoiselles et les garçons d’honneur, votre mère a avancé certains de vos cousins de São Paulo. Huit en tout, précisa Luiza. De notre côté, il y a au moins douze candidats. Je suis leur marraine et j’estime donc qu’ils doivent apparaître en digne place dans la cérémonie. Qui souhaiteriez-vous retenir parmi votre famille ?

Bel nomma les deux filles du cousin de sa mère et un garçon de la branche paternelle.

— Je serai heureuse que tous les autres soient vos filleuls, dit-elle en s’inclinant encore une fois devant ce qui lui était imposé.

Elle se tourna ensuite vers son fiancé, qui lui fit un sourire tendre et compatissant.

Pendant les deux heures qui suivirent, Luiza passa en revue tous les moindres détails en feignant de consulter l’opinion de Bel. Mais la moindre suggestion de la jeune fille se heurta à des rebuffades immédiates. Sa future belle-mère avait bien l’intention d’agir à sa guise.

Toutefois, Bel tenait absolument à garder Loen comme femme de chambre une fois installée dans son domicile conjugal, et elle ne comptait pas céder sur ce point.

Quand elle osa aborder la question, Luiza la tança d’un regard glacial, puis, d’un geste de la main, lui signifia son refus.

— Voilà qui est ridicule, dit-elle, nous avons des domestiques ici qui sont tout à fait capables de s’occuper de vous.

— Mais…

— Mãe, interrompit Gustavo, prenant enfin la défense de Bel. Si Izabela souhaite amener sa femme de chambre, qu’elle connaît depuis l’enfance, je n’y vois aucun inconvénient.

Luiza regarda son fils en fronçant les sourcils, puis acquiesça d’un hochement sec du menton.

— Eh bien, soit. Grâce à notre entretien d’aujourd’hui, reprit-elle à l’intention de Bel, je pourrai au moins lancer les préparatifs, pendant que vous prendrez l’air à la montagne. Vous vous êtes déjà tellement absentée, on pourrait croire que vous fuyez la compagnie de votre fiancé.

À nouveau, Gustavo intervint.

— Voyons, Mãe, vous ne pensez pas ce que vous dites. Izabela est très inquiète pour la santé de sa mère.

— Oui, bien sûr. Je ne l’oublierai pas dans mes prières à la messe demain. En attendant, je veillerai seule à la préparation de ce mariage, jusqu’à ce vous soyez de retour à Rio avec la senhora Bonifacio pour assumer votre part de cette lourde responsabilité. Et maintenant, je vous prie de m’excuser, j’ai une réunion du comité dans moins d’une demi-heure à l’orphelinat des Sœurs de la Miséricorde. Gustavo, emmène donc Izabela faire le tour du jardin et montre-lui l’avancement des travaux. Je vous souhaite une bonne journée à tous les deux.

Bel suivit du regard Luiza qui sortait du salon. Elle se sentait comme une bouilloire qu’on aurait laissée trop longtemps sur le poêle, prête à exploser.

Gustavo s’approcha d’elle et, sentant qu’elle était irritée, lui passa un bras réconfortant autour des épaules.

— Ne faites pas attention à ma mère… Mãe a beau se plaindre, elle prend un plaisir immense à tous ces préparatifs, elle ne parle que de cela depuis neuf mois. Venez. Permettez-moi de vous accompagner au jardin.

— Gustavo ? demanda Bel en sortant de la maison. Où vont habiter vos parents une fois que je vivrai ici ?

Il leva un sourcil étonné.

— Mais ici, avec nous. Où iraient-ils ?

* * *

Le lendemain matin, Bel installa confortablement Carla à l’arrière de la Rolls-Royce et grimpa à côté d’elle. Loen s’assit à l’avant avec le chauffeur. Ils filèrent vers la fraîcheur de la région montagneuse de Paty do Alferes, un trajet de cinq heures. La fazenda Santa Tereza avait appartenu pendant deux cents ans à la famille du baron Paty do Alferes, un noble portugais, qui, de plus, était un lointain cousin des Aires Cabral – détail qu’Antonio n’avait pas manqué de préciser.

La route était en bon état, financée par les riches propriétaires qui devaient autrefois l’emprunter pour acheminer leur café jusqu’à Rio, et Carla put dormir tranquillement presque tout du long.

Bel admira le paysage tandis que la voiture commençait à grimper en altitude. Les flancs des montagnes s’abaissaient en pente douce vers des vallées sillonnées de ruisseaux d’eau pure.

— Mãe, nous voilà arrivées ! dit Bel lorsqu’ils s’engagèrent enfin dans l’allée poussiéreuse et cahoteuse qui conduisait au bâtiment principal.

Carla sortit de son sommeil quand la voiture s’arrêta, et Bel se précipita aussitôt dehors pour humer l’air à pleins poumons. Les cigales saluaient d’un chant vigoureux l’approche du crépuscule. Vanila et Donna accoururent en jappant, tout excités à l’arrivée de leur maîtresse. Bel avait supplié ses parents de garder ces deux chiens errants qui étaient apparus à la porte de la cuisine sept ans auparavant. Les gardiens, Fabiana et Sandro, approchèrent eux aussi.

— Enfin chez nous, soupira Bel, enchantée de les revoir.

— Senhorita Izabela ! s’exclama Fabiana en l’enlaçant chaleureusement. Vous êtes encore plus belle que la dernière fois que je vous ai vue ! Comment allez-vous ?

— Très bien, merci. Mais… (Bel baissa la voix pour les mettre en garde.) Vous allez trouver ma mère terriblement changée. Essayez de ne pas vous montrer trop choqués.

Fabiana acquiesça en hochant la tête. Elle regarda Carla qui descendait de la voiture, aidée par le chauffeur, et tapota le bras de Bel avant d’aller souhaiter la bienvenue à sa maîtresse. Si une personne pouvait remettre sa mère sur pied, c’était Fabiana, pensa Bel. Non seulement elle prierait pour elle dans la petite chapelle attenante au salon, mais elle la bourrerait aussi de remèdes traditionnels. Les infusions à base de plantes et de fleurs qui poussaient en abondance dans la région étaient réputées pour leurs vertus médicinales.

Du coin de l’œil, Bel aperçut Bruno, le fils de Fabiana et de Sandro, qui se tenait en retrait, et remarqua le sourire timide qu’il échangea avec Loen.

Lorsqu’elle suivit Fabiana et Carla à l’intérieur, Bel se sentit soulagée en voyant le bras protecteur avec lequel la domestique enveloppait les épaules de Carla. Elle ne serait plus seule à veiller sur sa mère. Tandis que Fabiana emmenait Carla dans sa chambre et l’aidait à s’installer, Bel traversa le salon rempli de meubles en acajou et en palissandre massif pour gagner sa chambre d’enfant.

Les fenêtres et les volets étaient grands ouverts. Appuyant les coudes sur le rebord de la fenêtre, elle s’oublia dans la contemplation du paysage et savoura la brise légère. Dans l’enclos en contrebas, Loty, son poney, et Luppa, l’étalon de son père, broutaient paisiblement. Au loin se dressait une colline parsemée de vieux caféiers, négligés depuis des années, qui pourtant avaient survécu. Un troupeau de bœufs blancs paissait sur la pente, et des carrés nus, çà et là dans l’herbe sèche des prés, laissaient voir la terre rouge foncé.

Elle revint vers la porte d’entrée, flanquée de deux vieux palmiers majestueux, s’assit sur un banc de pierre au coin de la terrasse et respira l’odeur suave des hibiscus que l’on trouvait partout ici. Son regard, après avoir balayé les jardins, s’arrêta sur le lac d’eau douce où, enfant, elle nageait tous les jours. Tout en écoutant le bourdonnement des libellules qui survolaient les parterres de fleurs, elle observa deux papillons jaunes qui dansaient devant elle. Peu à peu, elle sentit son angoisse et sa tension s’évaporer.

Laurent serait si heureux ici, se dit-elle tristement. Elle s’était pourtant promis de ne pas penser à lui mais les larmes lui montèrent aux yeux. En le quittant à Paris, elle savait bien qu’elle avait mis fin à leur histoire, mais elle se demandait malgré tout s’il essaierait de la contacter. Chaque matin, en regardant le courrier sur le plateau en argent posé sur la table du petit déjeuner, elle avait imaginé voir une lettre de lui, l’implorant de revenir, lui écrivant qu’il ne pouvait pas vivre sans elle.

Mais bien sûr, rien de tel ne s’était produit. Et les semaines passant, Bel avait été prise de doute. Les déclarations d’amour de Laurent n’avaient-elles été qu’une ruse pour la séduire, comme le redoutait Margarida ? Pensait-il encore à elle, ou bien leurs moments ensemble ne représentaient-ils pour lui rien d’autre qu’un interlude déjà oublié ?

Qu’importait la réponse ? C’était elle qui avait décidé de tirer un trait et de rentrer au Brésil pour épouser Gustavo. L’ambiance chaleureuse de La Closerie des Lilas et le goût des lèvres de Laurent n’étaient plus qu’un souvenir, une brève plongée dans une autre vie qu’elle avait rejetée. Elle pouvait toujours rêver et espérer, mais rien ne changerait le destin qu’elle avait elle-même choisi.