38
Durant les mois qui suivirent, Bel, fut totalement emportée par sa passion. C’était comme si sa vie, avant cet après-midi de février dans l’appartement de Laurent, n’avait été qu’une existence grise et fade dépourvue de sens. À présent, quand elle se réveillait le matin et pensait à lui, son corps était parcouru par une puissante décharge d’adrénaline. Le bleu du ciel, par la fenêtre de sa chambre, lui paraissait d’une formidable intensité, et dans le jardin, les fleurs explosaient devant ses yeux dans un kaléidoscope de couleurs.
Tous les matins, en descendant l’escalier pour affronter le visage pincé et désapprobateur de Luiza au petit déjeuner, elle pensait à Laurent, et un mystérieux sourire se formait sur ses lèvres. Rien ne pouvait l’atteindre, personne ne pouvait plus la blesser. Elle était protégée par la seule puissance de leur amour.
Mais quand il lui était impossible de se rendre chez lui pendant quelques jours, elle sombrait dans des abîmes de désespoir et se torturait en se demandant où il était, ce qu’il faisait, et avec qui. La peur lui glaçait les veines, au point qu’elle grelottait malgré la chaleur torride qui amenait la sueur à son front. En vérité, il était libre d’aimer toute personne de son choix. Elle, non.
— Mon Dieu, ma chérie, avait soupiré Laurent un jour qu’ils reposaient ensemble dans son grand lit en acajou. J’ai de plus en plus de mal à accepter de te partager avec quelqu’un. La pensée qu’il te touche me donne le frisson. Enfuis-toi avec moi, Bel. Nous retournerons à Paris. Nous n’aurons plus à nous cacher, nous passerons des heures à manger et à boire du bon vin, à parler, à faire l’amour…
Par chance, la belle-mère de Bel avait involontairement contribué à lui assurer la présence de son amant, du moins encore un moment. Fidèle à sa promesse, Luiza avait présenté Laurent à ses riches amis de Rio, lesquels, ayant admiré la sculpture de Bel, souhaitaient immortaliser eux aussi les membres de leur propre famille. Aussi Laurent s’employait-il à figurer dans un bloc de stéatite un chihuahua adoré de ses maîtres. La senhora Aires Cabral, mère, était devenue le mécène de Laurent, et l’ironie de la situation n’échappait pas à Bel.
Grâce à Luiza encore, en se portant volontaire à l’église Igreja da Glória afin de revêtir le Cristo de milliers de filets de mosaïque, Bel disposait d’un alibi tout trouvé pour s’absenter de la Casa. Et elle se consolait au contact des carreaux dans ses mains, songeant que Laurent lui aussi travaillait ce même matériau.
Seule Luiza remarquait les allées et venues de Bel, puisque Gustavo passait le plus clair de ses journées à son club et ne rentrait qu’au moment du dîner, empestant l’alcool. Il s’enquérait rarement des activités de Bel.
En réalité, Gustavo ne s’intéressait plus guère à elle ces derniers temps. En quatre mois, depuis le début de sa liaison avec Laurent, les gentilles attentions qu’il lui témoignait au commencement de leur mariage s’étaient volatilisées. La nuit, quand elle le rejoignait au lit, dissimulant son anxiété, il essayait encore de lui faire l’amour mais se montrait généralement incapable de mener l’opération à terme. Sans doute, en avait déduit Bel, parce que la plupart du temps, il tenait à peine debout lorsqu’arrivait l’heure de gagner la chambre. Et plus d’une fois, il s’était endormi sur elle alors même qu’il tentait de la pénétrer. Elle le repoussait alors et restait immobile à côté de lui, écoutant ses ronflements d’ivrogne, dans l’odeur avinée que son haleine répandait dans la pièce. Le matin, elle était souvent levée, habillée, et avait déjà pris son petit déjeuner avant que Gustavo ne se réveille.
S’ils s’apercevaient des excès de boisson de leur fils, ses parents n’en laissaient rien paraître. Luiza ne posait aucune question à sa bru concernant son couple, hormis pour savoir si un héritier du nom viendrait bientôt à naître. Elle fronçait alors le nez pour exprimer son mécontentement quand Bel lui répondait par la négative.
Compte tenu de sa relation passionnée avec Laurent, Bel s’inquiétait que son corps – qui n’avait pas répondu aux tentatives forcenées de Gustavo pour produire l’héritier tant attendu – n’acquiesce aux douces caresses de son amant. Et en fait, c’était lui qui, la voyant anxieuse un après-midi, lui avait expliqué comment éviter de concevoir. Il lui avait décrit le fonctionnement de son corps comme jamais sa mère ne l’avait jamais fait, en lui recommandant de surveiller les moments où elle était le plus féconde.
Bel avait ouvert de grands yeux.
— Comment sais-tu tout cela ?
— Il y a beaucoup d’artistes comme moi à Montparnasse qui veulent bien s’amuser, mais pas être poursuivis par une femme qui prétendrait porter leur enfant.
Devant la mine consternée de Bel, il s’était empressé de la serrer contre sa poitrine.
— Ma chérie, hélas, les choses sont ainsi pour l’instant, et je n’aimerais pas te voir dans une situation embarrassante. Ni qu’un enfant de moi soit élevé par ce sous-homme qu’est ton mari, ajouta-t-il. Nous devons donc faire attention.
Ce jour-là, Bel se fit conduire chez ses parents à Cosme Velho. Comme elle passait chaque moment qu’il lui était possible de dérober à son emploi du temps avec Laurent, elle ne les avait pas vus depuis plus d’un mois, et la veille, Loen lui avait demandé quand elle comptait rendre visite à sa mère.
— Bientôt, bientôt, avait répondu Bel en éprouvant un pincement de culpabilité.
— Je sais que vous êtes… très occupée, mais vous devriez peut-être aller la voir, avait insisté Loen tout en l’aidant à enfiler sa robe. Ma mère se fait du souci pour elle.
— Elle est malade ?
— Je… je ne sais pas, avait été la réponse prudente de Loen.
— Alors oui, bien sûr, j’irai demain.
Lorsque la voiture s’arrêta dans l’allée de la Mansão da Princesa, Bel pria Jorge de venir la rechercher au Copacabana Palace à dix-huit heures.
Le matin, elle avait annoncé à Luiza qu’après sa visite à sa mère, elle irait prendre le thé au Copacabana avec sa nouvelle amie Héloïse. Elle ne doutait pas de recevoir l’approbation de sa belle-mère, qui l’avait elle-même encouragée à cultiver des amitiés convenables parmi les jeunes femmes de son rang, et Héloïse était issue d’une très vieille famille d’aristocrates. Sachant par ailleurs que Luiza ne trouvait pas à son goût le décor flamboyant de l’hôtel, il était probable qu’elle ne proposerait pas de les rejoindre.
En approchant de l’entrée de son ancienne maison, Bel sentit son ventre se nouer à la pensée qu’on pourrait la surprendre en flagrant délit de mensonge. Mais quel choix avait-elle ? Bien qu’elle n’en fût pas fière, elle était devenue experte dans l’art de la tromperie.
Quand Gabriela ouvrit la porte, son visage s’éclaira aussitôt.
— Senhora, quel plaisir de vous voir. Votre mère se repose, mais elle m’a demandé de la réveiller que vous seriez arrivée.
— Elle est malade ? Loen m’a dit que tu étais inquiète à son sujet.
— Je… Je ne sais pas, mais elle est très fatiguée en tout cas.
— Tu penses que… que son problème est revenu ?
— Senhora, je ne sais pas, répéta Gabriela. Mais vous devez le lui demander vous-même. Et la convaincre de voir un médecin… Puis-je vous apporter quelque chose à boire ?
Pendant que Gabriela partait chercher du jus d’oranges et réveiller sa maîtresse, Bel arpenta le salon avec angoisse. Un moment plus tard, Carla entra dans la pièce, et elle remarqua que sa mère, pâle et les traits tirés, avait aussi le teint étrangement cireux.
— Pardonne-moi, Mãe, je ne suis pas venue depuis si longtemps, dit-elle en allant l’embrasser, en proie à un mélange de peur et de culpabilité. Comment vas-tu ?
— Bien. Et toi ?
— Mãe…
— Asseyons-nous, proposa Carla en se laissant tomber dans un fauteuil comme si ses jambes ne la soutenaient plus.
— Il est évident que tu es souffrante, Mãe. As-tu mal ?
— Juste un peu, je suis sûre que ce n’est rien. Je…
— Mãe, tu sais bien qu’il y a quelque chose. Pai a dû remarquer que tu n’étais pas dans ton état normal !
— Ton père a d’autres soucis en ce moment, soupira Carla. Les plantations de café ne génèrent plus autant de bénéfices et le plan de stockage du gouvernement ne semble guère fonctionner.
— Je doute que les affaires de Pai soient plus importantes à ses yeux que la santé de sa femme, rétorqua Bel.
— Querida, ton père est tellement préoccupé. Je ne veux pas ajouter à son fardeau.
Les larmes montèrent aux yeux de Bel.
— Mãe, ne vois-tu pas qu’il n’y a rien de plus important que ta santé ? D’ailleurs, tu as peut-être tort de redouter le pire…
— C’est mon corps, c’est moi qui l’habite, je comprends et je sens ce qui lui arrive, interrompit Carla avec fermeté. Je ne veux pas imposer, ni à toi ni à ton père, un processus douloureux qui conduira de toute façon à la même fin.
Bel eut du mal à parler, la gorge obstruée par l’émotion.
— Mãe… Je t’en prie, au moins, laisse-moi prendre rendez-vous avec le médecin qui t’a soignée la dernière fois. Tu lui fais confiance, n’est-ce pas ?
— Oui, il n’y a pas meilleur que lui à Rio. Mais crois-moi, Bel, il ne peut plus rien pour moi.
— Ne dis pas ça ! J’ai besoin de toi, et Pai aussi.
— Peut-être, murmura Carla avec un sourire triste. Mais, Izabela, je ne suis pas un grain de café ni un billet de banque, et je peux t’assurer que ce sont les premiers objets de son amour.
— Tu te trompes, Mãe ! Tu es tout pour lui, et sans toi, sa vie ne serait rien.
Elles ne parlèrent plus pendant un moment.
— Pour te faire plaisir, Izabela, reprit enfin Carla, je veux bien que tu prennes rendez-vous avec le médecin et que tu m’y accompagnes. Tu sauras alors, j’en suis certaine, que tout ce que je t’ai dit est vrai. Mais j’accepte de le consulter à une seule condition.
— Laquelle ?
— Que pour l’instant, tu ne révèles rien à ton père. Je ne supporterais pas qu’il souffre plus longtemps que cela est nécessaire.
* * *
Une heure et demie plus tard, quand Carla, épuisée, dut retourner s’allonger, Bel se fit conduire à Ipanema par le chauffeur de ses parents. Elle était tellement sous le choc que la tête lui tournait, et elle ne cessait de se répéter que sa mère surestimait la gravité de son mal pour se rassurer.
Après être descendue de voiture à deux cents mètres de chez Laurent, elle marcha en toute hâte, courant presque, vers la seule personne qui pouvait la réconforter.
— Ma chérie ! J’ai cru que tu ne viendrais pas. Mon Dieu ! Qu’est-ce qui ne va pas ? Que s’est-il passé ?
À la porte de l’appartement, Laurent la serra dans ses bras.
— Ma mère, réussit à articuler Bel entre deux sanglots, la tête enfouie contre son épaule. Elle pense qu’elle est en train de mourir.
— Quoi ? C’est un médecin qui le lui a annoncé ?
— Non… Elle a eu un cancer il y a un an et elle est sûre que cela recommence. Elle est convaincue qu’elle ne guérira pas cette fois, mais elle ne veut pas inquiéter mon père, qui est préoccupé par ses affaires en ce moment. Je lui ai dit qu’elle devait voir un médecin, mais… Son état s’est tellement détérioré depuis un mois. Et… J’ai affreusement peur qu’elle ait raison.
Laurent prit ses mains tremblantes dans les siennes et la conduisit doucement vers le canapé où il la fit asseoir à côté de lui.
— Bel… Bien sûr qu’il faut consulter un professionnel. On imagine évidemment une rechute quand on a déjà été atteint par une maladie, mais ce n’est peut-être pas ce qu’il paraît. Et d’après elle, ton père aurait des soucis d’argent ? interrogea-t-il, perplexe. Je croyais qu’il était riche comme Crésus.
— C’est vrai. Ses inquiétudes sont sûrement exagérées, dit Bel. Et toi, reprit-elle, avec un effort visible pour se ressaisir. Tu vas bien ?
— Oui, mais tu m’as atrocement manqué !
— Toi aussi, répondit-elle en se blottissant contre lui, comme pour se protéger de la terrible nouvelle qu’elle venait d’apprendre.
Laurent lui caressa tendrement les cheveux et essaya de bavarder pour la distraire.
— Figure-toi que ce matin, j’étais en train de me demander à quoi je pourrai bien m’occuper quand j’aurai terminé cet affreux chihuahua… Et justement, qui sonne à la porte ? Madame Silveira et sa fille, Alessandra. La mère veut me commander une sculpture d’Alessandra qu’elle lui offrira pour son vingt et unième anniversaire.
— Alessandra Silveira ? Je la connais, dit Bel, troublée. Ses parents sont des cousins éloignés des Aires Cabral et elle est venue à mon mariage. Elle est très jolie.
— Plus agréable à regarder que le chihuahua, en tout cas, convint Laurent avec humour. La conversation aussi promet d’être meilleure. Elle m’a parlé en bon français.
— Et elle n’est pas mariée, fit remarquer Bel sombrement, en proie à une brusque panique.
— Non, en effet, dit Laurent sans cesser de lui caresser les cheveux. Ses parents espèrent peut-être que ma sculpture, en vantant sa beauté, lui rapportera un mari convenable.
— Ou bien ils pensent qu’un jeune et talentueux sculpteur français est un candidat envisageable, répliqua Bel en s’écartant de lui, ramenant craintivement les bras autour de sa poitrine dans un geste instinctif.
Laurent l’observa d’un regard pénétrant.
— Ne me dis pas que tu es jalouse !
— Non, bien sûr que non.
Bel se mordit la lèvre, malade à la pensée qu’une autre femme allait s’asseoir devant lui, jour après jour, comme elle-même l’avait fait à Boulogne-Billancourt.
— Reconnais tout de même que tu as été invité à beaucoup de soirées mondaines ces derniers temps, reprit-elle, et que tu commences à devenir une personnalité célèbre.
— Oui, mais je ne suis pas pour autant un bon parti. Une curiosité, plutôt.
— Laurent, je peux t’assurer qu’un authentique Français de l’Ancien Monde dans une ville comme Rio est bien plus qu’une curiosité, rétorqua Bel. Surtout s’il a ma belle-mère comme mécène.
En entendant cela, Laurent rejeta le menton en arrière et se mit à rire.
— Si tu dis vrai, j’en suis très heureux, déclara-t-il. Car, comme tu le sais, en France, ma bande d’amis artistes et moi sommes relégués au bas de l’échelle. Et je te le répète, les mères françaises préféreraient voir leurs filles mortes plutôt qu’acoquinées avec un artiste dans la misère.
— Eh bien, sache qu’on te considère différemment ici, lâcha-t-elle avec plus de hargne qu’elle ne l’aurait voulu.
Inclinant la tête d’un côté, Laurent la considéra avec attention.
— Je comprends que tu sois bouleversée, ma chérie, surtout avec ce que tu viens d’apprendre concernant ta mère. Mais tu conviendras que ton comportement a quelque chose de ridicule. Ce n’est pas moi qui retourne chez mon mari après avoir passé l’après-midi avec mon amant. Ce n’est pas moi qui partage mon lit toutes les nuits avec quelqu’un d’autre. Et ce n’est pas moi qui refuse catégoriquement de changer la situation dans laquelle nous sommes prisonniers. Non, mais c’est moi qui dois supporter tout cela. Moi dont l’estomac se révulse chaque fois que je pense à ton mari en train de te faire l’amour. Moi qui dois me tenir à ta disposition en attendant que tu puisses te libérer et me rendre visite. Et moi qui dois trouver à m’occuper, seul pendant des heures, pour ne pas devenir fou en pensant à toi !
Bel s’effondra en avant, la tête dans ses mains. C’était la première fois que Laurent se montrait si ouvertement en colère. Elle aurait voulu extirper de son esprit, de son cœur, les paroles qu’elle venait d’entendre. Car elle en reconnaissait la justesse.
Ils restèrent ainsi, sans parler, jusqu’à ce que Bel sente une main sur son épaule.
— Ma chérie, je comprends que ce n’est pas le moment de discuter de tout cela. Mais s’il te plaît, admets que si je suis encore ici, au Brésil, à tuer le temps comme je peux, c’est pour une raison et une seule. Et cette raison, c’est toi.
— Pardonne-moi, Laurent, murmura-t-elle, la tête toujours enfouie dans ses mains. C’est vrai, je suis complètement perdue aujourd’hui. Qu’allons-nous faire ?
— Je te le répète, ce n’est pas le moment d’en discuter. Tu dois penser avant tout à ta mère. Et je regrette d’avoir à te chasser, mais tu ferais mieux de sauter dans un taxi pour le Copacabana Palace, si tu veux pouvoir en sortir comme si tu venais de prendre le thé avec ton amie. Il est déjà plus de six heures.
— Meu Deus !
Bel se leva aussitôt et partit vers la porte, mais Laurent la retint par le bras.
— Bel…, dit-il en l’attirant contre lui et en lui caressant la joue. Je t’en prie, n’oublie pas que c’est toi que j’aime et toi que je désire.
Il l’embrassa tendrement, et les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes.
— Allez, va vite, avant que je te kidnappe et t’enferme ici, tellement j’ai envie de te garder pour moi seul.