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Paty do Alferes, Brésil, novembre 1928

Elles séjournaient depuis deux semaines à la fazenda et Bel constatait avec plaisir que sa mère commençait à reprendre des forces. Était-ce l’air pur des montagnes, la beauté et la sérénité du cadre ou bien les soins prodigués par Fabiana ? Elle n’aurait su se prononcer. Mais Carla avait repris un peu de poids et se sentait assez solide sur ses jambes pour faire seule de courtes promenades dans les splendides jardins.

Leurs repas se composaient de produits de la ferme ou provenant des alentours : la viande de leur bétail, le fromage et le lait des chèvres qui broutaient dans les prés en contrebas, les légumes et les fruits des exploitations avoisinantes. La région était réputée pour ses tomates, et Fabiana, qui les accommodait à toutes les sauces, jurait qu’elles possédaient des pouvoirs médicinaux.

Bel aussi avançait dans sa propre guérison. Sa routine matinale lui était bénéfique. À son réveil, elle enfilait un maillot pour aller se baigner dans les eaux rafraîchissantes du lac avant de s’attabler devant un morceau du délicieux gâteau traditionnel confectionné par Fabiana pour le petit déjeuner. La propriété s’agrémentait d’une cascade, alimentée par les eaux revigorantes des sommets. Bel allait souvent s’y asseoir, pour contempler le paysage en s’abandonnant aux courants glacés qui lui massaient le dos.

Pendant la journée, quand sa mère se reposait, elle s’allongeait dans la fraîcheur de la véranda, et lisait, préférant des ouvrages de philosophie ou divers manuels de sagesse plutôt que les romans dont elle était friande plus jeune. Elle comprenait désormais que tout cela n’était que fiction, et que les histoires d’amour dans la vraie vie n’avaient pas toujours une fin heureuse.

La plupart du temps, l’après-midi, elle sellait Loty et partait galoper à flanc de colline, prenant un moment de repos au sommet d’une hauteur pour admirer le magnifique panorama.

Le soir, Bel jouait aux cartes avec sa mère et quand elle se retirait dans sa chambre, elle se sentait paisible, prête à accueillir le sommeil. Avant de fermer les yeux, elle priait Dieu de rétablir la santé de sa mère, d’accorder la réussite à son père, et de veiller sur Laurent – si loin d’elle mais toujours présent dans son cœur – pour qu’il trouve un jour le bonheur.

Elle n’avait rien d’autre à lui offrir mais elle formulait cette prière à son intention, sincèrement et avec une générosité toute pure.

Elle souffrait cependant lorsqu’elle voyait Loen et Bruno sortir se promener ensemble, le soir, n’ayant d’yeux que l’un pour l’autre. Une fois, elle les surprit qui échangeaient un baiser furtif près du lac et elle les envia désespérément.

Une nuit, alors qu’elle était couchée, se remémorant encore et encore les caresses de Laurent, elle s’aperçut que la vie en dehors de la fazenda paraissait dénuée de toute réalité. Elle avait ressenti la même chose à Paris. Son mariage avec Gustavo et l’existence qui l’attendait à Rio lui avaient alors semblé si loin, tout comme les rues de Montparnasse – où, si souvent, elle imaginait Laurent marcher – appartenaient maintenant à un monde perdu.

* * *

Trois semaines plus tard, Antonio annonça qu’il viendrait les rejoindre le week-end suivant. Immédiatement, l’atmosphère changea du tout au tout à la fazenda. Fabiana entreprit de nettoyer la maison de fond en comble et ordonna à son mari de tondre les pelouses, déjà impeccables, et d’astiquer les cuivres étincelants qui ornaient le mur de la salle à manger.

— Comment va-t-elle ? demanda Antonio quand il arriva en milieu d’après-midi, pendant que Carla se reposait.

— Beaucoup mieux, Pai. À mon avis, dans quelques semaines, elle aura repris assez de force pour rentrer à Rio. Fabiana s’occupe tellement bien d’elle.

— Je verrai cela par moi-même à son réveil. Mais, Izabela, nous voilà presque en décembre, dit Antonio. Ton mariage est prévu pour fin janvier et il reste encore tant à faire. Si, comme tu l’indiques, ta mère se remet grâce aux soins de Fabiana, je crois que tu dois la laisser ici et rentrer à Rio avec moi.

— Mais, Pai, je suis certaine que Mãe préférerait garder sa fille près d’elle.

— Et moi, je suis sûr qu’elle comprendrait que la présence de la mariée est requise pour organiser ses noces à Rio, répliqua Antonio. Sans compter que tu pourrais montrer un peu ton visage à ton fiancé. Je trouve que Gustavo a été extrêmement patient. Il va finir par penser que sa promise le fuit. Je sais par ailleurs que les préparatifs inquiètent énormément ses parents, et moi aussi. Tu vas donc retourner à Rio avec moi. Le sujet est clos.

Quand son père sortit de la pièce pour aller voir sa femme, Bel comprit qu’elle avait perdu.

* * *

Deux jours plus tard, Bel disait au revoir à sa mère.

— Mãe, s’il te plaît, si tu as besoin de moi, tu sais que je serai heureuse de revenir. Fabiana téléphonera du village pour me donner de tes nouvelles.

— Ne t’en fais pas pour moi, piccolina, répondit Carla en caressant la joue de sa fille avec tendresse, je t’assure que je suis en bonne voie de guérison. Transmets mes excuses à la senhora Aires Cabral, et dis-lui que j’espère être de retour à Rio sous peu.

Sur le seuil, Carla salua son mari et sa fille de la main. Antonio lui envoya un baiser et la voiture s’éloigna lentement dans l’allée pierreuse.

— Je suis vraiment soulagé de voir qu’elle se porte mieux, dit Antonio brusquement. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle.

Bel s’étonna de l’expression vulnérable qu’elle surprit sur le visage de son père. C’était si rare. La plupart du temps, Antonio semblait à peine remarquer sa femme.

* * *

Le mois suivant fut occupé par des visites interminables à la Casa das Orquídeas pour mettre au point, avec Luiza, les détails du mariage. Bien que Bel fût déterminée à ne pas se laisser agacer par cette femme, elle dut se mordre la langue à plusieurs reprises pour ne pas réagir devant ses manières arrogantes et condescendantes.

Au début, elle exprima ses préférences concernant les cantiques, les tenues des demoiselles d’honneur – à accorder avec sa magnifique robe de mariée – et le menu du repas. Mais Luiza invoquait toujours une bonne raison pour décréter ses idées inconvenantes. Elle finit par accepter tout ce que suggérait sa future belle-mère, parce que cela lui était moins pénible.

Gustavo, qui se joignait parfois à elles dans le salon pendant ces entretiens, pressait sa main dans la sienne quand elle partait et la remerciait chaque fois d’être si patiente avec sa mère.

Bel rentrait chez elle épuisée. Elle avait de terribles migraines à force de se plier aux moindres souhaits de Luiza, et se demandait comment elle réussirait à se contenir encore, une fois installée sous le même toit.

C’était le plein été à Rio. Avec sa mère absente et son père qui passait ses journées au bureau, Bel jouissait d’une plus grande liberté. Loen, déprimée depuis qu’elle avait quitté son Bruno, l’accompagnait à la petite gare pour prendre le train et monter voir le Cristo. Sur le chantier fourmillant d’ouvriers, d’immenses barres de fer avaient été hissées et l’on discernait maintenant la forme de la croix.

Bel trouvait une consolation à suivre l’avancement des travaux. Depuis son séjour à la fazenda, elle était un peu apaisée. Quels que soient les sentiments que Laurent éprouvait pour elle, elle l’aimerait toujours. Elle avait compris qu’elle ne pouvait pas lutter, mais seulement capituler, accepter cet amour, car il resterait caché au fond de son cœur aussi longtemps qu’elle vivrait.