18

Six semaines après avoir quitté Rio, le paquebot accosta gracieusement dans le port du Havre, en France. Les da Silva Costa montèrent comme prévu à bord du train pour Paris, où une voiture qui les attendait devant la gare les conduisit à un élégant appartement de l’avenue de Marigny, à quelques pas des Champs-Élysées. Heitor avait loué un bureau non loin de là, afin d’y recevoir les nombreux experts dont il souhaitait prendre le conseil avant de finaliser la structure de son Christ.

Il était convenu aussi que la famille l’accompagnerait en Italie et en Allemagne lorsqu’il s’y rendrait pour rencontrer deux sculpteurs de renom.

Bel sut dès son arrivée qu’elle ne se lasserait pas de Paris. Le premier soir, lorsqu’ils eurent fini de dîner, elle ouvrit la fenêtre dans la pièce haute de plafond qu’elle partageait avec Maria Elisa et se pencha à l’extérieur, inspirant à pleins poumons cette odeur étrangère, frissonnant dans l’air nocturne. C’était le début du printemps, mais alors qu’à Rio le thermomètre grimpait rapidement vers les chaleurs de l’été, ici, la température dépassait à peine dix degrés.

Elle regarda les Parisiennes qui se promenaient sur l’avenue, donnant le bras à leurs cavaliers. Chacune lui paraissait un modèle d’élégance, dans le style garçonne inspiré par la maison Chanel, avec des lignes simples, longilignes, et des jupes à hauteur du genou qui exilaient dans un lointain passé les lourdes robes à corset auxquelles Bel était habituée.

Elle soupira, et, dénouant sa luxuriante chevelure, se demanda si elle oserait adopter la nouvelle coupe courte à la mode. Son père, bien sûr, la déshériterait – lui qui aimait tant ses cheveux, sa « couronne de reine », disait-il. Mais pour la première fois, elle se trouvait à des milliers de kilomètres de lui et échappait à son emprise.

Saisie d’une folle excitation, elle se pencha un peu plus pour admirer, vers la gauche, les lumières de la Seine et, au-delà, les quartiers de la Rive gauche. Elle avait tant entendu parler de ces artistes bohèmes qui habitaient Montmartre et Montparnasse ; les modèles qui acceptaient de poser nues pour Picasso et le poète Jean Cocteau, aux mœurs scandaleuses que l’on disait nourries à l’opium, et dont même la presse de Rio publiait les hauts faits.

Elle avait retenu de ses leçons d’histoire de l’art que la Rive gauche, autrefois hantée par Degas, Cézanne et Monet, était maintenant devenue le quartier général d’une génération bien plus audacieuse, sous la houlette des surréalistes. Des écrivains comme F. Scott Fitzgerald et sa superbe femme, Zelda, avaient été pris en photo à La Closerie des Lilas, assis avec leurs célèbres amis artistes autour d’une bouteille d’absinthe. D’après ce qu’elle en savait, tout ce monde-là menait une vie fantasque où l’on passait ses journées à boire et ses nuits à danser.

Maria Elisa interrompit le cours de ses pensées en entrant dans la chambre.

— C’est l’heure d’aller au lit, Bel. Ce voyage m’a épuisée. Tu veux bien fermer la fenêtre, s’il te plaît ? Il fait un froid glacial ici.

Bel obéit à contrecœur et alla enfiler sa chemise de nuit dans la salle de bains.

Dix minutes plus tard, elles étaient couchées côte à côte dans leurs lits jumeaux.

— Mon Dieu, qu’est-ce qu’on gèle à Paris ! souffla Maria Elisa en frissonnant sous ses draps. Tu ne trouves pas ?

— Non, pas vraiment, répondit seulement Bel en tendant la main pour éteindre la lampe de chevet. Bonne nuit, Maria Elisa, dors bien.

Allongée dans le noir, Bel songea avec impatience à ce qu’elle allait découvrir dans cette ville. Elle imaginait les foules ardentes, les esprits libres et fougueux qui, de l’autre côté du fleuve, s’adonnaient à une existence si exaltante. Et, à cette pensée, une chaleur intense l’envahit.

* * *

Le lendemain matin, Bel, levée et habillée dès huit heures, n’attendait qu’une chose : sortir pour arpenter les rues de Paris et s’imprégner de leur atmosphère. Heitor était seul à table lorsqu’elle arriva dans la salle à manger.

Il leva les yeux vers elle, son stylo dans une main, sa tasse de café dans l’autre.

— Bonjour, Izabela. Tout va bien ?

— Oui, très bien. Je ne vous dérange pas ?

— Pas du tout. Je suis même content d’avoir de la compagnie. Je croyais que j’allais prendre mon petit déjeuner en solitaire… Ma femme se plaint de n’avoir pas fermé l’œil de la nuit, à cause du froid.

— Votre fille aussi, raconta Bel. Elle a demandé à la femme de chambre de lui apporter un plateau au lit. Elle craint d’avoir attrapé un rhume.

— Quant à vous, à voir votre mine resplendissante, on dirait que vous avez été épargnée, fit remarquer Heitor.

— Oh moi, je me serais levée ce matin même si j’avais une pneumonie, répliqua Bel tandis que la domestique lui servait du café. Comment peut-on être malade à Paris ?

Attrapant une pâtisserie de forme insolite dans un panier posé au centre de la table, elle l’examina avec intérêt.

— C’est un croissant, expliqua Heitor. Délicieux quand on le mange tout chaud, avec de la confiture. Moi aussi, j’adore cette ville, mais, hélas, je n’en profiterai guère. J’ai une foule de rendez-vous.

— Avec des sculpteurs ?

— Oui. Je suis enchanté, bien sûr. Et je dois aussi rencontrer un spécialiste du béton armé. Cela paraît moins romantique, mais c’est potentiellement la clé de mon projet.

— Vous êtes déjà allé à Montparnasse ? osa interroger Bel – elle mordit dans le croissant, qui séduisit aussitôt ses papilles.

— Oui, mais c’était il y a longtemps. Quand j’étais jeune, pendant mon premier voyage. Ainsi, vous êtes attirée par la Rive gauche et ses habitants… originaux ?

Bel surprit une étincelle malicieuse dans les yeux d’Heitor.

— Oui. Enfin… C’est là qu’ont travaillé tellement de grands artistes. J’aime beaucoup Picasso.

— Ah, vous défendez le mouvement cubiste ?

— Non, non. Je ne suis pas une experte… Mais j’ai pris des leçons d’histoire de l’art à Rio, et depuis, le sujet m’intéresse.

— Alors, je ne m’étonne plus que vous ayez envie d’explorer les quartiers bohèmes. Attention, senhorita. C’est un univers très… décadent, comparé à Rio.

— Comparé à partout ailleurs, j’imagine ! dit Bel. Ces gens vivent différemment, ils essaient d’autres idées, ils font avancer le monde de l’art…

— Oui, c’est vrai. Je crois pourtant que j’aurais un problème si je m’inspirais de Picasso pour mon Cristo ! déclara Heitor avec un petit rire. Ce n’est donc pas à Montparnasse que je compte orienter mes recherches. À présent, pardonnez ma grossièreté, mais je dois vous abandonner. J’ai mon premier rendez-vous dans une demi-heure. Merci pour votre compagnie, ajouta-t-il en rassemblant ses papiers. J’apprécie beaucoup nos conversations.

— Moi aussi, répondit Bel timidement.

Après l’avoir saluée du menton, Heitor sortit.

* * *

À l’heure du déjeuner, Maria Elisa avait de la fièvre et on fit venir un médecin. La mère ne se sentant guère mieux que la fille, il leur prescrivit à toutes les deux de garder le lit et de prendre de l’aspirine jusqu’à ce que la fièvre retombe. Bel errait dans l’appartement comme un animal en cage. À l’idée que Paris l’attendait, là, dehors, la compassion qu’elle aurait dû éprouver pour Maria Elisa cédait place au ressentiment.

Je suis méchante et affreusement égoïste, se réprimanda-t-elle, assise à la fenêtre, contemplant l’activité vibrante de la rue au-dessous.

Enfin, vaincue par l’ennui, elle accepta de jouer aux cartes avec les deux jeunes frères de Maria Elisa, pendant que les heures de cette première journée s’écoulaient une à une.

* * *

La convalescence de Maria Georgiana et de Maria Elisa s’éternisait. Au bout d’une semaine, alors qu’elle n’avait pas une seule fois mis le nez dehors, Bel rassembla son courage et demanda à Maria Georgiana l’autorisation de faire une courte promenade dans l’avenue pour s’aérer un peu. La réponse, comme elle s’y attendait, fut négative.

— Sûrement pas sans quelqu’un pour t’accompagner, Izabela. Et ni moi ni Maria Elisa ne sommes encore en état de sortir. Nous aurons tout le temps de visiter Paris à notre retour de Florence, déclara fermement Maria Georgiana.

Bel se sentait comme un prisonnier affamé, qui voit à travers les barreaux de sa cellule une boîte de délicieux chocolats hors d’atteinte, à quelques millimètres à peine.

Ce fut Heitor qui vint à son secours. Durant toute la semaine, ils s’étaient retrouvés ensemble à la table du petit déjeuner, et malgré ses préoccupations, il avait tout de même remarqué qu’elle semblait souffrir de la solitude.

— Izabela, aujourd’hui je dois rendre visite au sculpteur Paul Landowski à Boulogne-Billancourt. Nous avons déjà échangé par lettre et par téléphone, mais je vais à son atelier afin qu’il me montre son travail. C’est mon candidat favori pour l’instant, bien que j’aie d’autres artistes à voir en Italie et en Allemagne. Aimeriez-vous m’accompagner ?

— Je… je serais très honorée, senhor. Mais je ne voudrais pas être une gêne pour vous.

— Sûrement pas. Je comprends que vous devez vous ennuyer, à force de rester enfermée ici… Pendant que je m’entretiendrai avec Landowski, un de ses assistants pourra vous faire visiter l’atelier.

— Senhor da Silva Costa, c’est une proposition qui me ravit, répondit Bel avec ferveur.

— Je vous dois bien cela, reprit Heitor. Après tout, votre futur beau-père est membre du Cercle catholique qui a soutenu l’idée de construire un monument au sommet du Corcovado et contribué à réunir les fonds nécessaires. Je serais extrêmement embarrassé de vous ramener à Rio sans vous avoir montré les richesses culturelles de l’Ancien Monde.

* * *

Depuis la voiture qui passait sur la Rive gauche après avoir franchi le pont de l’Alma, Bel scrutait les rues et les terrasses des cafés comme si elle s’attendait à y voir assis Picasso en personne.

— L’atelier de Landowski est assez loin d’ici, expliqua Heitor. Je crois qu’il ne se soucie pas trop de boire avec ses copains dans les rues de Montparnasse. Il préfère travailler. Et bien sûr, comme il a une famille, ce n’est pas si facile pour lui de trouver à se loger sur la Rive gauche.

— Son nom ne semble pas français, dit Bel, un peu déçue d’apprendre que Landowski n’appartenait pas au cercle qu’elle avait tant envie de découvrir.

— Non, il est d’origine polonaise, mais je crois que sa famille vit en France depuis plus de soixante-dix ans. Apparemment, il n’a pas le caractère capricieux de certains de ses contemporains. Il se rattache néanmoins au style art déco, qui devient très en vogue en Europe, je pense qu’il pourrait être un candidat parfait pour mon Christ.

— Art déco ? interrogea Bel. Je ne connais pas.

— Hmm…, comment expliquer ça ? murmura Heitor dans sa barbe. Eh bien, l’idée est de représenter tout ce que nous voyons dans le monde, par exemple, une table, une robe, ou même un être humain, de manière géométrique. Sans ornement ni romantisme, avec une rigueur classique et une grande simplicité… comme le Christ aurait souhaité qu’on le montre, je crois.

Autour d’eux, le paysage urbain prenait des allures de campagne et cédait place à un habitat plus clairsemé. Ironie du sort, pensa Bel, au moment où elle réussissait enfin à s’échapper de l’appartement, on l’emmenait loin du cœur vibrant de la ville qu’elle espérait tant explorer.

Après s’être égaré plusieurs fois au long de routes secondaires, le chauffeur tourna enfin dans l’allée d’une vaste maison.

— Nous y sommes, dit Heitor.

Il descendit aussitôt de voiture, les yeux pétillants d’impatience. Bel lui emboîta le pas. Au même instant, une silhouette mince pourvue d’une crinière grisonnante et d’une longue barbe apparut sur un côté de la maison, vêtue d’un pantalon taché de glaise, et s’avança vers eux. Les deux hommes échangèrent une poignée de main, puis s’engagèrent dans une conversation des plus sérieuses. Bel demeurait en retrait afin de ne pas les gêner, et plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’Heitor ne se rappelle soudain sa présence.

— Toutes mes excuses, senhorita, dit-il en se tournant vers elle. Puis-je vous présenter le professeur Paul Landowski. Professeur… la senhorita Izabela Bonifacio.

Landowski saisit délicatement les doigts de la jeune fille et les porta à ses lèvres. Puis il regarda sa main et, à la surprise de Bel, en caressa les contours de l’index.

— Mademoiselle, vous avez des doigts magnifiques. Ne trouvez-vous pas, monsieur da Silva Costa ?

— À mon grand regret, je n’y avais pas prêté attention, répondit Heitor. Mais oui, senhor, c’est vrai.

— Allons-y, déclara brusquement Landowski en lâchant la main de Bel. Je vais vous montrer mon atelier, puis nous discuterons plus en détail de votre vision du Christ.

Bel suivit les deux hommes dans le jardin. Ici, remarqua-t-elle, la végétation était encore en sommeil – verte mais sans fleurs –, alors que chez elle, la nature se parait de couleurs éclatantes tout au long de l’année.

Landowski les conduisit à une construction qui ressemblait à une grange dans le fond du jardin. De larges panneaux de verre laissaient passer la lumière sur les côtés. À l’intérieur, dans un coin, un jeune homme était penché sur un buste en argile. Tout à sa concentration, il ne leva même pas les yeux quand ils entrèrent.

— Je travaille à une sculpture de Sun Yat-Sen, et ses yeux me donnent du fil à retordre. Évidemment, on ne peut pas les traiter comme nos yeux d’Occidentaux, expliqua Landowski. Mon assistant essaie d’améliorer mes efforts.

— Vous travaillez plutôt l’argile ou la pierre, professeur Landowski ? demanda Heitor.

— Je me plie aux souhaits du client. Quelle idée avez-vous pour votre Christ ?

— J’ai pensé au bronze, bien sûr, mais je crains que le vent et la pluie ne finissent par altérer l’image de Notre Seigneur. Et puis, je préférerais qu’il apparaisse vêtu de clair, tout là-haut au-dessus de Rio.

— Je comprends, dit Landowski. Mais vous envisagez une hauteur de trente mètres… Il sera impossible de hisser une statue en pierre de cette taille jusqu’au sommet de la montagne, sans parler de la dresser.

— Bien sûr. C’est pourquoi j’ai conçu la structure architecturale que j’espère finaliser ici, pendant mon séjour en Europe. Je crois qu’il faut d’abord construire une armature, puis appliquer le revêtement du Cristo morceau par morceau, à Rio.

— Bien. À présent que vous avez vu l’atelier, je vous propose de venir dans mon bureau à la maison, je vous montrerai mes esquisses. Mademoiselle, dit Landowski en se tournant vers Bel, préférez-vous rester ici pendant que nous conversons entre hommes ? Ou seriez-vous plus à l’aise au salon avec ma femme ?

— Je serais ravie de passer un moment ici, monsieur, répondit Bel. C’est un privilège de contempler de si près le travail d’un artiste.

— Si vous lui demandez gentiment, mon assistant abandonnera peut-être l’orbite de Sun Yat-Sen pour vous offrir un rafraîchissement.

Landowski accompagna ses paroles d’un geste du menton en direction du jeune homme, puis sortit avec Heitor.

Mais l’assistant ne sembla pas s’apercevoir de la présence de Bel, tandis qu’elle se promenait dans l’atelier sans oser s’approcher de lui. Le mur du fond était occupé par un énorme four, qui servait probablement à cuire l’argile. Sur la gauche, derrière des cloisons, s’ouvraient deux pièces : l’une, un cabinet de toilette rudimentaire, équipé d’un évier autour duquel s’entassaient des sacs d’argile ; l’autre, une petite cuisine dépourvue de fenêtres. Jetant un coup d’œil par la verrière latérale, elle vit un amoncellement d’énormes pierres de formes et de tailles diverses, d’où Landowski tirerait sans doute ses futures œuvres.

Bel repéra une vieille chaise en bois et alla s’asseoir. Elle observa l’assistant, tête inclinée, qui travaillait assidûment. Dix minutes plus tard, alors que la pendule sonnait midi, il s’essuya les mains sur sa chemise et leva soudain les yeux.

— C’est l’heure du déjeuner, annonça-t-il – et, regardant Bel pour la première fois, il sourit. Bonjour, mademoiselle. Pardonnez-moi de vous avoir délaissée, mais je devais me concentrer sur cet œil. C’est un travail assez délicat

Il avait gardé jusque-là la tête penchée et Bel n’avait pas vu son visage. Quand elle le découvrit, elle éprouva une drôle de sensation au creux de l’estomac.

Comme il s’approchait d’elle, elle se leva aussitôt de sa chaise.

Il s’arrêta à un mètre d’elle et la considéra intensément.

— Nous sommes-nous déjà rencontrés ? J’ai l’impression de vous connaître.

— Non, je crains que ce soit impossible. Je viens d’arriver de Rio de Janeiro.

— Alors, je me trompe. (Il hocha pensivement la tête.) Je ne vous serre pas la main, la mienne est couverte de terre. Si vous voulez bien m’excuser un moment, je vais me nettoyer.

— Je vous en prie, dit Bel, dont la voix n’était plus qu’un murmure.

Elle se laissa alors retomber sur la chaise, étourdie, le souffle coupé. Aurait-elle attrapé froid, elle aussi ? se demanda-t-elle, pensant à Maria Elisa et à sa mère.

Cinq minutes plus tard, le jeune homme réapparut. Il avait ôté son tablier et revêtu une chemise propre. Comme dans un rêve, Bel se vit avancer la main vers lui, passer les doigts dans ses longs cheveux bouclés, caresser sa joue pâle, suivre l’arête de son nez aquilin et les contours de ses lèvres pleines. Il ressemblait à Heitor, pensa-t-elle, avec ses yeux verts à l’expression lointaine : physiquement présent, mais l’esprit ailleurs.

Bel s’aperçut soudain qu’il remuait les lèvres et qu’un son sortait de sa bouche. Il lui demandait comment elle s’appelait… Sortant de sa vision, choquée par les images qui l’avaient assaillie à son corps défendant, elle tenta de se ressaisir.

— Mademoiselle… Vous vous sentez bien ? On croirait que vous avez vu un fantôme.

— Excusez-moi, je… j’étais distraite. Je m’appelle Izabela, Izabela Bonifacio.

— Ah, comme la reine d’Espagne, dit-il.

— Et comme la défunte princesse du Brésil, corrigea Bel.

— J’avoue que je connais mal votre pays et son histoire. Hormis le fait que vous êtes nos rivaux et pensez produire le meilleur café au monde.

— En tout cas, les meilleurs grains, répliqua-t-elle, sur la défensive, puis, espérant qu’il ne la jugerait pas trop sotte, elle ajouta : Pour ma part, je sais beaucoup de choses sur votre pays.

— C’est normal. Notre culture s’exporte au-delà des mers depuis des centaines d’années, alors que la vôtre en est encore à ses débuts. Mais je ne doute pas qu’elle rayonnera aussi.

Après une brève pause, il reprit :

— Puisque le professeur et votre ami l’architecte vous ont abandonnée, permettez-moi de vous offrir à déjeuner, et vous me parlerez un peu du Brésil.

— Je…

Bel regarda par la fenêtre, vaguement troublée par l’inconvenance de la situation. Que penseraient son père et son fiancé s’ils la voyaient, seule avec un homme qu’elle ne connaissait pas ?

Percevant son embarras, le jeune assistant la rassura d’un geste désinvolte de la main.

— Leur conversation risque de durer des heures, et je peux vous assurer qu’ils vous ont complètement oubliée. Si vous ne voulez pas mourir de faim, asseyez-vous à la table, là-bas, pendant que je nous prépare à déjeuner.

Il se dirigea vers la cuisine qu’elle avait aperçue plus tôt.

— Excusez-moi, monsieur…, dit-elle. Comment vous appelez-vous ?

Il s’arrêta net et fit volte-face.

— Oh, je suis d’une grossièreté impardonnable. Je m’appelle Laurent, Laurent Brouilly.

Bel prit place à la table en bois brut nichée dans un recoin de l’atelier. Un petit rire s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle considéra à nouveau sa position, pour le moins inhabituelle. Non seulement elle se trouvait seule avec un jeune homme, mais en plus il préparait le déjeuner. Elle qui n’avait jamais vu Pai pénétrer dans leur cuisine, sans parler de manier un ustensile…

Quelques minutes plus tard, Laurent revint chargé d’un plateau sur lequel il avait posé deux baguettes – ce pain délicieux qu’elle avait découvert depuis son arrivée à Paris –, deux gros morceaux d’un fromage très odorant, un pichet en terre cuite et deux verres.

Après avoir posé le tout sur la table, il remplit généreusement les deux verres d’un liquide jaune doré et lui en tendit un.

— Vous buvez du vin même quand vous ne mangez que du pain et du fromage ? s’émerveilla-t-elle.

— Mademoiselle, nous sommes français. Nous buvons du vin avec n’importe quoi, n’importe quand. Santé, dit-il en levant son verre.

Il avala une bonne gorgée, tandis que Bel trempait timidement ses lèvres dans le vin. Elle le regarda ensuite rompre un morceau de baguette, l’ouvrir en deux et y glisser plusieurs tranches de fromage. N’osant pas demander une assiette, elle l’imita.

Jamais un repas si simple ne lui avait paru aussi délicieux, songea-t-elle en mangeant avec ses doigts, délicatement, pour la première fois de sa vie. Laurent, lui, mordait à grosses bouchées dans son sandwich et mâchait vigoureusement, sans la quitter des yeux.

— Que regardez-vous ? finit-elle par demander, gênée.

— Vous, répondit-il en vidant son verre et en se resservant.

— Pourquoi ?

Il but encore une rasade, puis haussa les épaules de cette manière typiquement française qu’elle avait identifiée à force de l’observer sous ses fenêtres.

— Parce que, Mademoiselle Izabela, vous êtes un spectacle à couper le souffle.

Aussi impudente fût-elle, cette réponse la fit tressaillir de plaisir.

— N’ayez pas l’air si horrifié, mademoiselle. Je suis sûr qu’une femme comme vous se l’est entendu dire des milliers de fois. Vous devez avoir l’habitude de susciter l’admiration.

Bel réfléchit, et s’avoua qu’en effet, elle attirait les regards. Mais aucun ne lui avait jamais paru aussi intense que celui-
ci.

— Est-ce qu’on vous a déjà représentée en peinture ? Ou en sculpture ? demanda-t-il.

— Une fois, oui, quand j’étais enfant. Mon père a fait faire mon portrait.

— Une seule fois ? Vous m’étonnez. Donc on ne se bouscule pas à Montparnasse pour vous peindre ?

— Je suis à Paris depuis une semaine, monsieur, et je ne suis encore allée nulle part.

— Eh bien, maintenant que je vous ai dénichée, je suis d’avis qu’on ne laisse aucun de ces grossiers personnages s’approcher de vous, dit-il avec un grand sourire.

— J’adorerais visiter Montparnasse, soupira Bel, mais on ne me le permettra sans doute pas.

— Bien sûr que non. Tous les parents préféreraient que leur fille se noie dans la rivière plutôt que de perdre leur vertu et leur cœur sur la Rive gauche. Où logez-vous ?

— Dans un appartement avenue de Marigny, à côté des Champs-Élysées. J’ai été invitée par la famille da Silva Costa. Ce sont mes gardiens.

— Et ils ne sont pas impatients de découvrir tout ce que Paris a à offrir ?

— Non.

— Eh bien, mademoiselle, reprit-il, tous les artistes le savent, les règles existent pour être brisées, les barrières pour être abattues. Nous n’avons qu’une vie, et nous devons la vivre en suivant nos désirs.

Bel garda le silence, mais l’euphorie qu’elle éprouvait – parce qu’enfin elle rencontrait une âme pareille à la sienne – la submergea et des larmes lui montèrent aux yeux. Laurent s’en aperçut immédiatement.

— Pourquoi pleurez-vous ?

— Au Brésil, c’est très différent. Nous obéissons aux règles.

— Je comprends, mademoiselle, dit-il avec douceur. Et je vois que vous vous êtes déjà inclinée, fit-il en désignant la bague de fiançailles à son doigt. Vous allez vous marier ?

— Oui, à mon retour d’Europe.

— Et vous êtes heureuse de cette union ?

La franchise de sa question prit Bel de court. Cet homme était un étranger qui ne savait rien d’elle, et pourtant ils partageaient du vin, du pain et du fromage, et surtout, se parlaient librement comme s’ils se fréquentaient depuis toujours. Si telles étaient les mœurs bohèmes, décida Bel, alors, oui, c’était ainsi qu’elle voulait vivre.

— Gustavo, mon fiancé, sera un mari loyal et aimant, répliqua-t-elle en choisissant soigneusement ses mots. De plus, mentit-elle, je ne pense pas que le mariage repose essentiellement sur l’amour.

Il la dévisagea un moment, puis soupira et secoua la tête.

— Mademoiselle, une vie sans amour, c’est comme un Français sans vin, ou un être humain sans oxygène. (Il soupira.) Mais vous avez peut-être raison… Certains préfèrent d’autres avantages, la richesse et le statut social, par exemple. Pas moi.

Il secoua à nouveau la tête avant de reprendre :

— Je ne pourrai jamais me sacrifier sur l’autel du matérialisme. Si je dois passer ma vie avec quelqu’un, je veux me réveiller tous les matins et contempler les yeux de la femme que j’aime. Je suis étonnée de voir que vous êtes prête à y renoncer, car même si je vous connais peu, je vois déjà le cœur passionné qui bat dans votre poitrine.

— Monsieur, je vous en prie…

— Pardonnez-moi, mademoiselle, je vais trop loin. Il suffit ! Mais j’aimerais beaucoup avoir l’honneur de vous représenter en sculpture. Verriez-vous un inconvénient à ce que je sollicite de monsieur da Silva Costa l’autorisation d’exercer mon art en vous prenant comme modèle ?

— Vous n’avez qu’à lui poser la question, mais je… je ne pourrai pas…

— Rassurez-vous, mademoiselle, reprit Laurent en lisant dans ses pensées, je ne vous demanderai pas d’ôter vos vêtements. En tout cas, pas tout de suite, ajouta-t-il.

Bel resta sans voix. L’insinuation contenue dans ces propos l’effrayait et l’électrisait tout à la fois. Elle fit une tentative désespérée pour changer de sujet.

— Où habitez-vous ? demanda-t-elle.

— En bon artiste qui se respecte, je loue une mansarde avec six compagnons dans une petite rue de Montparnasse.

— Vous travaillez pour le professeur Landowski ?

— Je n’utiliserais pas cette expression, vu qu’il me donne seulement du pain, du vin et du fromage en échange de mes services, expliqua Laurent. En outre, quand les invités de passage sont trop nombreux dans la mansarde, il me laisse parfois dormir ici sur une palette. J’ai encore beaucoup à apprendre, et il n’y a pas meilleur maître que Landowski. Comme d’autres ont exploré le surréalisme en peinture, Landowski introduit l’art déco dans la sculpture. Il est très en avance sur son temps. C’était mon professeur aux Beaux-Arts, et quand il m’a choisi pour assistant, j’ai accepté sans me faire prier.

— D’où êtes-vous originaire ? interrogea Bel.

— Quelle importance ? répliqua Laurent avec un petit rire. Vous me demanderez ensuite à quelle classe sociale j’appartiens ? Voyez-vous, Mademoiselle Izabela, le mot d’ordre de tous les artistes à Paris, c’est d’être simplement soi-même ; nous rejetons notre passé et vivons uniquement le présent. Nous nous définissons par notre talent, pas par notre lignée.

« Néanmoins, reprit-il après une gorgée de vin, puisque vous avez posé la question, je vais vous répondre. Je suis d’ascendance noble, ma famille possède un château près de Versailles. Si je n’avais pas refusé la vie qu’on me destinait, en tant que fils aîné, je serais aujourd’hui le comte Quebedeaux Brouilly. Mais mon père a promis de me déshériter lorsque j’ai annoncé que je voulais devenir sculpteur. Donc, comme je vous l’ai dit, je ne suis que moi. Je n’ai pas un centime, et tous mes revenus à l’avenir seront gagnés avec les mains que vous voyez là.

Il guetta sa réaction, mais Bel se taisait. Qu’aurait-elle pu répondre, alors que sa vie à elle reposait entièrement sur les valeurs qu’il dénonçait ?

— Cela vous surprend ? Je vous assure que nous sommes nombreux dans le même cas à Paris. Au moins, mon père n’a pas eu à subir l’ignominie que d’autres fils ont infligée à leur géniteur : je ne suis pas homosexuel.

Bel ouvrit des yeux horrifiés. Comment pouvait-il même énoncer pareille pensée.

— Mais c’est contre la loi ! s’exclama-t-elle spontanément.

Inclinant la tête d’un côté, il la scruta tranquillement.

— C’est mal, juste parce que la société bien-pensante le décrète ?

— Je… je ne sais pas.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, je vous ai choquée.

Voyant la lueur malicieuse dans son regard, Bel comprit qu’il s’amusait à bousculer ainsi ses idées de jeune fille bien éduquée.

Elle but une gorgée de vin pour s’enhardir.

— Ainsi, monsieur Brouilly, l’argent et les biens matériels ne vous intéressent pas ? Vous êtes content de vivre avec rien ?

— Oui, en tout cas pour l’instant, pendant que je suis jeune et en bonne santé, et que j’habite ici, à Paris, le centre du monde. Mais j’admets que je le regretterai peut-être plus tard, quand je serai vieux et infirme et que je n’aurai rien gagné avec mes sculptures. Beaucoup de mes amis artistes, jeunes et sans le sou, sont soutenus par des bienfaiteurs. Cependant, la plupart de ces « mécènes » sont d’horribles douairières qui exigent d’être remerciées d’une autre façon et, moi, je refuse de me soumettre à de telles conditions. C’est une forme de prostitution, tout bonnement.

Encore une fois, Bel fut choquée par cette liberté de langage. Elle avait bien sûr entendu parler des bordels de Lapa, à Rio, où les hommes se rendaient pour satisfaire leurs appétits, mais le sujet n’était jamais abordé en société. Et certainement pas par un homme s’adressant à une femme respectable.

— Je crois que je vous fais vraiment peur, mademoiselle, dit Laurent avec un sourire compatissant.

— Je crois plutôt, monsieur, que j’ai beaucoup à apprendre sur Paris, répondit-elle.

— Sûrement, oui. Peut-être pourriez-vous me prendre comme professeur, pour vous initier aux mœurs de l’avant-garde ? Ah, je vois que les deux compères sont de retour, dit-il en jetant un regard par la fenêtre. Le professeur sourit – ce qui est toujours bon signe.

Les deux hommes entrèrent dans l’atelier, sans cesser de parler. Laurent ramassa les restes du déjeuner et les chargea sur un plateau. Bel y ajouta prestement son verre de vin, inquiète de ce que pourrait penser Heitor.

— Senhorita, dit Heitor en la voyant. Pardon de vous avoir abandonnée si longtemps, mais le professeur Landowski et moi avions beaucoup à nous dire.

— Ce n’est pas grave, répondit vivement Bel. Monsieur Brouilly m’a expliqué… les principes fondamentaux de la sculpture.

— Tant mieux, parfait…

Visiblement distrait, Heitor reprit sa conversation avec Landowski :

— Je pars donc à Florence la semaine prochaine, ensuite à Munich. À mon retour à Paris, le 25, je vous contacterai.

— Très bien, répondit le sculpteur. Mes idées et mon style ne vous conviendront peut-être pas, mais quoi que vous décidiez, sachez que j’admire le courage et la détermination avec lesquels vous vous lancez dans un projet aussi audacieux. Ce serait un plaisir pour moi de relever le défi à vos côtés.

Ils échangèrent une poignée de main, puis Heitor se dirigea vers la porte de l’atelier. Bel le suivit.

— Monsieur da Silva Costa, lança brusquement Laurent. Avant que vous ne partiez, j’ai une faveur à vous demander.

— Qu’est-ce donc ? dit Heitor en se retournant.

— J’aimerais sculpter votre protégée, mademoiselle Izabela. Elle a des traits d’une finesse exquise et je voudrais essayer de leur rendre justice.

Heitor hésita.

— Vous me prenez au dépourvu, je l’avoue. C’est une offre très flatteuse, n’est-ce pas, Izabela ? Si vous étiez ma fille, j’envisagerais peut-être d’accepter. Mais…

Le professeur Landowski s’interposa.

— Vous avez entendu ce qu’on raconte au sujet de ces artistes parisiens dévoyés qui abusent de leurs modèles. Je peux vous assurer, monsieur da Silva Costa, que Brouilly est un homme digne de confiance. Non seulement c’est un sculpteur au talent extrêmement prometteur, mais aussi il travaille sous mon toit. Je me porte personnellement garant de la sécurité de Mademoiselle.

— Merci, professeur, j’en parlerai à ma femme et je vous donnerai la réponse en rentrant de Munich, déclara Heitor.

— Je l’attendrai avec impatience, dit Laurent, qui se tourna vers Bel. Au revoir, mademoiselle.

Bel et Heitor ne parlèrent ni l’un ni l’autre durant le trajet de retour, chacun retiré dans ses pensées. Au moment où la voiture passait aux abords de Montparnasse, Bel se sentit parcourue par une onde d’excitation. Malgré le trouble dans lequel l’avait plongé son déjeuner impromptu avec Laurent Brouilly, pour la première fois de sa vie, elle éprouvait le désir de goûter la vie à pleines dents.