14
En s’éveillant le matin de son dix-huitième anniversaire, Bel regarda par la fenêtre et aperçut de gros nuages noirs qui s’amoncelaient à l’horizon. Le grondement du tonnerre approchait. Bientôt l’orage éclaterait, les cieux s’ouvriraient et déverseraient des trombes d’eau sur Rio et ses malheureux habitants.
Gabriela, qui s’affairait dans la chambre en rappelant à Bel tout ce qu’elle avait à faire ce jour-là, se tourna vers la fenêtre pour examiner le ciel.
— Prions pour que l’orage éclate avant la réception et qu’il ne pleuve plus quand vos invités arriveront ! Quelle catastrophe ce serait pour votre robe si vous deviez sortir de la voiture et marcher dans la boue devant l’hôtel ! Je vais aller à la chapelle et demander à Notre Dame de faire cesser la pluie avant ce soir. Si elle nous ramène le soleil, les flaques auront le temps de sécher. Venez, senhorita Izabela, vos parents vous attendent pour le petit déjeuner, votre père veut vous voir avant de partir à son bureau. C’est un grand jour pour nous tous.
Bel adorait Gabriela, mais elle regretta pour la centième fois que Loen ne soit pas à ses côtés pour vivre cet événement et calmer ses angoisses.
Dix minutes plus tard, elle entrait dans la salle où était dressée la table du petit déjeuner. Antonio se leva et lui ouvrit ses bras.
— Ma précieuse fille ! Te voilà grande maintenant, et je ne pourrais pas être plus fier de toi. Viens embrasser ton Pai.
Bel s’avança entre ses bras forts et protecteurs. Elle huma l’odeur familière, rassurante, de son eau de Cologne et de sa lotion capillaire.
— Va embrasser ta mère maintenant. Ensuite, nous t’offrirons ton cadeau.
— Piccolina, dit Carla, revenant spontanément à l’italien pour exprimer son affection.
Elle se leva de table et embrassa chaleureusement sa fille, puis recula et écarta les bras d’admiration.
— Mon Dieu ! Que tu es belle.
— Une beauté que tu tiens de ta chère mère, précisa Antonio en regardant tendrement sa femme.
Bel vit qu’il avait les yeux pleins de larmes. Son père ne montrait plus guère d’émotions depuis quelque temps, et elle se remémora instantanément l’époque où ils n’étaient qu’une simple famille italienne, avant que Pai ne devienne riche. À cette pensée, sa gorge se serra.
Antonio se pencha pour prendre deux petits coffrets en velours sur la chaise à côté de la sienne.
— Viens voir ce que nous t’avons acheté. Regarde, dit-il en ouvrant impatiemment le plus grand pour révéler son contenu.
Bel retint son souffle en découvrant les bijoux, un magnifique collier en émeraudes et des boucles d’oreilles assorties.
— Pai ! Meu Deus ! Ils sont magnifiques.
Après avoir reçu l’assentiment muet de son père, elle se pencha pour dégager le collier de son écrin tapissé de soie. Les émeraudes étaient serties dans une broderie en or finement ouvragée, de plus en plus grosses jusqu’au centre du bijou où elles encadraient une pierre magnifique qui reposerait au creux de son décolleté.
— Essaie-le, ordonna Antonio avec impatience, en faisant signe à sa femme de venir en aide à la jeune fille.
Quand Carla lui eut attaché le collier, Bel porta la main à sa gorge et caressa le bijou du bout des doigts.
— Avant de te regarder dans la glace, tu dois aussi mettre les boucles d’oreilles, déclara Antonio, et Carla suspendit les fines gouttes d’un vert étincelant aux oreilles de sa fille.
Antonio attira alors Bel devant le miroir accroché au-dessus de la desserte.
— Tu es superbe ! s’exclama-t-il en inspectant le reflet de sa fille, avec les pierres qui se détachaient sur sa peau délicate.
— Pai, il y a là de quoi payer la rançon d’un roi !
— Les émeraudes viennent des mines du Minas Gerais, et j’ai moi-même choisi les pierres avant qu’elles soient taillées.
— Et bien sûr, querida, ta robe de soie crème, brodée de fil vert, a été spécialement conçue pour aller avec ton cadeau d’anniversaire, ajouta Carla.
— Ce soir, déclara Antonio d’un air satisfait, aucune femme ne sera mieux vêtue ni plus richement parée. Quand bien même les autres porteraient les joyaux de la couronne du Portugal !
Toute la joie de Bel retomba soudain, et le ravissement enfantin qu’elle avait éprouvé en découvrant son cadeau s’évanouit. Face à l’image que lui renvoyait le miroir, elle comprit que son père ne se souciait nullement de faire plaisir à sa fille le jour de son anniversaire. Les bijoux, pour lui, n’étaient qu’un moyen supplémentaire d’impressionner les invités importants de la soirée.
Brusquement, les magnifiques pierres vertes qui brillaient à son cou lui parurent vulgaires, terriblement ostentatoires. Elle n’était qu’un support sur lequel son père exhibait les signes de sa richesse… Et ses yeux s’emplirent de larmes.
— Ah, querida, ne pleure pas. Tu es très touchée, je comprends, mais tu ne dois pas te laisser déborder par tes émotions en ce grand jour.
Bel se pressa instinctivement contre sa mère et posa la tête sur son épaule, saisie par une immense peur de l’avenir.
* * *
Quand elle repensait à la réception donnée en l’honneur de son dix-huitième anniversaire au Copacabana Palace, le soir de son entrée – celle de son père, surtout – dans la bonne société de Rio, Bel voyait une série de clichés instantanés.
Les prières de Gabriela à Notre Dame avaient sans doute été entendues. Des trombes d’eau étaient tombées tout l’après-midi, mais à quatre heures, au moment où Bel sortait de son bain et que le coiffeur arrivait pour relever la lourde masse de ses cheveux en chignon sur sa tête, la pluie cessa brusquement. Des fils de minuscules émeraudes – autre cadeau de son père – furent entrelacés dans ses mèches sombres. La robe en satin duchesse envoyée spécialement de Paris, remaniée par la main experte de Madame Duchaine pour mettre en valeur sa poitrine, ses hanches menues et son ventre plat, lui allait comme un gant.
Quand elle arriva à l’hôtel, un attroupement de photographes engagés par Antonio pour couvrir l’événement l’attendait. Elle descendit de voiture et gagna la porte au bras de son père, aveuglée par les flashs.
Le champagne coulait à flots et des plateaux chargés du plus fin des caviars circulèrent toute la soirée, comme s’il s’agissait de vulgaires salgadinhos achetés pour deux sous à des vendeurs de rue.
Après un extravagant dîner de homard thermidor, servi avec les meilleurs vins français, l’orchestre le plus en vue de Rio entama ses premières mesures sur la terrasse. La piscine avait été recouverte d’un plancher pour permettre aux invités de danser sous les étoiles.
Antonio avait refusé catégoriquement que l’on joue de la samba, qui, malgré une popularité croissante, était encore considérée comme la musique des pauvres à Rio. Mais il s’était laissé convaincre par la senhora Santos de glisser çà et là un air entraînant de tango brésilien, chic suprême dans les élégants clubs de Paris et de New York.
Bel se rappelait avoir dansé avec une série de cavaliers. Chaque fois, le contact de leurs doigts sur ses épaules nues l’avait laissée plus indifférente que s’il s’était agi de l’effleurement d’un moustique.
Puis Antonio lui-même avait amené un jeune homme à sa fille.
— Izabela, je te présente Gustavo Aires Cabral. Il t’admire beaucoup et souhaiterait que tu lui accordes une danse.
En entendant son nom, Bel avait immédiatement compris que cet homme malingre, au visage jaune comme du petit-lait, était issu de l’une des plus nobles familles du Brésil.
— Ce serait un honneur pour moi, senhor, avait-elle répondu d’une voix empreinte de respect.
Gustavo était si petit qu’elle devait presque baisser les yeux pour le regarder, et, lorsqu’il se pencha pour lui baiser la main, elle eut une vue plongeante sur son crâne qui commençait déjà à se dégarnir.
— Senhorita, où donc vous cachiez-vous ? murmura-t-il en l’entraînant sur la piste de danse. Vous êtes assurément la plus belle femme de Rio.
Tout le temps que dura la danse, Bel, sans le voir, devina le sourire d’évidente satisfaction sur le visage de son père qui les observait.
Plus tard, une fois coupé son monumental gâteau d’anniversaire, chacun ayant été resservi en champagne pour lui porter un toast, elle sursauta au son d’une brutale explosion. Tous les invités debout sur la terrasse tournèrent la tête en direction du bruit, puis retinrent leur souffle tandis qu’un feu d’artifice était tiré d’un bateau au large de la côte. Des centaines de fusées, de soleils et de fleurs multicolores embrasèrent le ciel de Rio. Au bras de Gustavo, Bel se forçait à sourire.
* * *
Bel se réveilla à onze heures le lendemain. Elle écrivit à Loen – qui, à la fazenda, devait être terriblement impatiente de savoir comment s’était passée la réception –, puis sortit de sa chambre et descendit au salon. Les Bonifacio n’étant pas rentrés avant quatre heures du matin, elle trouva ses parents à la table du petit déjeuner, la mine fatiguée.
— Regarde qui voilà…, susurra Antonio à sa femme. La nouvelle princesa de Rio !
— Bonjour, Pai. Bonjour, Mãe, dit-elle en s’asseyant.
— Comment te sens-tu ce matin, ma chérie ?
— Un peu lasse, reconnut-elle.
— Tu as peut-être abusé du champagne hier ? dit Antonio. C’est mon cas, je l’avoue.
— Non, je n’ai bu qu’une coupe de toute la soirée. Je suis fatiguée, c’est tout. Tu ne vas pas au bureau aujourd’hui, Pai ?
— J’ai pensé que je pouvais bien m’accorder un peu de temps, pour une fois. Des tas de gens ont déjà envoyé un domestique pour nous faire part de leurs remerciements, ajouta-t-il, désignant un plateau en argent sur la table, chargé d’enveloppes diverses. Il y a des invitations pour toi, à déjeuner, à dîner… Et aussi une lettre qui t’est adressée personnellement. Je ne l’ai pas ouverte, bien sûr, mais l’expéditeur apparaît sur le cachet. Lis-la vite, Izabela, nous brûlons d’envie de savoir.
Antonio lui tendit l’enveloppe, qui portait le sceau des Aires Cabral. Bel l’ouvrit et parcourut rapidement le message rédigé sur l’épais papier gaufré.
— Alors ? s’enquit Antonio.
— Gustavo Aires Cabral me remercie pour hier soir et espère me revoir bientôt.
Antonio joignit les mains, transporté de joie.
— Izabela, que tu es futée ! Gustavo descend du dernier empereur du Portugal, rien de moins. C’est une des meilleures familles de Rio.
— Quand je pense qu’il a écrit à notre fille ! s’exclama Carla, ravie elle aussi.
Après un regard aux visages animés de ses parents, Bel soupira.
— Pai, Gustavo m’envoie un mot de remerciement, c’est tout. Il ne me demande pas en mariage.
— Non, querida, mais un jour peut-être… J’ai bien vu qu’il était sensible à tes charmes, et il me l’a dit lui-même. Qui ne le serait pas, du reste ? ajouta-t-il avec un clin d’œil.
Antonio brandit le Jornal do Brasil, montrant une photo de Bel, radieuse, à son arrivée devant le Copacabana Palace.
— Toute la ville ne parle que de toi, ma princesa. Ta vie et la nôtre vont complètement changer, à partir d’aujourd’hui.
* * *
En effet, durant les semaines qui suivirent, tandis que Noël approchait et que la saison des fêtes battait son plein à Rio, Bel fut emportée par un véritable tourbillon. Madame Duchaine assembla d’autres robes à mesure que les invitations se succédaient, bals, opéra, dîners dans de somptueuses résidences privées, autant d’obligations dont Bel s’acquitta avec une aisance irréprochable grâce à l’éducation sans faille dispensée par la senhora Santos.
Gustavo Aires Cabral, que Maria Elisa et Bel surnommaient en secret « le furet » à cause de son physique et de la façon dont il tournait autour de Bel, assistait à la plupart de ces événements.
Le soir de l’ouverture de Don Giovanni au Théâtre municipal, il vint trouver Bel avant le lever du rideau et insista pour qu’elle monte à sa loge durant l’entracte, afin qu’il puisse la présenter à ses parents.
Maria Elisa haussa les sourcils en regardant Gustavo s’éloigner parmi la foule, sa coupe de champagne à la main.
— Tu devrais te sentir honorée. Ses parents sont les derniers survivants à Rio de ce qui s’approche le plus de la royauté. En tout cas, ajouta-t-elle en pouffant, ils se comportent comme tels.
Aussi, lorsqu’on la conduisit à la loge de Gustavo pendant l’entracte, Bel se retrouva-t-elle à faire la révérence, comme si elle était face au vieil empereur lui-même. La mère de Gustavo, Luiza Aires Cabral, hautaine et abondamment parée de diamants, posa sur elle un regard perçant.
— Senhorita Bonifacio, vous êtes aussi belle qu’on le dit, déclara-t-elle dignement.
— Merci, répondit Bel, intimidée.
— Et vos parents ? Sont-ils ici ? Je ne crois pas avoir eu le plaisir de les rencontrer.
— Non, ils ne sont pas venus ce soir.
— Votre père possède des plantations de café dans la région de São Paulo, à ce qu’on m’a dit ? demanda le père de Gustavo, Maurício, qui ressemblait en tout point à son fils avec quelques années de plus.
— C’est exact, senhor.
— Telle est l’origine de ces fortunes récentes…, fit observer Luiza.
— Eh bien, reprit Maurício en tançant sa femme d’un regard sévère, il faudra que nous les invitions à déjeuner.
— Absolument.
La senhora Aires Cabral salua Bel d’un imperceptible hochement de tête et reporta son attention sur sa voisine.
— Je crois que vous leur avez plu, dit Gustavo en raccompagnant Bel à sa propre loge. — Vraiment ? rétorqua Bel, qui pensait justement le contraire.
— Oui. Ils vous ont questionnée et ont paru intéressés. C’est toujours un bon signe. Je ne manquerai pas de les rappeler à leur promesse pour qu’ils reçoivent vos parents.
Pour sa part, Bel, ainsi qu’elle le confia à Maria Elisa un peu plus tard, espérait de tout cœur que Gustavo oublierait.
* * *
Mais l’invitation arriva en bonne et due forme : les Bonifacio étaient conviés à déjeuner chez les Aires Cabral. Carla passa en revue toutes les toilettes de sa garde-robe en se demandant avec angoisse laquelle conviendrait le mieux pour l’occasion.
— Ce n’est qu’un déjeuner, Mãe, dit Bel. Je suis sûre que les Aires Cabral se moquent bien de ce que tu porteras.
— Pas du tout. Ne vois-tu pas que nous allons subir un examen ? Une seule critique de Luiza Aires Cabral, et toutes les portes qui se sont ouvertes pour toi à Rio se refermeront immédiatement.
Bel quitta sa mère en soupirant, mais elle avait envie de hurler. Peu importait ce que les Aires Cabral penseraient de ses parents ! Elle refusait d’être vendue à quiconque comme un vulgaire objet.
* * *
— Tu l’épouseras s’il te le propose ? interrogea Maria Elisa quand elle rendit visite à Bel l’après-midi et que celle-ci mentionna l’invitation.
— Grands dieux ! Je le connais à peine. De toute façon, je suis sûre que ses parents veulent marier leur fils à une princesse portugaise, pas à la fille d’immigrants italiens.
— Possible. Sauf que, d’après mon père, les Aires Cabral sont ruinés. Ils se sont enrichis grâce aux mines d’or du Minas Gerais, comme la plupart des anciennes familles nobles, mais c’était il y a deux cents ans. Ensuite, leurs plantations de café ont fait faillite quand l’esclavage a été aboli. Mon père dit que, depuis, ils n’ont pas levé le petit doigt pour redresser la situation et que leur fortune s’est épuisée.
— Comment les Aires Cabral peuvent-ils être pauvres alors qu’ils habitent l’une des plus belles maisons de Rio et que la mère de Gustavo est couverte de pierres précieuses ?
— Ce sont des bijoux de famille, et la maison n’a pas été repeinte depuis cinquante ans. Pai y est allé une fois pour répondre à une demande de travaux. Il a dit que c’était affreusement humide et qu’il y avait de la mousse verte sur les murs de la salle de bains. Mais quand il a présenté un devis, le senhor Aires Cabral a poussé un cri horrifié et l’a renvoyé sur-le-champ. Crois-moi, ils doivent leur influence à leur nom, pas à leur richesse. Ton père, au contraire, est très riche.
Elle épia Bel du coin de l’œil avant de reprendre :
— Tu essaies de le nier, mais ne vois-tu pas ce qui est en train de se passer ?
— Même s’il me le propose, ils ne pourront pas m’obliger, Maria Elisa. Pas si cela me rend malheureuse.
— À mon avis, tu auras du mal à infléchir ton père. Imagine… Sa fille qui prend le nom des Aires Cabral, la lignée assurée par ses propres petits-enfants ! Clairement, c’est l’union parfaite : toi, tu apportes la beauté et la richesse, et Gustavo fournit la noble ascendance.
Tel était en effet le scénario que Bel refusait d’admettre, et la brutale explication de Maria Elisa lui ouvrit les yeux.
— Mon Dieu, soupira-t-elle, accablée. Qu’est-ce que je peux faire ?
— Je ne sais pas, Bel. Vraiment, je ne vois pas.
Changeant de sujet pour lutter contre le désespoir, Bel aborda la question qui lui tournait dans la tête depuis sa dernière conversation avec Maria Elisa.
— Quand pars-tu en Europe ?
— Dans six semaines. Je suis tellement impatiente ! Pai a déjà retenu nos cabines sur le paquebot à destination de la France.
— Maria Elisa… S’il te plaît, ton père ne pourrait-il pas demander au mien de me laisser partir avec vous ? Il expliquerait qu’un voyage en Europe est indispensable pour parfaire mon éducation avant de me marier… Tu as raison : si je ne fais rien, mes parents m’auront donnée à Gustavo d’ici quelques mois. Je dois absolument m’échapper. Je t’en supplie…
Les calmes yeux bruns de Maria Elisa reflétaient toute la détresse de Bel.
— D’accord. Je vais parler à Pai… Mais c’est peut-être déjà trop tard. Les Aires Cabral t’ont déjà invitée chez eux avec tes parents. À mon avis, une demande en mariage est imminente.
— Mais je n’ai que dix-huit ans ! C’est beaucoup trop jeune pour se marier, non ? Regarde Bertha Lutz… Elle nous incite à nous battre pour notre indépendance, à gagner notre vie afin qu’on ne nous vende plus au meilleur offrant. Et d’autres femmes se mobilisent derrière elle pour exiger l’égalité !
— Oui, Bel, c’est vrai. D’autres femmes, mais pas toi.
Maria Elisa posa une main rassurante sur l’épaule de son amie.
— Je te promets de parler à Pai. On verra si on peut t’enlever… Au moins pendant quelques mois.
— Et je ne reviendrai jamais, murmura Bel en se détournant pour ne pas être entendue de son amie.
* * *
Le lendemain, le chauffeur des Bonifacio les emmena à la Casa das Orquídeas, la résidence des Aires Cabral. Bel percevait l’extrême tension de sa mère, assise près d’elle à l’arrière de la voiture.
— Enfin, Mãe, ce n’est qu’un déjeuner.
— Je sais, querida, répondit Carla en regardant droit devant elle, tandis qu’ils franchissaient un haut portail en fer forgé et remontaient l’allée d’une impressionnante maison blanche.
— Très belle propriété, fit remarquer Antonio.
Pourtant, malgré la taille imposante de la bâtisse et sa gracieuse architecture classique, Bel ne put s’empêcher de repenser aux paroles de Maria Elisa. Elle constata qu’en effet, l’entretien des jardins laissait à désirer et que la peinture s’écaillait par endroits.
Une domestique les conduisit dans un salon sombre et austère, garni de meubles anciens. L’air sentait l’humidité, et, malgré la chaleur extérieure, Bel frissonna.
— Je vais annoncer à la senhora Aires Cabral que vous êtes arrivés, dit la domestique en les invitant à s’asseoir.
Après une attente en silence qui leur parut excessivement longue, Gustavo entra.
— Senhora et senhor Bonifacio, senhorita Izabela… Je suis très heureux de vous accueillir chez nous. Mes parents ont un peu de retard mais ils nous rejoindront dans un instant.
Gustavo serra la main d’Antonio, déposa un baiser sur celle de Carla, puis pressa délicatement les doigts de Bel.
— Vous êtes très belle aujourd’hui, Izabela… Puis-je vous offrir un rafraîchissement pendant que nous attendons mes parents ?
Enfin, après une conversation guindée qui dura encore dix minutes, la senhora et le senhor Aires Cabras firent leur apparition.
— Toutes mes excuses, déclara le senhor Aires Cabral. Nous étions retenus par une petite affaire personnelle. Passons à la salle à manger, voulez-vous ?
La pièce était d’une taille démesurée, et Bel calcula que l’on pourrait réunir une quarantaine d’invités autour de son élégante table en acajou. Mais en levant les yeux vers le plafond, elle distingua de grosses lézardes dans les corniches ornées de motifs.
Assise près de Gustavo, Bel chercha désespérément un sujet de conversation, ayant déjà épuisé tous les clichés lors des dîners où elle s’était retrouvée placée à côté de lui.
— Depuis combien de temps votre famille habite-t-elle dans cette maison ? réussit-elle à demander.
— Deux cents ans. Et je crois que les choses n’ont pas beaucoup changé durant tout ce temps, ajouta Gustavo avec un sourire. Parfois, j’ai l’impression de vivre dans un musée… Mais c’est une très belle demeure.
— Magnifique, oui.
— Comme vous, dit galamment Gustavo.
Au cours du déjeuner, Bel surprit les yeux de Gustavo fixés sur elle chaque fois qu’elle tournait la tête vers lui. Il la couvait d’un air éperdu d’admiration, à la différence de ses parents, qui, loin de bavarder poliment avec les Bonifacio, leur faisaient subir un véritable interrogatoire. Voyant sa mère de l’autre côté de la table, pâle et tendue sous les questions de Luiza Aires Cabral, Bel l’encouragea du regard.
Cependant, à mesure que le vin détendait les convives, Gustavo se mit à parler plus librement qu’il ne l’avait jamais fait. Bel découvrit sa passion pour la littérature, son amour de la musique classique, et son intérêt pour la philosophie grecque et l’histoire portugaise qu’il avait beaucoup étudiées. N’ayant jamais travaillé de sa vie, Gustavo passait ses journées à se cultiver. Il s’anima en partageant son savoir avec Bel. Elle lui confia qu’elle aimait l’art et, à partir de ce moment-là, la conversation devint presque agréable.
— Vous êtes un véritable érudit, constata-t-elle en souriant quand ils se levèrent et passèrent au salon pour prendre le café.
— Merci de cette aimable parole, Izabela. Un compliment dans votre bouche vaut des milliers prononcés par d’autres. Donc, l’art est un sujet qui vous tient à cœur…
— J’ai toujours eu envie d’aller en Europe, pour admirer les œuvres des grands maîtres, avoua-t-elle avec un soupir.
Une demi-heure plus tard, les Bonifacio prenaient congé.
Dans la voiture, Antonio se tourna vers sa femme et sa fille assises à l’arrière.
— Alors ? Tout s’est bien passé, n’est-ce pas ?
— À merveille, mon cher, rétorqua Carla qui, comme d’habitude, se rangeait à l’avis de son époux.
— Mais la maison… grands dieux ! Il faudrait la raser et tout reconstruire. Du moins la restaurer, et pour cela, une fortune bâtie sur le café est indispensable. Et ce qu’ils ont servi à table… On mange mieux dans un piètre restaurant sur la plage. Invite-les à dîner la semaine prochaine, Carla, nous leur donnerons une petite leçon. Tu diras à notre cuisinière de préparer du poisson et de la viande du meilleur choix, et surtout, de ne pas regarder à la dépense.
— Bien, Antonio.
La voiture déposa les deux femmes devant le portail de la maison et Antonio repartit aussitôt, annonçant qu’il devait se rendre à son bureau.
— Gustavo a l’air gentil…, commença Carla alors qu’elles traversaient les jardins.
— Oui, plutôt.
— Tu sais qu’il est très épris de toi, Bel, n’est-ce pas ?
— Non, Mãe, comment le serait-il ? Nous ne nous sommes jamais vraiment parlé, jusqu’à aujourd’hui.
— J’ai vu comment il te regardait au déjeuner, et je peux te dire qu’il est déjà très attaché à toi. Ce qui me soulage énormément.