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Rio de Janeiro, janvier 1929

Le matin du mariage de Gustavo Maurício Aires Cabral et d’Izabela Rosa Bonifacio, un soleil chaud et clair brillait dans un ciel sans nuages. Bel quitta à regret le lit de jeune fille où elle ne dormirait plus jamais. Il était encore tôt, et lorsqu’elle sortit de sa chambre, seuls lui parvenaient les bruits d’une lointaine activité dans la cuisine.

Elle descendit pieds nus en catimini et traversa le salon pour se rendre dans la petite pièce qui abritait la chapelle. Après avoir allumé un cierge devant l’autel, elle s’agenouilla sur le prie-Dieu tendu de velours rouge, ferma les yeux et joignit les mains.

— Je vous en prie, Sainte Vierge, en ce jour de mon mariage, donnez-moi la force et le courage d’être une bonne épouse aimante pour mon mari. Et une belle-fille patiente et attentionnée pour ses parents, ajouta-t-elle avec sincérité. Accordez-moi de mettre au monde des enfants sains et résistants, et de toujours rendre grâce plutôt que de m’apitoyer sur mes difficultés. Faites que mon père reste en bonne santé et que ma chère mère se rétablisse. Amen.

Elle leva alors des yeux pleins de larmes vers le visage lisse de la Madone.

— Vous êtes une femme… J’espère que vous me pardonnerez les pensées que je garde encore dans mon cœur, murmura-t-elle.

Quelques minutes plus tard, Bel fit une génuflexion et, après avoir pris une grande inspiration, quitta la chapelle pour affronter le jour qui était censé être le plus heureux de sa vie.

* * *

Tout se déroula à merveille ce jour-là. La foule s’était massée devant la cathédrale pour voir l’arrivée d’Izabela, et les acclamations jaillirent quand elle descendit de la Rolls-Royce, vêtue d’une époustouflante robe en dentelle de Chantilly dessinée par Jeanne Lanvin à Paris. Dans l’église bondée, tout en remontant l’allée au bras de son père qui la conduisait fièrement à Gustavo, elle jeta de discrets regards par-dessous sa voilette blanche et distingua les visages de nombreux membres de la plus haute société.

Une heure plus tard, les cloches sonnant à toute volée, elle sortait sur les marches de la cathédrale au bras de Gustavo. La foule applaudit à nouveau tandis qu’il l’aidait à monter dans une calèche à la capote abaissée pour gagner le Copacabana Palace, où, debout aux côtés de son nouvel époux, elle accueillit les trois cents invités qui affluaient dans les salons.

Bel et Gustavo se retirèrent dans leur suite après le long et copieux déjeuner, afin de se reposer jusqu’au grand bal qui serait donné le soir.

Une fois la porte refermée, Gustavo la prit dans ses bras.

— Enfin, murmura-t-il, le visage enfoui dans son cou. Je suis libre de vous embrasser…

Il la serra contre lui et l’embrassa férocement, comme un homme affamé. Ses mains brutales lui empoignèrent les seins à travers la fine dentelle.

— Aïe, gémit-elle. Vous me faites mal.

— Pardonnez-moi, Bel, dit Gustavo en la relâchant, avec un effort visible pour se contrôler. Mais j’attends depuis si longtemps… Dans quelques heures, je pourrai enfin vous tenir nue dans mes bras. Vous servirais-je à boire ? demanda-t-il en se détournant, tandis que Bel réprimait un frisson.

— Non, merci.

Il alla prendre une carafe en cristal posée sur une desserte et se versa un grand verre de brandy.

— Vous avez raison. Je ne voudrais pas que vos sens soient émoussés pour ce soir. À ma femme, ma superbe femme, reprit-il, et il leva son verre en souriant, puis il avala le brandy d’un trait.

Bel avait remarqué à plusieurs reprises que Gustavo semblait aimer l’alcool. Lors des réunions mondaines auxquelles ils se rendaient ensemble, il lui paraissait souvent un peu éméché à la fin de la soirée.

— Je dois vous dire que je vous ai acheté un cadeau de mariage très original, continua-t-il. Hélas, il n’est pas encore arrivé, mais nous le trouverons en rentrant de notre lune de miel… Voulez-vous que je vous aide à vous déshabiller pour que vous puissiez vous reposer ?

Bel mourait d’envie de s’allonger sur le grand lit de la suite. Ses pieds lui faisaient mal, comprimés dans des souliers de satin à talons hauts – à quoi s’ajoutait le diadème piqué dans ses cheveux relevés sur le sommet de la tête, de sorte que, devant l’autel, à l’église, elle dépassait son futur mari de presque dix centimètres. Sans parler de l’inconfortable corset que Loen avait étroitement ajusté le matin, sous la dentelle. Mais elle ne pouvait imaginer les doigts pâles et maigres de Gustavo la délivrant de sa robe.

— Je vais dans la salle de bains, annonça-t-elle en rougissant de honte.

Gustavo, qui s’était déjà resservi un verre de brandy, hocha la tête.

Bel entra dans la luxueuse pièce tapissée de miroirs et s’assit avec soulagement dans un fauteuil. Fermant les yeux, elle réfléchit au ridicule de cette situation : il suffisait d’une bague à son doigt et de quelques courtes formules pour que sa vie change radicalement.

Il était parfaitement absurde d’opposer, d’un côté, la femme avant le mariage, dont il fallait protéger la vertu à tout prix contre le prédateur masculin, et celle qui, quelques heures plus tard seulement, se retrouvait seule avec un homme dans une chambre pour y accomplir le plus intime des actes. Elle se regarda dans le miroir et soupira.

— C’est un étranger, murmura-t-elle à son reflet dans la glace, se rappelant la conversation qu’elle avait eue la veille avec sa mère.

Carla, presque remise sur pieds après son séjour à la fazenda, était entrée dans sa chambre au moment où Bel s’apprêtait à éteindre la lumière et avait pris les mains de sa fille dans les siennes.

Querida, je vais maintenant te dire ce qui va t’arriver demain soir…

Bel était aussi gênée que sa mère.

— Mãe, je crois que je sais.

Bien que visiblement soulagée, Carla avait continué :

— Tu as donc conscience que la première fois risque d’être un peu… malaisée ? Et qu’il est possible que tu saignes ? Mais il paraît que si l’on a monté à cheval, les chairs tendres qui garantissent qu’une femme est pure peuvent avoir été déchirées. Et tu montais beaucoup à la fazenda.

— Cela, je l’ignorais.

— Quant à l’acte lui-même… Eh bien… Il faut un peu de temps pour s’habituer, mais j’imagine que Gustavo a de l’expérience et qu’il saura se montrer délicat.

— Mãe, est-ce que… Est-ce convenable d’aimer le faire ? demanda Bel maladroitement.

Carla éclata de rire.

— Bien sûr, querida. Tu seras une femme mariée, et rien ne plaît plus à un homme qu’une épouse désireuse d’explorer les plaisirs de la chambre. C’est ainsi que tu conserveras ton mari, comme moi j’ai su garder le mien…

Le rouge lui montant aux joues, Carla poursuivit :

— Et n’oublie pas qu’il s’agit surtout d’obéir à la volonté de Dieu, afin d’engendrer des enfants. C’est un sacrement que les époux se donnent l’un à l’autre. Bonne nuit, Izabela. Dors bien et ne crains rien. Ce sera mieux que ce à quoi tu t’attends, je te le promets.

Bel éprouva un violent dégoût à l’idée que Gustavo la touche comme Carla l’avait discrètement laissé entendre. En se levant pour aller le rejoindre, elle espéra que son appréhension, simple trac lié à la première fois, lui passerait et qu’ensuite tout se déroulerait selon les prévisions de sa mère.

* * *

Un silence total tomba sur la grande salle de bal quand Izabela apparut, dans une spectaculaire robe sirène de chez Jean Patou qui épousait ses formes et s’arrondissait à ses pieds en une traîne d’un blanc étincelant.

Les invités applaudirent au moment où Gustavo l’enlaça pour danser.

— Vous êtes merveilleuse, ma chérie, et tous les hommes ici sont jaloux parce que c’est moi qui partagerai votre lit ce soir, lui murmura-t-il à l’oreille.

Après l’ouverture du bal, elle ne revit presque pas Gustavo. Les nouveaux mariés devaient s’occuper de leurs invités et Bel, trois heures durant, dansa avec des cavaliers innombrables dont elle ne connaissait pas le nom et qui, tous, évoquaient la chance de Gustavo. Elle but très peu, déjà nauséeuse à force de redouter ce qui allait suivre, puis prise de terreur lorsqu’elle vit les invités se regrouper devant le grand escalier pour assister à la montée des époux.

— C’est l’heure, dit Gustavo en surgissant à ses côtés, et, ensemble, ils s’avancèrent au pied des marches.

Gustavo réclama le silence.

Meus senhores, senhoras e amigos. Je vous remercie d’avoir célébré ce grand jour avec nous. Mais à présent, le moment est venu pour moi de prendre ma femme par la main et de la conduire à l’étage.

Un concert de sifflements et d’allusions grivoises s’éleva.

— Je vous souhaite donc à tous une bonne soirée, et une bonne nuit. Venez, Izabela.

Elle prit le bras qu’il lui offrait et ils gravirent l’escalier.

Cette fois, dès que la porte de la suite fut refermée, Gustavo ne s’embarrassa pas de délicatesses. Sans plus de cérémonie, il la poussa sur le lit et se jeta sur elle en lui emprisonnant les poignets, couvrant son visage et son cou de baisers frénétiques tandis que ses mains la palpaient partout sous sa belle robe.

— Laissez-moi me tourner et vous pourrez défaire les boutons, chuchota-t-elle, soulagée d’échapper à son haleine chargée d’alcool.

Elle sentit ses doigts tâtonner sur les minuscules perles qui retenaient le tissu. Bientôt, au comble de l’agacement, il le déchira d’un coup sec.

Après avoir retiré la robe, il ôta son corset et la bascula vers lui. Ses lèvres plongèrent droit sur ses seins, tandis qu’une main remontait le long de sa cuisse, au-dessus de la jarretière, et s’aventurait sous le triangle de soie qui protégeait son intimité.

Après quelques autres attouchements maladroits, il déchira le fin tissu, puis se mit à genoux pour dégrafer son pantalon et se libérer. Tout habillé, il se pressa durement contre ses chairs tendres, gémissant de rage et d’impatience. Enfin, aidé de sa propre main, il se poussa en elle.

Bel se mordit la lèvre pour ne pas exprimer sa douleur. Le noir se fit tout autour d’elle tandis qu’elle fermait les yeux et respirait par courtes saccades, luttant contre la panique. Heureusement, au bout de quelques secondes seulement, il lâcha un cri aigu, étrangement féminin, et s’effondra sur elle.

Sans bouger, Bel écouta le souffle haletant à son oreille. Gustavo avait posé sa tête à côté de la sienne, le visage enfoui dans la courtepointe, et l’écrasait de son poids alors qu’elle-même, les jambes pliées, sentait le plancher sous ses pieds encore chaussés. Quand elle tenta de se dégager, il leva la tête et la regarda.

Il sourit et lui caressa la joue.

— Enfin, tu es à moi. Maintenant, va te nettoyer. Tu comprends que la première fois…

— Je sais, dit-elle vivement en s’enfuyant dans la salle de bains pour ne pas lui laisser le temps de développer.

Bel fut heureuse d’avoir parlé à sa mère la veille, car malgré la douleur qui lui vrillait les entrailles, lorsqu’elle s’essuya, l’étoffe resta propre. Elle dénoua ses cheveux et revêtit la chemise de nuit et le peignoir qu’une domestique de l’hôtel avait eu la bonne idée de suspendre à la porte. Quand elle revint dans la chambre, Gustavo était déjà au lit, nu, l’air perplexe.

— Je n’ai pas vu de sang sur la courtepointe. Comment est-ce possible ? demanda-t-il en la dévisageant.

— Ma mère m’a prévenue que s’il n’y en avait pas, ce serait parce que j’ai beaucoup monté à cheval à la fazenda quand j’étais plus jeune, répondit-elle, gênée par l’indélicatesse de la question.

— Ah. Alors, voilà peut-être l’explication. Mais tu es vierge, n’est-ce pas ?

— Gustavo, vous m’insultez !

Bel sentit la colère monter.

— Oui oui, pardon. (Il tapota le matelas près de lui.) Allez. Viens te coucher à côté de ton mari.

Bel obéit, ravalant l’amertume que lui inspirait son insinuation.

Il l’entoura de son bras pour l’attirer à lui et éteignit la lumière.

— Je pense que tu en conviendras, nous sommes bel et bien mariés maintenant.

— Oui.

— Je t’aime, Izabela. Jamais je n’ai été aussi heureux que ce soir.

— Moi non plus.

Elle réussit à prononcer les mots qu’il attendait d’elle, malgré le puissant démenti qui se levait au fond de son âme.

Et tandis que Bel ne trouvait pas le sommeil, à côté de l’homme qui était désormais son mari, le cargo apportant la tête et les mains du Cristo, sous la surveillance de Laurent Brouilly, accostait dans le port de Rio.