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Paris, décembre 1929
— Ah, Brouilly ! Vous voilà revenu. Je commençais à croire que vous aviez rejoint une tribu amazonienne et épousé la fille du chef.
Landowski jeta un regard de biais à Laurent qui entrait dans l’atelier.
— Oui, je suis de retour… Y a-t-il encore une place pour moi ici ?
Landowski détacha son attention de l’énorme tête de Sun Yat-Sen et considéra son ancien assistant. Puis il se tourna vers le jeune garçon, qui avait grandi et grossi depuis la dernière fois que Laurent l’avait vu.
— Qu’en penses-tu ? Est-ce que nous avons du travail pour lui ?
Après avoir posé les yeux sur Laurent, le garçon sourit à Landowski en hochant la tête.
— Ah, reprit Landowski. Il dit que oui. À ce que je vois, vous avez besoin de vous remplumer, vous aussi. Était-ce la dysenterie, ou l’amour ?
Laurent ne put que hausser les épaules d’un air pathétique.
— Je crois que votre tablier est toujours suspendu là où vous l’avez laissé. Allez donc l’enfiler, et venez m’aider avec cet œil auquel vous avez travaillé si dur avant de nous quitter pour la jungle. Et, Brouilly… ? ajouta-t-il tandis que Laurent se dirigeait vers les patères à côté de la porte.
— Oui, professeur ?
— Je suis sûr que vous réussirez à vous servir de vos récentes expériences – les bonnes et les mauvaises – dans votre art. Vous aviez déjà la compétence technique. Maintenant, vous pouvez devenir un maître. Il faut toujours souffrir pour atteindre l’excellence. Vous me comprenez ? demanda Landowski avec douceur.
— Oui, professeur, répondit Laurent, la voix brisée. Très bien.
* * *
Plus tard ce soir-là, Laurent s’essuya les mains sur son tablier en soupirant. Landowski était parti depuis longtemps retrouver sa femme et ses enfants. Tandis qu’il se lavait les mains dans la cuisine à la lueur d’une bougie, il s’immobilisa soudain. Dehors, tout près, s’élevaient les notes douloureuses d’un violon. Le musicien jouait les premières mesures de La Mort du Cygne.
Les mains figées sous l’eau du robinet, Laurent sentit les larmes qu’il n’avait toujours pas versées lui monter aux yeux. Et là, dans le minuscule espace où il avait vu Izabela prodiguer des soins si tendres à un enfant qui souffrait, et où il avait su qu’il l’aimait, il pleura. Pour lui, pour elle, pour tout ce qui aurait pu être, mais qui ne serait jamais.
Après le poignant finale, il s’essuya les yeux avec un chiffon et sortit à la recherche du musicien qui lui avait permis de libérer enfin ce chagrin qu’il contenait depuis que Loen lui avait apporté le carreau de stéatite de la part d’Izabela.
Le violon entonnait à présent la mélodie envoûtante de Au matin, de Grieg, qui lui avait toujours évoqué le lever d’une aube nouvelle, un recommencement. Un peu rasséréné, il se laissa guider par son oreille et, levant haut sa bougie, s’avança dans le jardin.
Le jeune garçon était assis sur un banc à quelques mètres de l’atelier. Du vieil instrument qu’il avait calé sous son menton, il tirait un son d’une extraordinaire pureté.
— Où as-tu appris à jouer ainsi ? questionna Laurent, ébahi, quand le morceau s’acheva.
Comme d’habitude, seul un regard appuyé lui répondit.
— Qui t’a donné ce violon ? Landowski ?
Il obtint cette fois un acquiescement muet.
Se rappelant les paroles de Landowski, Laurent examina attentivement le garçon.
— Je vois que tu parles par ton art, dit-il doucement. Tu es vraiment doué. Surtout, n’abandonne jamais la musique.
Le jeune garçon hocha la tête et lui fit un sourire plein de gratitude. Laurent posa une main sur son épaule, puis, après un petit signe d’adieu, partit noyer sa détresse dans les bars de Montparnasse.