7

J’ai passé une bonne partie de la nuit à traduire les inscriptions de la sphère armillaire, sans essayer de les interpréter ni de porter un quelconque jugement. Il m’apparaissait clairement que mon rôle n’était pas de me substituer à mes sœurs. Enfin, je me suis attelée à la phrase qui me concernait, presque effrayée d’en découvrir le contenu. Après avoir transcrit les mots sur le papier, j’ai pris une profonde inspiration, et je les ai relus.

 

Ne laisse jamais ta peur décider de ton destin.

 

Cet ultime message de mon père m’a touchée droit au cœur. Rien, en effet, n’aurait pu mieux résumer la personne que j’étais.

* * *

Le lendemain matin, j’ai pris l’enveloppe sous mon oreiller et je l’ai emportée au salon. Là, assise en buvant mon thé à petites gorgées, je l’ai contemplée un moment.

Puis, après avoir pris plusieurs grandes inspirations, je l’ai ouverte. Il y avait une lettre à l’intérieur, mais j’ai senti aussi autre chose : un objet dur et doux à la fois sous mes doigts. Un petit morceau de céramique triangulaire, couleur crème tirant sur le vert. En le retournant, j’ai découvert au dos une inscription presque entièrement effacée, illisible.

Je l’ai posé d’une main tremblante et j’ai déplié la lettre de Pa.

Atlantis

Lac de Genève, Suisse

Maia, ma chérie,

Tu seras sûrement triste et un peu perdue au moment où tu liras cette lettre. Ma fille tant aimée, mon aînée, sache que tu as été une immense joie pour moi et que je t’ai aimée comme mon enfant naturel. C’est toi qui m’as incité à continuer à adopter tes sœurs, et toutes ensemble, vous m’avez donné les plus grands plaisirs qu’il m’a été accordé de connaître dans ma vie.

Tu ne m’as jamais interrogé sur tes origines ni sur les circonstances de ton adoption. N’aie aucun doute, je t’aurais tout raconté si tu me l’avais demandé, comme l’a fait une de tes sœurs il y a quelques années. Mais à présent que je m’apprête à quitter cette Terre, il est de mon devoir de t’offrir la liberté de savoir, si tu le souhaites un jour.

Aucune de vous ne m’a été confiée avec un acte de naissance, et, comme je vous l’ai dit, vous êtes toutes légalement mes filles. Personne ne pourra jamais t’enlever cela. Mais je peux t’indiquer une direction à suivre. Ensuite, toi seule choisiras d’entreprendre ce voyage dans ton passé, si tu le désires.

Les coordonnées géographiques gravées sur la sphère armillaire, que tu as maintenant découverte, indiquent l’endroit exact où ton histoire a commencé. Par ailleurs, l’enveloppe contient un indice qui pourra t’aider dans tes recherches.

Maia, j’ignore ce que tu découvriras si tu décides de partir pour ton pays natal. Tout ce que je peux te dire, c’est que l’histoire de ta famille biologique m’a ému en plein cœur.

Le temps me manque, hélas, pour te raconter ma propre histoire. Peut-être t’a-t-il semblé que je dissimulais bien des choses. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous protéger, tes sœurs et toi. Mais bien sûr, personne ne peut vivre éternellement dans une bulle. Vous avez grandi, et j’ai dû vous laisser voler de vos propres ailes.

Nous avons tous des secrets que nous gardons enfouis, mais je t’en prie, crois-moi quand je te dis que la famille est ce qu’il y a de plus important au monde. Et qu’il n’existe pas de force plus puissante que l’amour d’un parent pour un enfant.

Quand je contemple mon passé, Maia, il y a des décisions que je regrette d’avoir prises. Ainsi va l’être humain : nous commettons tous des erreurs, puis nous tirons les leçons de l’expérience. Mais au moins aurai-je pu transmettre un peu de la sagesse que j’ai acquise à mes filles chéries, tel est mon vœu le plus cher.

Je pense que quelque chose en toi, à cause de ce que tu as traversé, a perdu foi en la nature humaine. Maia, ma chérie, sache que j’ai souffert de cette même affliction à plusieurs moments de ma vie. Cependant, au travers de toutes les années que j’ai passées sur cette Terre, j’ai appris que pour chaque pomme véreuse, il y en a mille autres succulentes. Et qu’il faut faire confiance à la bonté intrinsèque en chacun de nous. Alors, seulement, l’on peut vivre et aimer pleinement.

Je te laisse maintenant, Maia chérie ; tout ceci doit vous troubler, tes sœurs et toi.

Je te regarde depuis là-haut. Toujours.

Ton père qui t’aime,

Pa Salt

Je suis restée sans bouger, tenant la lettre dans mes mains tremblantes. Il me fallait la relire, encore et encore, mais une phrase demeurait logée dans mon esprit.

Est-ce qu’il savait ?

J’ai appelé Marina sur son portable et lui ai demandé de venir. Quand elle est arrivée, moins de cinq minutes plus tard, elle a aussitôt lu la détresse sur mon visage.

Dans le salon, elle a aperçu la lettre abandonnée sur la table basse.

— Oh, Maia, a-t-elle dit en m’ouvrant ses bras. Quel chagrin tu dois éprouver. Entendre la voix de ton père qui te parle dans la tombe…

Je ne suis pas allée me blottir contre sa poitrine.

— Ma, s’il te plaît, dis-moi. Tu l’as raconté à Pa Salt ? Notre… secret ?

— Bien sûr que non ! Jamais je ne te trahirais !

Marina était blessée, cela transparaissait dans son regard.

— Donc, il ne savait pas ?

— Non. Comment l’aurait-il appris ?

— Il y a une phrase dans la lettre… On dirait vraiment qu’il était au courant.

— Je peux voir ?

Je lui ai tendu la lettre et je l’ai observée attentivement pendant qu’elle s’asseyait pour lire.

Bientôt, Marina a levé les yeux et m’a regardée. Le calme était revenu sur ses traits. Elle a hoché la tête, lentement.

— Je comprends ta réaction, mais je crois sincèrement que ton père ne faisait que partager sa propre expérience avec toi.

Je me suis laissé tomber sur le canapé.

Marina a soupiré, l’air infiniment triste.

— Maia, comme ton père le dit dans sa lettre, nous commettons tous des erreurs. Nous prenons les décisions que nous croyons bonnes sur le moment, tout simplement. Et toi, bien plus que tes sœurs, avant de penser à toi, tu t’es toujours préoccupée de satisfaire les autres. Surtout ton père.

— Je ne voulais pas le décevoir.

— Je sais, ma chérie, mais ce que ton père souhaitait pour chacune d’entre vous, c’était que vous soyez heureuses, confiantes, et aimées. Tu ne dois pas l’oublier, et encore moins maintenant ! L’heure est peut-être venue, à présent qu’il est parti, de penser à toi et à ce que, toi, tu veux.

Après un silence, Marina s’est ressaisie et a déclaré en se levant :

— Électra a annoncé qu’elle partait, Tiggy aussi. CeCe a téléphoné à Georg Hoffman à l’aube ce matin, elle est allée le voir à Genève avec Star. Et Ally est collée devant l’écran de son ordinateur dans la cuisine.

— Tu sais si elles ont lu leur lettre ? ai-je demandé en essayant de me ressaisir.

— Si elles l’ont fait, elles ne m’en ont pas parlé, a répondu Marina. Tu viendras déjeuner à la maison pour voir Électra et Tiggy avant leur départ ?

— Bien sûr. Excuse-moi d’avoir douté de toi, Ma.

— Je comprends, ne t’inquiète pas. Prends le temps de te remettre, et on se voit tout à l’heure.

— Merci, ai-je murmuré.

Marina sortait déjà de la pièce. À la porte du Pavillon, elle a marqué une pause et s’est tournée vers moi.

— Maia, vraiment, tu es la fille que j’aurais toujours voulu avoir. Et moi aussi, je t’aime comme mon propre enfant.

* * *

Une fois seule, j’ai laissé libre cours à mon chagrin. C’était comme si un barrage cédait, libérant un torrent d’émotions longtemps réprimées. J’avais honte, et pourtant, incapable de me contrôler, je me suis laissée submerger par ce raz-de-marée.

Je savais que je pleurais sur moi. Pas sur mon père, sa mort inattendue ni sa souffrance, mais sur ma propre douleur de l’avoir perdu. D’un coup, je comprenais que je m’étais montrée indigne, que je n’avais pas eu suffisamment confiance en Pa pour lui dire la vérité.

Quel genre de personne étais-je donc ? Qu’avais-je fait ?

Et pourquoi succombais-je maintenant à tous ces regrets, dont la plupart n’étaient pas liés à sa mort ?

Je me comporte comme Électra, me suis-je dit, espérant que mes larmes se tariraient à cette pensée. Mais cela n’a pas marché, et j’ai continué à pleurer. J’ai dû perdre la notion du temps, car quand j’ai enfin levé les yeux, j’ai vu Tiggy debout devant moi, l’air très inquiet.

— Oh, Maia, je suis juste venue te dire qu’on s’en va bientôt, Électra et moi, et on voulait te dire au revoir. Mais je ne peux pas te laisser comme ça…

— Pardon, ai-je dit en reniflant. Excuse-moi, je…

— De quoi t’excuses-tu ? Tu es un être humain, toi aussi. Je crois que tu l’oublies parfois.

Elle s’est assise à côté de moi et m’a pris la main. Voyant qu’elle regardait du coin de l’œil la lettre de Pa sur la table basse, j’ai saisi le mince feuillet comme pour le protéger jalousement.

— C’était bouleversant ? a-t-elle demandé.

— Oui… et non…

Je ne pouvais pas lui expliquer. De toutes mes sœurs qui auraient pu me surprendre en cet instant, Tiggy était celle que j’avais le plus maternée, qui s’était appuyée sur moi, pour qui j’avais toujours été là. Curieuse inversion des rôles…

— Au fait, tu as raté le déjeuner.

— Désolée.

— Arrête de t’excuser, d’accord ? Tout le monde comprend. On t’aime. Et on sait ce que la mort de Pa représente pour toi.

— Mais regarde-moi ! Je suis censée être celle qui « gère », sur qui les autres se reposent. Et c’est moi qui m’effondre. Tu as lu ta lettre ?

— Non, pas encore. Je veux l’emporter avec moi en Écosse… J’ai envie de la lire sur la lande, dans un endroit que j’adore.

— Moi, mon endroit est ici… Oh, Tiggy, je me sens tellement coupable.

— Mais de quoi ?

— Parce que… c’est sur moi que je pleure. Pas sur Pa.

— Maia, a-t-elle soupiré, tu crois vraiment que les gens versent des larmes pour une autre raison quand ils perdent un être cher ?

— Oui, bien sûr. Ils pleurent pour une vie qui s’est arrêtée brutalement, pour la souffrance de celui qui est mort. N’est-ce pas ?

Tiggy m’a souri doucement.

— Je sais que tu as du mal à croire qu’il y a une vie après la mort et que nos âmes perdurent. Mais j’imagine que Pa se trouve maintenant quelque part dans l’univers, soulagé de son enveloppe corporelle – enfin libre. Il a dû connaître de grandes douleurs, je le voyais dans ses yeux. Et je peux te dire que, moi aussi, quand une de mes biches meurt et cesse de souffrir, je ne pleure pas pour elle mais parce que je l’ai perdue, parce qu’elle va me manquer. Maia, je t’en prie, même si tu refuses de croire qu’il existe un au-delà après notre passage sur cette Terre, essaie d’accepter que le chagrin n’appartient qu’à ceux qui restent. C’est normal, et tu ne dois pas culpabiliser.

J’ai regardé ma sœur, le calme avec lequel elle acceptait les choses. Et je me suis avoué en silence que cette part de moi qu’elle appelait « âme », je l’avais enterrée depuis des années.

— Merci, Tiggy. Désolée d’avoir raté le déjeuner.

— Tu n’as pas raté grand-chose. Pour finir, il n’y avait qu’Ally et moi. Électra faisait ses valises et elle a déclaré que, de toute façon, elle avait mangé beaucoup trop de cochonneries, et CeCe et Star sont toujours à Genève. Elles sont allées voir Georg Hoffman ce matin.

— Oui, Ma me l’a dit. Pour parler argent, sans doute ?

— Sûrement. CeCe a été acceptée par une école d’art à Londres, tu sais ? Elles vont devoir se loger…

— Oui.

— La mort de Pa te touche encore plus que nous, évidemment. Toi, tu es restée ici pour lui tenir compagnie et t’occuper de lui.

— Ce n’est pas vrai, Tiggy. En réalité, je n’avais nulle part où aller.

— Comme d’habitude, tu es incroyablement dure avec toi-même. C’était quand même pour Pa, en partie, que tu vivais ici. Maintenant qu’il nous a quittées, le monde s’ouvre à toi. Tu as un métier que tu peux exercer n’importe où, tu es libre d’aller où tu veux.

Tiggy a jeté un coup d’œil à sa montre.

— Il faut vraiment que j’aille boucler mes bagages. Au revoir, Maia. Prends soin de toi. Et n’hésite pas à m’appeler… D’ailleurs, si tu venais me rendre visite dans les Highlands ? C’est tellement beau, ce paysage, tellement paisible.

— Peut-être, Tiggy. Merci.

Je suis sortie très peu de temps après elle pour aller dire au revoir à Électra. Mais alors que je me dirigeais vers la jetée, celle-ci s’est brusquement matérialisée devant moi.

— J’y vais, a-t-elle déclaré. Mon agent menace de me faire un procès si je ne me pointe pas à la séance photo demain matin. Écoute, Maia… Maintenant que tu n’as plus à t’occuper de Pa ici, pourquoi ne ferais-tu pas un saut à LA pour nous voir, Mitch et moi ? On a un super petit bungalow pour les amis dans le jardin. Vraiment, tu es la bienvenue.

— Merci, Électra. Donne-moi de tes nouvelles, d’accord ?

— Promis… À bientôt.

Au moment où nous avons atteint la jetée, CeCe et Star descendaient de la vedette.

— Salut ! a lancé CeCe.

À son sourire, j’ai compris que sa démarche à Genève lui avait apporté satisfaction.

— Tu pars, Électra ? a demandé Star.

— Oui, je dois rentrer à LA. Il y a des gens qui travaillent pour gagner leur vie, a fait remarquer Électra, visant ostensiblement CeCe.

— Il y en a aussi qui la gagnent avec leur cervelle, pas avec leur corps, a rétorqué CeCe.

Ally, qui approchait avec Tiggy, a entendu cet échange de paroles acides.

— Hé ! Ce n’est pas le moment de se disputer. Au revoir, Électra. On essaie de se voir bientôt, d’accord ?

— D’accord.

Électra a ensuite embrassé Star, mais pas CeCe.

— Tu es prête, Tiggy ?

— Oui, oui.

Tiggy, après nous avoir toutes embrassées, s’est approchée de Star. Quand elle lui a passé les bras autour du cou, j’ai vu qu’elle lui chuchotait quelque chose à l’oreille et que Star acquiesçait.

— Allons-y, a ordonné Électra. Je ne peux pas me permettre de louper mon avion.

Tiggy et Électra ont grimpé à bord. Nous avons agité la main en regardant la vedette s’éloigner, puis nous sommes remontées vers la maison.

— Nous aussi, on ne va pas tarder, a déclaré CeCe.

— Déjà ? On ne pourrait pas rester un peu plus longtemps ? a demandé Star d’une voix plaintive.

— À quoi bon ? Pa n’est plus là, on a vu l’avocat, et il faut qu’on cherche un appartement à Londres.

Star s’est inclinée.

— Oui, tu as raison.

— Qu’est-ce que tu vas faire, Star, pendant que CeCe fréquentera l’école d’art ? a demandé Ally.

— Je ne sais pas trop encore…

— Tu voulais t’inscrire à un cours de cuisine, n’est-ce pas, Star ? C’est un vrai cordon-bleu, a ajouté CeCe à mon intention. Bon… Je m’occupe de nous trouver un avion. Il y a un vol pour Heathrow à huit heures, si on peut l’avoir, ce serait parfait. À plus tard.

Ally et moi les avons regardées disparaître toutes les deux dans la maison.

— Ne dis rien, ai-je soupiré. Je sais.

— Autrefois, je trouvais formidable qu’elles soient si proches, a renchéri Ally. Dans la fratrie, elles ont la place « du milieu », mais elles pouvaient s’appuyer l’une sur l’autre.

— Je me rappelle quand Pa a voulu les mettre dans deux écoles différentes. Star a pleuré toutes les larmes de son corps et l’a supplié de ne pas la séparer de CeCe.

— Le problème, c’est qu’on ne peut jamais parler à Star toute seule. Elle va bien à ton avis ? Je lui trouve une mine épouvantable.

— Je t’avoue que je n’en ai aucune idée. Parfois, j’ai l’impression que je la connais à peine.

— Si CeCe est occupée avec ses études et que Star s’engage dans une activité personnelle, elles commenceront peut-être à se décoller l’une de l’autre… Tu ne veux pas t’asseoir un moment sur la terrasse avec moi ? Je vais demander à Claudia de t’apporter des sandwichs, tu es toute pâle, Maia, et tu n’as rien mangé à midi… Et puis aussi, je voudrais te parler de quelque chose.

J’ai accepté et me suis installée à la table devant la maison. La chaude caresse du soleil sur mon visage me procurait une agréable détente. Bientôt, Ally est revenue et a pris place à côté de moi.

— Claudia te prépare une collation, a-t-elle annoncé. Maia… Je ne voudrais pas être indiscrète, mais est-ce que tu as ouvert ta lettre hier soir ?

— Oui… En fait, je l’ai lue ce matin.

— Et visiblement, elle t’a bouleversée.

— Sur le coup, oui, mais ça va maintenant. Vraiment, Ally.

Je ne souhaitais pas entrer dans cette conversation. La sollicitude de Tiggy m’avait réconfortée, mais je savais qu’Ally, tout en s’inquiétant pour moi, ne pourrais s’empêcher de me faire la leçon.

— Et toi ? ai-je demandé.

— Oui, je l’ai lue. C’était très beau, et j’ai pleuré, mais je me suis sentie aussi pleine d’énergie. J’ai passé la matinée à localiser les coordonnées géographiques sur Internet. Je sais maintenant d’où nous venons toutes. Et il y a quelques surprises, crois-moi.

À cet instant, Claudia a posé une assiette de sandwichs devant moi. J’ai attendu qu’elle s’éloigne pour demander :

— Tu sais où nous sommes nées ? Où moi, je suis née ?

— Plus exactement, j’ai une idée de l’endroit où Pa nous a trouvées. Tu veux savoir, Maia ? Je peux te le dire, sauf si tu préfères chercher toi-même.

— Je… je ne suis pas sûre, ai-je bredouillé, le ventre soudain noué.

— En tout cas, une chose est certaine : Pa voyageait beaucoup.

Je lui enviais d’être si calme face à tant de mystères, où mort et naissance s’accompagnaient de troublantes révélations.

— Alors, toi, tu sais d’où tu viens ?

— Oui, bien que tout ne soit pas clair encore.

— Et les autres ? Tu leur as dit que tu connaissais leur lieu de naissance ?

— Non, mais je leur ai expliqué comment trouver les coordonnées sur Google Earth. Tu veux que je t’explique aussi ? Ou tu préfères que je te dise où c’est ?

Ally me regardait de ses magnifiques yeux bleus.

— Là, tout de suite, je ne peux pas te répondre…

— Bon. De toute façon, si tu veux chercher par toi-même, c’est très facile. Tu verras.

— Oui, mais je vais attendre d’être prête, ai-je tranché en pensant, une fois de plus, que j’étais toujours à la traîne derrière ma sœur.

— Je te mettrai par écrit la méthode à suivre pour localiser les coordonnées, au cas où… Au fait, tu as pu traduire les inscriptions en grec qui sont gravées sur la sphère armillaire ?

— Oui, et je les ai toutes transcrites.

— J’aimerais vraiment savoir ce que Pa a choisi pour moi. Tu veux bien me dire ce que c’est ?

— Je ne m’en souviens pas exactement, mais je te le noterai dès que je retournerai au Pavillon.

— Merci.

J’ai mordu dans un des sandwichs. Pour la énième fois, je regrettais de ne pas ressembler davantage à Ally. Elle prenait les choses comme elles venaient, elle n’avait jamais peur de ce que la vie jetait sur son chemin. La carrière qu’elle s’était choisie – seule face au danger, à des vagues capables de retourner en un instant son fragile voilier – constituait une parfaite métaphore de sa personnalité. De nous toutes, c’était celle qui se sentait le mieux dans sa peau. Ally ne succombait jamais au pessimisme ; de chaque écueil de la vie, elle tirait une leçon positive et continuait à aller de l’avant.

Elle a repris d’un air songeur :

— Toi et moi, nous sommes les dépositaires des informations dont nos sœurs ont besoin pour explorer leur passé.

— En effet, mais il est peut-être trop tôt pour nous toutes de faire ce voyage en suivant les indices laissés par Pa.

— Oui, peut-être, a-t-elle soupiré. D’autant que la régate des Cyclades commence. Je vais devoir partir très vite… À dire vrai, Maia, après ce que j’ai vu il y a deux jours, je redoute un peu de me retrouver sur l’eau…

Son visage affichait une expression de fragilité qui m’a surprise. Cela contrastait tellement avec l’image que je me faisais d’Ally.

— Je comprends. Tout se passera bien, j’en suis sûre.

— Je l’espère. C’est la première fois que je me sens inquiète, depuis que je participe à des courses.

— Tu as consacré ta vie à la voile, Ally. Ne te laisse pas démonter par un événement que le hasard a mis sur ta route.

— Oui, tu as raison. Je vais tout faire pour que mon équipe gagne. Je le dois à Pa. Merci, Maia. Tu sais, je réfléchis parfois à cette passion pour le bateau qui s’est emparée de moi… Tu te rappelles comment je voulais désespérément devenir flûtiste quand j’étais plus jeune ? Mais ensuite, la mer a pris toute la place.

— Bien sûr que je me rappelle, ai-je répondu en souriant. Tu as beaucoup de talents, Ally, mais j’avoue que je suis nostalgique de l’époque où je t’entendais jouer de la flûte.

— C’est drôle. Moi aussi, depuis quelque temps, je m’aperçois que la musique me manque. Bref. Et toi, ça va aller, toute seule ici ?

— Oui. Ne t’inquiète pas, et puis, je ne suis pas seule. J’ai Ma, et mon travail… Tout ira bien.

— Tu pourrais peut-être me rejoindre sur mon bateau à la fin de l’été ? On se promènerait quelques jours… Dans le golfe de Naples, par exemple. C’est magnifique. Et j’apporterais ma flûte à bord, a-t-elle ajouté avec un fin sourire.

— C’est une idée formidable, mais on verra. J’ai un planning de travail assez chargé…

— On a réservé deux places sur un vol pour Heathrow ! a claironné CeCe en arrivant sur la terrasse. Christian nous emmène à l’aéroport dans une heure.

— Je vais essayer de trouver un vol pour Nice, a dit Ally en se levant brusquement. Comme ça, je pourrais partir en même temps que vous. Et, Maia… N’oublie pas de me noter la traduction du grec, hein ? a-t-elle ajouté avant de disparaître dans la maison.

Je me suis tournée vers CeCe.

— Tout s’est bien passé avec Georg ?

CeCe s’est contentée de hocher la tête, puis s’est assise à côté de moi.

— Alors, tu as traduit les inscriptions ?

— Oui.

— Et Ally m’a dit qu’elle avait localisé toutes nos coordonnées.

— Tu as ouvert ta lettre ?

— Non. Star et moi, on préfère attendre d’avoir un moment tranquille toutes les deux pour les lire. Si tu pouvais écrire nos phrases sur un papier et me le donner… J’ai demandé à Ally de faire pareil avec les coordonnées.

— Pour ton inscription, CeCe, pas de problème. Mais Pa précise dans sa lettre que je dois les remettre à chacune en main propre. Donc je donnerai la sienne directement à Star, ai-je conclu en m’étonnant moi-même de ma capacité à mentir.

CeCe a haussé les épaules.

— D’accord. De toute façon, on se les montrera.

Soudain, elle m’a fixé droit dans les yeux.

— Et toi ? Qu’est-ce que tu vas faire, toute seule ici sans Pa ?

— J’ai mon travail…

— D’accord, mais c’est quand même pour lui que tu vivais ici. En tout cas, si tu veux venir nous voir à Londres quand on aura trouvé un appartement, ça nous ferait très plaisir à toutes les deux. J’ai déjà contacté une agence immobilière.

— C’est très gentil de ta part, CeCe. Je t’appellerai.

— Parfait. Dis, Maia… je peux te demander quelque chose ?

— Évidemment.

— Tu crois que… À ton avis, est-ce que Pa m’aimait bien ?

— Quelle question ! Bien sûr que oui. Il nous aimait toutes.

— C’est juste que…

CeCe s’est mise à pianoter sur la table, de ses doigts aux ongles rongés.

— Qu’est-ce qui te tracasse ?

— Pour être honnête, j’ai peur de lire la lettre. C’est vrai, je suis quelqu’un qui ne montre pas beaucoup ses émotions, et j’ai l’impression que je n’étais pas très proche de Pa. Je ne suis pas idiote, je sais bien que les gens me trouvent brusque et trop terre à terre – sauf Star, évidemment – mais je ressens quand même tout, à l’intérieur. Tu comprends ?

Touchée par cet aveu inattendu de CeCe, j’ai tendu la main pour effleurer la sienne.

— Je comprends parfaitement. Mais, tu sais, CeCe, je n’oublierai jamais ton arrivée à la maison. Ma n’en revenait pas de voir notre père ramener encore un bébé, juste après Star. Quand j’ai demandé à Pa pourquoi nous avions une autre sœur si rapidement, il m’a répondu : « Parce qu’elle est tellement extraordinaire, je ne pouvais tout simplement pas la laisser. » Et il avait raison.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment.

Pour la première fois, j’ai vu CeCe au bord des larmes.

— Merci, Maia, a-t-elle dit avec gratitude. Bon, je vais chercher Star. On part bientôt.

Elle s’est levée pour rentrer dans la maison, et, tout en la suivant des yeux, j’ai pensé que la mort de Pa nous avait déjà beaucoup changées.

* * *

Une heure plus tard, après avoir remis à chacune la traduction de son inscription, je me suis retrouvée encore une fois en train de dire au revoir sur la jetée. À bord de la vedette qui s’éloignait à vive allure, Ally, CeCe et Star repartaient vers leurs vies. De retour au Pavillon, tout en me servant un verre de vin, j’ai pensé que je pourrais passer une année entière à sillonner le globe pour répondre à leurs invitations, si je le voulais.

En attendant, j’habitais toujours sur les lieux de mon enfance. Mais l’idée m’a soudain traversée qu’il y avait eu un autre endroit avant celui-ci. Une vie dont je ne conservais aucun souvenir et dont je ne savais rien.

Prise d’une farouche détermination, j’ai filé droit dans mon bureau et ai allumé mon ordinateur. Peut-être était-il temps pour moi de découvrir qui j’étais. D’où je venais. À quel monde j’appartenais.

Mes mains tremblaient sur le clavier quand je suis allée sur Google Earth. J’ai tapé les coordonnées géographiques, comme Ally me l’avait indiqué, puis, retenant mon souffle, j’ai attendu que l’ordinateur me montre où chercher mes racines. Le petit rond a tourné sur l’écran – tel un globe sur son axe – pendant un temps qui m’a paru infini. Enfin, les détails sont apparus sous mes yeux. Et le lieu de ma naissance m’a été révélé.