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— Izabela ne descend pas ce matin ? s’enquit Luiza.

— Non, j’ai demandé à Loen de lui monter un plateau, répondit Gustavo.

— Elle est souffrante ?

— Non, Mãe, mais elle s’est occupée de sa pauvre mère nuit et jour pendant deux mois. Il est normal qu’elle accuse un peu la fatigue.

— J’espère qu’elle ne se montrera pas trop difficile pendant sa grossesse, dit Luiza. Moi, j’ai très bien supporté la mienne.

— Ah oui ? J’en parlais justement avec Père hier soir. Il m’a raconté que vous étiez atrocement malade, au point que vous quittiez à peine votre lit. Du reste, c’est la nouvelle que vous attendiez avec tant d’impatience, n’est-ce pas ? Vous êtes sûrement folle de joie.

— Oui, mais…

D’un geste, Luiza ordonna à la domestique de sortir.

Gustavo poussa un soupir de lassitude.

— Qu’y a-t-il encore, Mãe ?

— Ce matin, j’ai longuement prié dans la chapelle. J’ai demandé conseil pour savoir si je devais ou non te répéter ce que j’ai appris.

— Vu que vous avez renvoyé la bonne, je présume que vous avez reçu une réponse. Et je suppose qu’il s’agit encore de quelque manquement aux convenances que vous reprochez à ma femme. Est-ce que je me trompe ?

Une expression douloureuse, volontairement exagérée, se peignit sur le visage de Luiza.

— Hélas, je crains que non.

— Alors, parlez. Et vite. J’ai beaucoup à faire aujourd’hui.

— J’ai des raisons de croire que ta femme… ne t’a pas été fidèle depuis ton mariage.

— Quoi ? s’écria Gustavo, furieux. Mãe, je pense sérieusement que vous perdez la tête ! Quelle preuve avez-vous pour avancer une telle accusation ?

— Gustavo, je comprends ta stupeur et ta colère, mais je peux t’assurer que j’ai toute ma tête. Et oui, je détiens la preuve.

— Vraiment ? Laquelle donc ?

— Notre chauffeur, Jorge, a vu Izabela entrer dans l’immeuble d’un certain… jeune monsieur.

— Vous voulez dire qu’il l’a emmenée quelque part en ville, pour rendre visite à une amie peut-être, et vous en tirez aussitôt une conclusion ridicule ! lança Gustavo en se levant de table. Je refuse de prêter l’oreille à vos sordides insinuations. Quel résultat espérez-vous donc obtenir ?

— Je t’en prie, Gustavo, assieds-toi et écoute. Ta femme n’a pas demandé à Jorge de la déposer à cette adresse. Il la conduit régulièrement chez Madame Duchaine. Et un après-midi, alors qu’il était retenu par la circulation, il a vu Izabela ressortir du salon de la couturière quelques minutes plus tard et partir à pied dans les rues d’Ipanema.

Gustavo se rassit à contrecœur.

— Vous avez chargé Jorge de l’espionner ?

— Si tu tiens à t’exprimer en ces termes, oui. Mais j’essayais seulement de te protéger, mon cher fils, et tu dois reconnaître que j’obéis à de louables intentions. Il y a quelque chose qui me tracasse depuis le début de votre mariage.

— Qu’est-ce donc ?

— Je… Eh bien, pour m’acquitter de mon rôle de mère, j’ai voulu m’assurer que ta nuit de noces s’était déroulée comme il convient… J’ai donc demandé confirmation à la femme de chambre du Copacabana Palace.

— Pardon ?

Gustavo était debout et se dirigeait vers sa mère, les yeux fous.

— Je t’en prie, Gustavo ! s’écria Luiza en levant les bras pour se protéger. Ta femme venait de passer plusieurs mois à Paris. J’ai pensé qu’il était de mon devoir de vérifier qu’elle était toujours… pure. La femme de chambre m’a appris qu’il n’y avait aucune trace de sang sur les draps ni sur la courtepointe.

Gustavo secoua la tête avec un effort visible pour contenir sa colère, mais le souvenir de cette première nuit, malgré lui, revint le troubler.

— Assez, Mãe, vous en avez déjà trop dit. Et je suis sûr que vous mourez d’envie de me révéler l’identité de la personne qu’Izabela rencontre en secret.

— Crois bien que je ne tire aucun plaisir de cette situation, dit Luiza, dont les yeux démentaient les paroles. Cette « personne » est quelqu’un que nous connaissons tous.

— Qui est-ce ?

— Un jeune monsieur que nous avons accueilli ici, sous notre propre toit. En fait, tu lui as remis une grosse somme d’argent pour offrir un cadeau de mariage à ta femme. Izabela se rend régulièrement chez monsieur Laurent Brouilly, le sculpteur.

Gustavo ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son ne sortit.

— Je comprends que c’est un choc terrible pour toi, Gustavo. Comme il se trouve par ailleurs que ta femme est enceinte, alors qu’elle semblait jusque-là incapable de concevoir, j’ai jugé nécessaire de t’avertir.

— Assez ! s’écria Gustavo. Oui, il est possible qu’Izabela soit allée voir cet homme, parce qu’ils étaient amis à Paris. Vous-même, vous lui avez envoyé Alessandra Silveira. Mais personne, et certainement pas vous, Mãe, ne s’est trouvé dans la chambre avec eux. Vous osez insinuer que l’enfant que porte ma femme est illégitime, ce que je trouve parfaitement scandaleux !

— Je comprends ta réaction, répliqua Luiza sans se démonter. Si je dis vrai, c’est en effet scandaleux.

Gustavo faisait les cent pas, luttant pour ne pas perdre son calme.

— Alors expliquez-moi pourquoi vous avez pris cet homme sous votre protection, puisque vous le soupçonniez manifestement d’être l’amant de ma femme ? C’est vous qui l’avez introduit en société, qui lui avez procuré des commandes. Si mes souvenirs sont exacts, vous lui avez même fourni un bloc de stéatite provenant des mines de notre famille pour lui permettre de travailler ! C’est grâce à vous qu’il a pu prolonger son séjour ici à Rio. Pourquoi le traiter ainsi si vous pressentiez qu’il avait une liaison avec Izabela ?

Gustavo foudroya sa mère du regard avant de continuer, criant presque à présent :

— Parce que, Mãe, vous cherchez à discréditer ma femme. Elle vous a déplu dès le début. Chaque jour, depuis son arrivée à la Casa, vous vous employez à la rabaisser et à lui témoigner votre agacement. Je ne serais pas étonné que vous ayez souhaité l’échec de notre mariage avant même qu’il ne soit célébré ! Je ne veux plus entendre parler de cette affaire ! Sachez aussi que j’ai la ferme l’intention de confier à Izabela le rôle qui lui revient de droit dans cette maison, et le plus tôt possible. Si vous essayez encore de vous immiscer dans notre vie privée, je vous chasserai ! Est-ce clair ?

— Très clair, répondit Luiza, imperturbable. De toute façon, tu n’as plus à te soucier de monsieur Brouilly. Il part demain pour Paris.

— Vous continuez à l’espionner ? lâcha Gustavo, haletant de rage.

— Pas du tout. J’ai interrompu mon mécénat dès que ta femme est partie pour la fazenda avec sa mère. Sans plus aucune commande, et avec Izabela absente de Rio, je savais qu’il ne tarderait pas à plier bagages. Il m’a écrit il y a deux jours pour m’annoncer son départ et me remercier de mon soutien. Tiens, dit Luiza en lui tendant une lettre, lis toi-même. Son adresse à Ipanema figure sur l’enveloppe.

Gustavo lança à sa mère un regard chargé de haine et lui arracha l’enveloppe des mains. Il tremblait tellement qu’il eut du mal à la glisser dans la poche de son pantalon.

— Vous prétendez que vous avez fait cela par amour pour moi, mais je n’en crois rien. Et je ne veux plus entendre un seul mot sur le sujet. Vous m’avez bien compris ?

Luiza esquissa un mince sourire en regardant son fils quitter la pièce.

* * *

Gustavo réussit à maintenir une calme contenance quand Izabela partit avec sa femme de chambre chez Madame Duchaine. En regardant la voiture descendre l’allée, il songea un instant à interroger le chauffeur pour vérifier les propos de sa mère, mais il chassa aussitôt cette idée. Comment pourrait-il se fier à Jorge, qui travaillait pour Luiza depuis plus de trente ans ? Lorsqu’il revint dans le salon, il lutta contre une folle envie d’attraper la bouteille de whisky. Il savait qu’un verre ne lui suffirait pas, et il voulait garder les idées claires.

Comment la joie qu’il éprouvait ce matin avait-elle pu s’évanouir, à peine deux heures plus tard, pour céder place à tant de colère et de confusion ? Tandis qu’il arpentait la pièce, il se rejoua la conversation avec sa mère et essaya de mobiliser sa raison. Même si l’on accordait une once de crédit à cette histoire, il fallait un esprit dérangé pour accuser Izabela de lui faire endosser cette paternité à la place d’un autre ! Après tout, de nombreuses femmes mariées avaient des admirateurs, et il n’était pas stupide au point de penser qu’il pût en aller différemment avec sa jolie femme. Peut-être ce Brouilly s’était-il pris d’amitié pour elle à Paris. Ou bien, il lui avait demandé de poser à nouveau pour lui, ici à Rio… Gustavo voulait bien tout envisager. Tout, plutôt que croire qu’elle s’était donnée à lui.

Cependant, une parole de sa mère en particulier le troublait : l’absence de sang le soir de leur nuit de noces. Gustavo n’était pas médecin, et peut-être Izabela disait-elle vrai ce soir-là, mais…

Il s’effondra dans un fauteuil, au désespoir.

Si elle avait menti, l’ampleur de cette trahison était tout simplement insupportable. Lui qui l’avait encouragée à partir à Paris, par pur altruisme, parce qu’il l’aimait sincèrement et lui accordait toute confiance !

Au milieu de son désarroi, l’idée lui vint que le mieux serait d’oublier cette sordide affaire. Dans la lettre adressée à sa mère, Brouilly déclarait en effet qu’il prenait le bateau pour Paris le lendemain. Quoi qu’il se fût passé entre sa femme et lui, tout était évidemment terminé maintenant.

Oui, décida Gustavo en attrapant les journaux, il n’y penserait plus. Mais il eut beau tenter de se concentrer sur la débâcle financière, autant au Brésil qu’en Amérique, il entendait encore la voix de sa mère, semant dans son esprit des graines qu’il était désormais impossible d’extraire, ainsi qu’elle l’avait prévu. Tant qu’il n’en aurait pas le cœur net, il ne trouverait jamais la paix. Voyant que Jorge était revenu après avoir déposé Izabela en ville, il attrapa son chapeau et monta avec lui en voiture pour se lancer sur ses traces.

* * *

Debout devant le miroir, Bel écoutait Madame Duchaine se répandre en félicitations et lui assurer qu’elle n’aurait aucune difficulté à reprendre ses robes durant les mois à venir, à mesure que son corps se transformerait.

— J’ai toujours pensé que les formes d’une femme enceinte avaient quelque chose de fascinant, continua Madame Duchaine.

À cet instant, Bel croisa le regard de Loen et lui fit un signe de tête imperceptible.

Loen se leva et s’approcha de sa maîtresse.

— Senhora, je vais aller vous chercher le fortifiant que le médecin a recommandé. La pharmacie est à deux pas, je n’en ai pas pour longtemps.

Bel réprima un douloureux sourire en entendant sa femme de chambre répéter la phrase convenue. Et elle lut aussi l’inquiétude dans les yeux de Loen lorsque celle-ci partit. C’était beaucoup demander à sa femme de chambre, mais quel autre choix avait-elle ?

Fais vite, pensa-t-elle, puis, prenant une grande inspiration, elle se retourna vers le miroir.

* * *

Gustavo s’était fait conduire à son club, qui ne se trouvait qu’à quelques minutes à pied du salon de Madame Duchaine. Puisqu’il était parti vingt minutes après sa femme, il décida de se rendre directement chez la couturière et prit place à un coin de la terrasse d’un café non loin. Il se sentait un peu ridicule, abrité derrière le journal qu’il feignait de lire tout en surveillant la rue.

Vingt minutes plus tard, sa femme n’était toujours pas ressortie pour filer chez son prétendu amant. Gustavo n’avait plus qu’une envie : partir, oublier toute l’affaire. Pourtant, à la pensée que Bel avait peut-être prévu un bref essayage pour se donner un alibi, il serra les dents et s’obligea à attendre.

Bientôt, une silhouette familière apparut à la porte du salon et s’éloigna d’un pas pressé. C’était Loen. Il se leva brusquement, renversant le café qu’il n’avait pas bu, jeta quelques pièces de monnaie sur la table et la suivit. Elle prenait la direction de l’adresse de Bouilly.

Mon Dieu, faites que ce soit une coïncidence, pria-t-il en la dépassant, sur le trottoir opposé. Parvenu en face de l’immeuble de Brouilly, il traversa la rue et se dissimula sous la porte cochère du bâtiment voisin. Là, il vit la femme de chambre hésiter, comme si elle cherchait son chemin, puis s’approcher de l’entrée de l’immeuble. Émergeant alors de sa cachette, il se dressa devant elle.

— Bonjour, Loen, lança-t-il d’une voix qui se voulait aimable. Que fais-tu donc ici ?

La terreur qui se peignit sur le visage de la domestique apportait à elle seule la preuve criante de la culpabilité d’Izabela. Il croisa les bras, attendant la réponse.

— Je…

Il remarqua alors qu’elle gardait la main sur la poche de son tablier, d’où dépassait le coin d’une enveloppe.

— Ta maîtresse t’aurait-elle chargée de livrer quelque chose ?

— Senhor, je cherchais la pharmacie. Je… Je me suis trompée d’adresse. Pardonnez-moi…

— Vraiment ? Tu as une ordonnance à déposer pour ma femme ?

— Oui. Ce doit être plus loin, dit-elle.

En voyant le soulagement dans les yeux de Loen, il comprit qu’il venait de lui fournir une excuse.

— Je sais parfaitement où se trouve l’officine. Donne-moi donc l’ordonnance, je l’apporterai moi-même.

— Senhor… La senhora Bel m’a fait jurer de la remettre au pharmacien en mains propres.

— Elle ne te reprochera pas de l’avoir confiée à son mari, n’est-ce pas ?

— Non…, souffla Loen, résignée, en baissant les yeux.

Gustavo tendit la main. Loen lui donna l’enveloppe, les traits tordus par l’angoisse.

— Merci, dit-il en empochant le pli. Je te promets qu’elle parviendra à son destinataire. Allez, va vite retrouver ta maîtresse. Elle doit se demander où tu es passée.

— Senhor, s’il vous plaît…

Gustavo la fit taire d’un geste.

— À moins que tu ne veuilles être renvoyée sur-le-champ, je te suggère de ne pas parler de notre rencontre à la senhora Bel. Elle compte sur ta loyauté, certes, mais c’est moi qui décide de garder ou non un employé chez moi. Tu me comprends ?

— Oui, senhor, répondit la jeune domestique, la voix tremblante et les yeux pleins de larmes.

— Retourne donc chez Madame Duchaine. Au passage, tu prendras le médicament à la pharmacie, puisque c’était ton alibi. L’officine se trouve tout près du salon.

— Oui, senhor.

Après une révérence craintive, Loen se détourna et repartit.

Gustavo héla aussitôt un taxi, et, sachant qu’il lui faudrait avaler une bonne dose de whisky avant d’oser affronter le contenu de l’enveloppe, il se fit conduire à son club.

* * *

Loen s’était cachée au coin de la rue, tremblant tellement que ses jambes ne la soutenaient plus. Accroupie dans le renfoncement d’une porte, elle vit passer Gustavo assis à l’arrière d’un taxi.

Elle laissa tomber sa tête entre ses genoux, essayant de calmer sa respiration et de se remettre de son choc. Même sans l’avoir lu, elle se doutait bien du message que contenait l’enveloppe et n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle devait faire à présent. Si seulement Bruno était là pour la conseiller, pensa-t-elle avec désespoir.

Elle aussi se débattait avec des soucis personnels – bien qu’elle n’eût pas encore trouvé le courage de parler à sa maîtresse, qui était déjà affligée par la mort de sa mère et venait en plus de se découvrir enceinte.

À la vérité, la senhora Bel n’était pas la seule femme de la maison à attendre une naissance. Loen avait connaissance de son propre état depuis trois semaines, et lorsqu’elle l’avait annoncé à Bruno, juste avant de quitter la fazenda, il lui avait fait promettre de demander à Bel de l’envoyer vivre à la plantation afin qu’ils puissent se marier et élever leur enfant.

Loen ignorait à qui appartenait la fazenda, mais elle croyait savoir qu’un homme, en se mariant, héritait des biens de sa femme. Et si tel était le cas, Bruno et elle risquaient de perdre leur place. Gustavo détenait le pouvoir d’anéantir tous leurs projets d’avenir. Noirs, pauvres, à la rue, ils n’auraient d’autre choix que de se réfugier dans une favela et où ils mèneraient une existence misérable comme tant de leurs semblables.

La respiration un peu apaisée, l’esprit plus clair, Loen effleura du bout des doigts son ventre porteur d’une vie nouvelle. Comme Bel, elle aussi devait prendre une décision. Et vite. Le maître lui avait ordonné de garder le silence – ce qui signifiait trahir la confiance de sa maîtresse. En d’autres circonstances, elle ne lui aurait pas obéi, quel que soit le prix à payer. Elle serait vite retournée chez Madame Duchaine et aurait tout raconté à la senhora Bel. Après tout, elle était à son service depuis son enfance. Elle devait tout – et déjà sa mère avant elle – à la famille Bonifacio.

Mais, à présent, Loen devait penser à elle-même. De son ventre, ses doigts glissèrent dans l’autre poche de son tablier et palpèrent la petite pierre. Peut-être lui serait-il plus facile de mentir si, au moins, elle avait accompli la moitié de sa mission.

Brusquement, Loen se leva et partit en courant vers l’immeuble de Laurent Brouilly.

Quelques minutes plus tard, hors d’haleine, elle frappait à sa porte.

Le battant s’ouvrit aussitôt et des bras se tendirent vers elle.

— Ma chérie, je commençais à être inquiet…

La joie de Laurent fit place à une expression horrifiée.

— C’est elle qui t’envoie ? demanda-t-il en vacillant, une main sur la poignée pour se retenir.

— Oui.

— Alors, elle ne viendra pas ?

— Non, senhor, je suis désolée. Elle m’a chargée de vous apporter quelque chose.

Loen lui tendit le carreau de stéatite.

— Je crois qu’il y a un message au dos, souffla-t-elle.

Après avoir lu l’inscription, Laurent leva vers la jeune servante des yeux pleins de larmes.

— Merci… Je veux dire, obrigado.

Et il referma la porte.

* * *

Gustavo prit place dans un coin tranquille de la bibliothèque, presque déserte comme tous les jours depuis la crise de Wall Street. Il commanda le whisky dont il avait tant besoin et contempla l’enveloppe posée sur la table devant lui. Après avoir bu ce premier verre d’un trait, il s’en fit aussitôt apporter un autre, inspira profondément et ouvrit la lettre.

Quelques minutes plus tard, il commanda un troisième whisky et resta assis sans bouger, le regard hébété.

Cette lettre, qu’elle prouvât ou non ce que sa mère insinuait, lui révélait sans le moindre doute que sa femme avait été passionnément amoureuse d’un autre homme. Au point qu’elle avait même envisagé de s’enfuir avec lui à Paris.

Mais Gustavo lisait aussi un autre message entre les lignes : si Izabela avait sérieusement envisagé de partir avec Brouilly, alors ce dernier devait avoir connaissance de son état. Et par conséquent, l’enfant que portait sa femme était certainement celui de son amant…

Gustavo relut la lettre. D’un autre côté, n’était-ce pas une manière de se débarrasser de Brouilly définitivement ?

Gustavo soupira, conscient de chercher désespérément quelque chose à quoi se raccrocher. Il se représenta Brouilly, ses traits fins et virils, l’aura d’artiste qui ajoutait encore au charme de sa personne. Indubitablement, un homme que les femmes trouvaient séduisant. Bel avait posé pour lui pendant des heures à Paris… Dieu sait ce qu’il s’était passé entre eux.

Et lui, il l’avait laissée partir, comme un agneau innocent que l’on envoie au massacre, ainsi que l’avait prédit sa mère.

Durant la demi-heure qui suivit, avalant un whisky après l’autre, Gustavo fut ballotté par une série de puissantes émotions : chagrin, désespoir, colère noire à l’idée que sa femme avait fait de lui un risible cocu. Il savait qu’il était parfaitement en droit de rentrer chez lui, de montrer la lettre à Izabela et de la jeter à la rue sur-le-champ, alors même qu’il venait d’offrir à son père une belle somme d’argent ! Avec une telle lettre pour preuve, il pouvait détruire la réputation de sa femme et de son beau-père à jamais, et divorcer en invoquant l’adultère.

Oui, oui, il pouvait faire tout cela, pensa Gustavo en rassemblant son courage – il n’était pas le petit garçon timoré et faible dont sa mère dressait le portrait.

Mais la jubilation qui se peindrait sur le visage de Luiza, s’il reconnaissait qu’elle avait eu raison à propos d’Izabela… Non, cette vision lui était tout simplement insupportable.

Il pouvait aussi se rendre chez Brouilly. Lui reprocherait-on de tirer sur cet homme à bout portant ? En tout cas, il exigerait la vérité, et il savait qu’il l’obtiendrait. Brouilly n’avait plus rien à perdre maintenant en avouant. Parce qu’Izabela restait avec son mari.

Elle reste avec moi…

Cette pensée l’apaisa. Malgré l’immense amour qu’elle déclarait à Brouilly, sa femme avait décidé de ne pas le suivre à Paris. Alors, peut-être ignorait-il qu’Izabela était enceinte. Car, après tout, si elle le croyait vraiment le père de son enfant, ne l’aurait-elle pas suivi sans se préoccuper des conséquences ?

Gustavo en était là de ses réflexions lorsqu’il quitta le club une heure plus tard : quoi qu’il se fût passé entre sa femme et le sculpteur, c’était lui, son mari, qu’elle avait choisi. Brouilly s’embarquait le lendemain et disparaîtrait de leur vie pour de bon.

Tandis qu’il descendait d’un pas mal assuré les marches du club et se dirigeait vers la plage pour dessoûler, il sut que sa décision était prise.

Peu importait ce que sa femme avait fait ou n’avait pas fait. Il ne gagnerait rien à la chasser. Elle irait alors rejoindre Brouilly à Paris et c’en serait terminé de leur mariage.

Il allait donc rentrer chez lui et annoncer à sa mère qu’après avoir mené son enquête, il n’avait pas trouvé la moindre preuve. Au bout du compte, il en retirerait une satisfaction infiniment plus grande que s’il présentait la lettre à Izabela en la sommant de s’expliquer.

Gustavo contempla longuement les vagues qui roulaient sans répit sur le sable au grain si fin, si fragile. Il poussa un soupir résigné.

Quoi qu’elle ait fait, il l’aimait toujours.

S’approchant de la grève, il sortit la lettre de sa poche et la déchira, lançant dans le vent les menus morceaux que les eaux engloutirent.