23

Durant les trois semaines qui suivirent, Bel et Margarida se rendirent tous les matins à l’atelier de Landowski à Boulogne-Billancourt. Heitor da Silva Costa les accompagna à plusieurs reprises, profitant de la voiture pour livrer divers plans et dessins par lesquels son Christ se trouvait chaque fois modifié.

Et Landowski, assis à son établi dans l’atelier, recevait une nouvelle liste d’infimes rectifications qui l’obligeaient à recommencer sa maquette.

— Ce Brésilien est fou à lier, marmonnait-il dans sa barbe. Je n’aurais jamais dû accepter de le seconder dans son rêve impossible.

Mais sa voix trahissait une affection manifeste, et l’admiration qu’il concevait pour cet ambitieux projet.

Le projet de Laurent aussi prenait forme peu à peu sous ses doigts habiles. Bel, assise sans bouger, s’aperçut qu’il lui était facile de s’évader dans les méandres de sa propre imagination. La plupart de ses pensées tournaient autour de Laurent, absorbé par son ouvrage, qu’elle épiait constamment du coin de l’œil tandis qu’il dégrossissait la pierre avec un marteau pied-de-biche et un rifloir.

Par une matinée de juin particulièrement chaude, la main de Landowski s’abattit sur l’épaule de Laurent qui ne l’avait pas entendu approcher.

— Je viens de livrer ma dernière version du Christ au bureau de monsieur da Silva Costa, grogna Landowski. Ce fou de Brésilien me demande maintenant une maquette de quatre mètres de haut, que je dois commencer immédiatement. Je vais avoir besoin de votre aide, Brouilly. Alors, assez joué avec votre jolie petite dame. Je vous laisse un jour pour terminer.

— Bien, professeur, répondit Laurent en lançant un regard résigné à Bel.

Bel essaya de ne pas montrer l’immense désespoir dans lequel ces paroles la plongeaient. Puis Landowski s’approcha d’elle et la considéra d’un air approbateur. Au bout d’un moment, il reprit à l’adresse de Laurent :

— Vous commencerez par réaliser un moulage des magnifiques doigts de mademoiselle. J’ai besoin d’un modèle pour les mains du Christ, et je veux qu’elles soient aussi délicates et élégantes que les siennes. Les mains de Celui qui embrasse et protège tous Ses enfants à Ses pieds ne peuvent pas être calleuses et épaisses comme celles d’un homme.

— Oui, professeur, répondit docilement Laurent.

Entraînant Bel devant l’établi, Landowski lui fit poser la main de profil, doigts étirés, pouce rapproché.

— Vous placerez sa main comme ceci. Vous avez vu les dessins, Brouilly. Essayez d’obtenir un résultat le plus ressemblant possible. Prenez aussi un moulage des mains de Mademoiselle Margarida. Elle a de longs doigts fuselés… Je choisirai l’un des deux pour notre Christ.

— Entendu, dit Laurent. Mais pouvons-nous commencer demain matin ? Mademoiselle Izabela doit être très lasse après avoir posé pour moi toute la journée.

— Si mademoiselle en a encore la force, je souhaite ce que soit fait tout de suite. Ainsi les moulages seront secs demain matin et je pourrai me mettre au travail. Cela ne vous dérange pas trop, mademoiselle ? demanda Landowski en regardant Bel comme si sa réponse lui était parfaitement indifférente.

Elle secoua la tête.

— Pas du tout, professeur. C’est un honneur.

* * *

— Ne bougez pas d’un millimètre jusqu’à ce que ce soit sec, dit Laurent lorsqu’il eut étalé du plâtre de Paris sur les mains de Bel. Sinon, je devrai tout recommencer.

Assise devant l’établi, résistant de son mieux à une démangeaison de sa paume gauche, Bel observa Laurent qui procédait de la même manière avec Margarida. Lorsqu’il eut terminé, il jeta un coup d’œil à la pendule et vint tapoter gentiment le plâtre de Bel.

— Encore quinze minutes, et ce sera prêt. (Il lâcha un petit rire.) Je regrette de ne pas avoir un appareil photo. Quelle image vous faites, assises là toutes les deux, les mains dans le plâtre ! Excusez-moi un instant, je vais boire un verre d’eau. Ne vous inquiétez pas, mesdemoiselles, je reviendrai… avant la tombée de la nuit.

Il leur fit un clin d’œil et s’éloigna en direction de la cuisine.

Conscientes du ridicule de la situation, les jeunes filles échangèrent un regard éloquent. Leurs lèvres frémissaient d’une terrible envie de rire qu’elles devaient absolument contenir, car le moindre mouvement pouvait se communiquer à leurs mains.

— Peut-être qu’un jour, nous regarderons le Corcovado en nous rappelant ce moment, dit Margarida, amusée.

— Moi, oui, sûrement, répondit Bel d’un air songeur.

Il ne fallut que quelques minutes à Laurent pour découper de minuscules fentes dans le plâtre avec la pointe tranchante d’un couteau, puis il dégagea les mains de Bel qui avaient été au préalable enduites de graisse. Lorsqu’il eut terminé, il regarda le moulage posé sur la table d’un air satisfait.

— Parfait, dit-il. Le professeur sera content. Comment trouvez-vous vos mains en plâtre ? demanda-t-il à Bel, tout en entreprenant de libérer celles de Margarida.

— Elles ne ressemblent pas du tout aux miennes, répondit Bel en examinant les formes blanches. Puis-je me les laver maintenant ?

— Oui. Il y a du savon et une brosse à côté de l’évier.

Quand Bel revint, soulagée de s’être débarrassée de la graisse et du plâtre collé à ses doigts, Laurent avait cassé un doigt du moulage de Margarida en le retirant.

— Je pense qu’il est récupérable, dit-il. On verra à peine la fissure au niveau de l’articulation, une fois que je l’aurai recollé.

Pendant que Margarida filait à son tour se laver les mains, Laurent remit de l’ordre dans l’atelier en prévision du lendemain.

— C’est vraiment dommage que le professeur ait besoin de moi en ce moment. J’ai encore beaucoup à faire pour votre sculpture. Mais au moins, maintenant, j’ai vos doigts, ajouta-t-il avec un sourire ironique.

— Nous devons partir, annonça Margarida en revenant. Mon chauffeur attend depuis des heures, et les da Silva Costa vont s’inquiéter.

— Dites-leur que j’ai kidnappé leur protégée et que je la rendrai seulement quand ma sculpture sera terminée, plaisanta Laurent tandis que les jeunes filles attrapaient leurs chapeaux et se dirigeaient vers la porte. Izabela, vous n’oubliez pas quelque chose ? lança-t-il au moment où elle s’apprêtait à sortir, montrant la bague de fiançailles qu’il avait enfilée au bout de son petit doigt. Il vaudrait peut-être mieux la remettre, sinon certains risqueraient de penser que vous avez fait exprès de l’enlever, dit-il quand Bel revint vers lui. Laissez-moi faire… (Il lui prit la main et glissa la bague à son doigt en la fixant intensément dans les yeux.) Là, vous voilà réconciliées toutes les deux. À bientôt, mademoiselle. Et ne vous inquiétez pas, je trouverai un moyen de travailler encore avec vous.

Dans la voiture qui les ramenait vers le cœur de Paris, Bel resta tournée vers la fenêtre. Elle se sentait atrocement triste.

— Izabela ? Je peux te poser une question personnelle ?

En pivotant, elle vit que Margarida la regardait d’un air pensif.

— Oui…

— Tu te rappelles quand je t’ai entendue parler avec Laurent pendant qu’il te dessinait ? Tu lui as confié que tu avais peur de retourner à Rio et d’épouser ton fiancé ?

— Oui. Mais je t’en prie, Margarida, personne d’autre ne doit savoir, supplia aussitôt Bel.

— Bien sûr, je comprends. Je me demandais seulement… Ton inquiétude par rapport à ton fiancé s’est-elle aggravée ces derniers temps ?

Bel contempla distraitement la bague à son doigt tout en réfléchissant à la question de Margarida.

— En quittant Rio, répondit-elle enfin, j’étais reconnaissante envers Gustavo de m’encourager à aller en Europe avec les da Silva Costa avant de l’épouser. Je n’aurais jamais imaginé qu’il me laisserait partir et j’avais l’impression qu’il me faisait un cadeau. Mais à présent que le cadeau arrive à sa fin, et que le moment du retour approche, eh bien… à dire vrai, je n’éprouve plus les mêmes sentiments pour lui. Oui, Paris a changé le regard que je porte sur les choses, en bien des manières, soupira-t-elle.

— C’est normal, tu adores la liberté qui t’est offerte ici. Moi aussi.

— Oui, dit Bel avec de l’émotion dans la voix. Et le pire, c’est que maintenant que j’ai goûté à une façon de vivre différente, je redoute encore plus l’avenir. Je regrette presque d’avoir fait ce voyage, parce que je vois tout ce que j’aurais pu avoir et que je n’aurai jamais.

— Je t’ai observée avec Laurent pendant que tu posais pour lui, reprit doucement Margarida. Je t’avoue honnêtement qu’au début, j’ai cru qu’il te flattait et badinait avec toi comme il l’aurait fait avec n’importe quel modèle. Mais ces derniers jours, j’ai remarqué les regards qu’il a parfois pour toi, la tendresse avec laquelle il caresse la pierre en travaillant, comme s’il rêvait de te toucher, toi… Pardonne-moi, Izabela, dit Margarida en secouant la tête, je suis en général assez pragmatique pour ce qui touche à l’amour. Je comprends les hommes, surtout ici à Paris, mais j’ai le sentiment que je dois te mettre en garde. Je crains que, emporté par cette passion qu’il éprouve pour toi, et parce que le temps vous est compté, il n’oublie que tu as donné ta parole à un autre.

— Je me ferais fort de le lui rappeler, répliqua Bel, apportant ainsi la seule réponse que l’on pouvait attendre d’elle.

— Vraiment ? Je n’en suis pas si sûre…, dit Margarida pensivement. Car je vois aussi comment tu es avec lui. En fait, je m’en suis aperçue dès qu’il s’est approché de notre table à La Closerie des Lilas, lors de notre premier déjeuner à Montparnasse. Et pour être honnête, cela m’a inquiétée. J’ai pensé à ce moment-là que peut-être, profitant de ta naïveté, il jouait un jeu avec toi. Il y a beaucoup d’hommes sans scrupule dans le milieu artistique à Paris. Pour eux, le cœur de la femme n’est rien d’autre qu’un jouet avec lequel on s’amuse. Et une fois qu’ils ont séduit leur proie par leurs belles paroles, quand elle est mûre pour être cueillie, ils prennent ce qu’ils désirent. Ensuite, bien sûr, comme ils sont arrivés à leur fin, le jeu perd tout intérêt et ils partent à la recherche d’un nouveau défi.

Bel vit les traits de Margarida se crisper douloureusement et les larmes lui monter aux yeux.

— Oui, Izabela, dit-elle avec un regard désolé. Quand j’étais en Italie, je suis tombée amoureuse du genre d’homme que je viens de te décrire. Bien sûr, émergeant à peine de mon cocon à Rio, j’étais aussi innocente que toi. Et oui, il m’a séduite. Dans tous les sens du terme. Mais quand je suis partie à Paris, je n’ai plus entendu parler de lui.

Muette de stupeur, Bel prit la mesure de ce que Margarida lui racontait.

— Voilà. J’ai partagé mon plus grand secret avec toi, murmura Margarida. Si je t’en fais part, c’est parce que j’espère qu’un bien peut sortir de ma terrible mésaventure. Je suis un peu plus âgée que toi, et, hélas, après ce qui m’est arrivé, plus sage. Et je ne peux pas m’empêcher de voir en toi ce que j’étais alors : une jeune fille amoureuse pour la première fois.

Bel brûlait d’envie de lui révéler ce qu’elle éprouvait pour Laurent. Jusqu’à présent, elle n’avait pu s’en ouvrir qu’à Loen. Elle décida de tout avouer à Margarida, compte tenu du secret que celle-ci lui avait livré.

— Oui, dit-elle. Je l’aime. Je l’aime de tout mon cœur. Et je ne supporte pas l’idée de devoir passer le reste de ma vie sans lui.

Elle éclata en sanglots, tellement soulagée de se confier à Margarida qu’elle en oubliait toute retenue.

— Bel, je suis désolée, je ne voulais pas te bouleverser. Écoute… Nous sommes presque arrivées chez toi et tu ne peux pas rentrer dans cet état. Allons nous asseoir un moment dans un endroit tranquille. Nous sommes tellement en retard que quelques minutes de plus ne changerons rien.

Sur l’ordre de Margarida, le chauffeur s’arrêta plus loin dans l’avenue de Marigny, devant un petit jardin public fermé par un grillage.

Elles descendirent de voiture, et Margarida entraîna Bel vers un banc. Le soleil déclinait gracieusement derrière les platanes en bordure du jardin, répandant sa douce lumière sur tous les boulevards de Paris.

— Pardonne-moi de t’avoir parlé si abruptement, dit Margarida. Je sais que tes affaires de cœur ne me regardent pas, mais à vous voir tous les deux si épris l’un de l’autre, il m’a semblé que je devais dire quelque chose.

— Mais ce qui m’arrive à moi n’est pas pareil, argua Bel. Comme tu l’as indiqué toi-même dans la voiture, tu penses que Laurent éprouve des sentiments pour moi. Qu’il m’aime, peut-être.

— À l’époque, j’étais sûre que Marcello m’aimait. Du moins je voulais le croire. Mais quoi que Laurent te dise, Izabela, quels que soient ses arguments, rappelle-toi, je t’en prie, que vous ne pouvez avoir aucun avenir ensemble. Laurent ne peut rien t’offrir : pas de foyer, pas de sécurité, et, fais-moi confiance, la dernière chose qu’il souhaite, c’est de se retrouver coincé avec une femme et une progéniture. Le problème avec les gens créatifs, c’est qu’ils sont simplement amoureux de l’idée d’être amoureux. Mais ces passions-là ne conduisent jamais nulle part, même si elles atteignent des hauteurs vertigineuses. Tu me comprends ?

— Oui, mais je te répondrai honnêtement que, même si mes oreilles t’entendent et que mon cerveau enregistre ta mise en garde, mon cœur n’est pas si facile à convaincre.

— Je sais. Mais s’il te plaît, Bel, au moins, pense à ce que je t’ai dit. Je serais désolée si tu gâchais le reste de ta vie pour avoir permis à ton cœur de gouverner ta tête pendant quelques brèves minutes. Si ton fiancé découvrait ton secret, alors qu’il t’a encouragée à venir ici, il ne te pardonnerait jamais cette trahison.

— Je sais. Merci, Margarida. Tes conseils me sont précieux. Allez, je dois vraiment rentrer maintenant, sinon Maria Georgiana ne me laissera plus jamais faire un pas dehors.

* * *

Margarida monta chez les da Silva Costa avec Bel pour affronter Maria Georgina. Celle-ci l’écouta d’un air pincé tandis qu’elle expliquait la raison de leur retard, à savoir que Landowski lui-même avait exigé que son assistant réalise un moulage de leurs mains.

— Tu n’imagines pas les images terribles que j’ai agitées dans mon esprit, dit Maria Georgiana à Bel. Veille à ce que cela ne se reproduise pas.

Bel raccompagna ensuite Margarida à la porte et elles s’étreignirent avec affection.

— Bonne nuit, Izabela. À demain.

Dans son lit ce soir-là, au lieu de frémir à l’idée du terrible sort que lui prédisait Margarida si elle succombait à l’immense charme de Laurent, Bel n’éprouvait que pure exaltation.

Elle pense que Laurent m’aime… Il m’aime…

Et elle s’endormit facilement, un sourire béat sur les lèvres.