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— Allô ? a dit une voix familière au bout du fil.
— Ma, c’est moi, Maia.
— Maia ! Comment vas-tu, chérie ? Je n’ai pas eu de nouvelles de toi depuis des siècles, a ajouté Marina avec un soupçon de reproche.
— Oui, je suis désolée, Ma. Ce n’était pas très gentil de ma part. J’ai été… très occupée, ai-je dit en me retenant de rire tandis qu’une main caressait mon ventre nu. Je voulais juste te prévenir que je serai à la maison demain vers l’heure du thé. Et… J’amène quelqu’un avec moi.
— Veux-tu loger ton amie dans la maison ou chez toi au Pavillon ?
— Mon ami dormira avec moi au Pavillon, ai-je répondu en souriant à Floriano.
— Parfait. Je vous prépare à dîner ?
— Non, surtout ne t’embête pas. Je t’appellerai demain pour te dire à quelle heure exactement envoyer Christian nous chercher.
— Très bien, ma chérie. À demain.
Après avoir posé le combiné sur la table de chevet, je me suis allongée de nouveau entre les bras de Floriano. Je me demandais ce qu’il penserait en voyant la maison où j’avais grandi.
— Ne sois pas choqué, d’accord ? Et ne t’imagine pas que j’ai été élevée comme une princesse. Nous menions une existence assez simple, dans ce décor grandiose.
— Querida, a-t-il dit en me serrant contre lui, j’ai hâte de tout découvrir de ta vie. Mais n’oublie pas que je sais d’où tu viens. Et maintenant… Pour notre dernier jour à Paris, je vais t’emmener voir quelque chose qui vaut vraiment le coup d’œil.
— On est vraiment obligés d’y aller ? ai-je demandé en m’étirant langoureusement contre lui.
— Oui, je crois que ce serait une bonne idée, a répondu Floriano. Mais pas tout de suite…
* * *
Deux heures plus tard, nous avons quitté l’hôtel et Floriano a hélé un taxi. Il a même réussi à donner l’adresse au chauffeur en français.
— Derrière les Champs-Élysées, c’est ça ? ai-je répété, pour m’assurer aussi que le chauffeur avait bien compris.
— Oui. Je vois que tu doutes des progrès foudroyants que j’ai accomplis dans ma nouvelle langue préférée.
— Non, pas du tout… Mais tu veux vraiment me montrer un jardin public ?
Il a posé un doigt sur mes lèvres.
— Chut… Aie confiance, Maia.
Nous sommes descendus devant la grille d’un petit square, avenue de Marigny. Floriano a réglé la course, puis m’a pris la main et m’a entraînée jusqu’au centre du jardin. Il y avait là une jolie fontaine, avec la statue en bronze d’une femme nue représentée dans une pose sensuelle. Je me suis tournée vers Floriano d’un air interrogateur.
— Regarde bien, Maia, et dis-moi qui c’est.
J’ai observé la statue et, soudain, la lumière s’est faite. Izabela, mon arrière-grand-mère, saisie dans un instant de pur plaisir, la tête rejetée en arrière et les mains offertes, paumes tournées vers le ciel…
— Cette sculpture a été réalisée par le professeur Laurent Brouilly, ton arrière-grand-père. C’est un hommage secret à son amour pour ton arrière-grand-mère. Et ses mains… Bien qu’elles soient plus petites ici, évidemment, je les ai comparées avec celles du Cristo, et je suis convaincue que ce sont les mêmes. Je te montrerai plus tard les photos qui le prouvent, mais pour moi, il n’y a aucun doute. Surtout que, d’après les lettres d’Izabela à Loen, c’est ici qu’elle a rencontré Laurent pour la dernière fois à Paris.
Je me suis demandé ce qu’Izabela aurait pensé en voyant qu’elle avait été une fois de plus immortalisée ; non pas comme la vierge innocente de la première sculpture, mais sous les traits d’une femme épanouie et sensuelle, l’œuvre d’un homme qui l’avait profondément aimée. Et d’un père qui, par les hasards de la fortune, avait pu aussi connaître et aimer la fille qu’ils avaient conçue ensemble.
Floriano a glissé un bras sur mes épaules et s’est penché vers moi pour me chuchoter à l’oreille :
— Un jour, moi aussi j’écrirai un livre magnifique pour te rendre hommage.
* * *
J’ai observé le visage de Floriano pendant que la vedette nous emmenait chez moi. J’avais été absente à peine trois semaines, mais il me semblait être partie depuis bien plus longtemps. Les voiles de minuscules bateaux sillonnaient le lac comme des ailes d’anges. Bien qu’il fût plus de six heures du soir, il faisait encore très chaud et le soleil brillait dans un ciel sans nuage. À la vue des arbres qui signalaient la maison, j’ai eu le sentiment d’avoir vécu toute une vie depuis que j’avais quitté Atlantis.
Après avoir amarré le bateau le long de la jetée, Christian nous a aidés à descendre. Il s’est interposé quand Floriano a voulu prendre nos bagages.
— Laissez, monsieur, je vous les apporterai tout à l’heure.
— Meu Deus ! s’est exclamé Floriano tandis que nous remontions vers la maison. On dirait vraiment une princesse de retour dans son château !
J’ai présenté Floriano à Marina, qui s’est efforcée de dissimuler sa surprise en s’apercevant que mon amie était en réalité un ami. Puis je lui ai fait visiter la maison et les jardins, redécouvrant à travers ses yeux la beauté de l’endroit où je vivais.
Alors que le soleil commençait à descendre derrière les montagnes de l’autre côté du lac, je lui ai montré le jardin secret de Pa Salt au bord de l’eau. Partout s’épanouissaient les couleurs de juillet, à l’apogée de leur splendeur. Nous nous sommes assis sous la tonnelle de roses qui sentaient délicieusement bon – là où j’avais si souvent trouvé mon père assis, plongé dans une contemplation silencieuse.
— Qu’est-ce que c’est, ça ?
— Une sphère armillaire. Je t’ai raconté comment mes sœurs et moi l’avons découverte après la mort de Pa Salt. Elle porte notre nom à chacune gravé sur un anneau avec des coordonnées géographiques. Ainsi qu’une inscription en grec.
Floriano s’est levé pour aller l’inspecter de plus près.
— Te voilà… Que dit ton inscription ?
— Ne laisse jamais ta peur décider de ton destin, ai-je répondu avec un petit sourire ironique.
— Je crois que ton père te connaissait bien… Et là ? Pourquoi n’y a-t-il rien sur cet anneau ?
— Pa nous a donné les noms des étoiles de la constellation des Sept Sœurs. Nous attendions la septième, mais elle n’est jamais arrivée… Elle ne viendra plus, maintenant, ai-je conclu tristement.
— C’est un très beau cadeau d’adieu qu’il a offert à ses filles. Ton père devait être un homme intéressant.
— Oui. Même si, à sa mort, j’ai réalisé que nous ne savions rien de lui. C’était une énigme… Je continue à me demander ce qu’il faisait au Brésil au moment de ma naissance. Et pourquoi il m’a choisie, moi.
— Tu pourrais poser d’autres questions dans le même genre : pourquoi une âme choisit tel ou tel corps, ou pourquoi c’est à toi qu’on a confié la traduction de mon livre, grâce auquel tout a commencé pour nous. La vie obéit au hasard, Maia. C’est une loterie.
— Peut-être… Est-ce que tu crois au destin ?
— Il y a un mois, j’aurais sûrement répondu que non. Mais je vais t’avouer un petit secret, a-t-il dit en me prenant la main. Juste avant que nous nous soyons rencontrés, c’était l’anniversaire de la mort de ma femme, et je me sentais très abattu. Moi aussi, comme toi, j’étais seul depuis trop longtemps. Je me rappelle que je regardais le Cristo couronné d’étoiles, debout sur la terrasse, et j’ai demandé à Andrea de m’envoyer quelqu’un qui me donnerait une raison de continuer. Le lendemain, mon éditeur m’a transmis ton mail en me suggérant de te prendre en charge pendant ton séjour à Rio. Alors, oui, Maia, je crois que tu m’as été envoyée. Et moi aussi, à toi.
Il m’a serré la main, puis a retrouvé sa légèreté, comme toujours après un moment de trop grand sérieux.
— Sauf que, maintenant que j’ai vu où tu habitais, je doute que tu reviennes de sitôt dans mon minuscule appartement.
Nous sommes partis vers le Pavillon, mais Marina, que j’avais pourtant priée ne pas se soucier de notre dîner, nous a interceptés en chemin.
— Claudia a préparé une bouillabaisse qui est encore chaude sur la gazinière, si vous avez faim.
— Avec plaisir, a répondu Floriano, enthousiaste. Merci, Marina. Vous nous accompagnez ?
— Non, merci, Floriano. J’ai déjà mangé.
Pendant que nous dégustions la délicieuse bouillabaisse dans la cuisine, nous avons soudain pris conscience que c’était notre dernier repas ensemble. Floriano, qui avait déjà prolongé son séjour en Europe, devait absolument rentrer. Et moi… eh bien, je ne savais pas.
Après le dîner, je l’ai emmené dans le bureau de Pa pour lui montrer une photo – la meilleure, selon moi – de mon père avec nous, ses six filles. Et j’ai nommé chacune de mes sœurs.
— Vous êtes toutes tellement différentes, a fait observer Floriano. Et ton père était beau aussi…
Au moment où il replaçait la photo sur l’étagère, son attention a été attirée par quelque chose qu’il a fixé intensément.
— Maia, tu as vu ça ?
Au milieu des divers trésors personnels de Pa Salt, il y avait une statuette miniature du Cristo.
— Oui, souvent. Ce n’est qu’une reproduction.
— Je n’en suis pas si sûr… Je peux la prendre ?
— Évidemment, ai-je répondu, ne comprenant pas pourquoi il s’intéressait tant à un objet que l’on vendait par milliers, pour une poignée de reais, dans les boutiques à touristes de Rio.
— Regarde la finesse de l’exécution, a-t-il dit en passant un doigt sur les plis de la robe du Cristo. Et là…
Un nom était gravé au bas de la statuette.
Landowski
— Maia, il ne s’agit pas d’une reproduction. Elle est signée par le sculpteur lui-même ! Tu te souviens que dans ses lettres à Loen, Bel parlait des versions miniatures que Heitor da Silva Costa avait commandées à Landowski, avant d’adopter la version définitive ? Tiens…
Il m’a tendu la statuette, dont le poids m’a surprise. En effleurant moi aussi les traits délicats du Cristo, j’ai su que Floriano avait raison : je tenais entre les mains l’œuvre d’un maître artisan.
— Mais comment Pa se la serait-il procurée ? Il l’a peut-être achetée à une vente aux enchères ? Ou alors c’est un cadeau offert par un de ses amis ? Ou bien… vraiment, je ne sais pas.
— Tout cela est possible. En tout cas, hormis celles que possède la famille Landowski, il n’existe aujourd’hui que deux autres statuettes répertoriées, et elles appartiennent à des parents de Heitor da Silva Costa. Il faudrait l’authentifier, bien sûr, mais quelle découverte !
Devant l’excitation de Floriano, j’ai deviné qu’il posait sur la statuette un regard d’historien, alors que moi, j’essayais simplement de comprendre comment elle avait pu arriver entre les mains de mon père.
— Excuse-moi, Maia, je m’emballe, a repris Floriano. Tu voudras la garder, bien évidemment. Pourrions-nous l’emporter au Pavillon, juste pour ce soir ? J’aimerais l’admirer encore un peu.
— Bien sûr, ai-je répondu. Tout ce qui se trouve dans cette maison appartient maintenant à mes sœurs et à moi, et je suis convaincue qu’elles n’y verraient aucun inconvénient.
— Viens, allons nous coucher, a-t-il murmuré en me caressant tendrement la joue.
* * *
J’ai à peine fermé l’œil cette nuit-là, rongée par la pensée que Floriano partait le lendemain. Même si je m’étais constamment exhortée à vivre notre relation au jour le jour, je sentais l’angoisse me gagner à mesure que le matin approchait. J’ai regardé Floriano qui dormait paisiblement à côté de moi. Dès qu’il aurait quitté Atlantis, ma vie redeviendrait exactement celle qu’elle avait été avant mon escapade à Rio.
Floriano et moi avions très peu parlé d’avenir, et certainement pas en termes concrets. Je savais qu’il éprouvait vraiment quelque chose pour moi, comme il me l’avait si souvent répété pendant qu’il me faisait l’amour. Mais, puisque nous habitions chacun d’un côté du monde, je devais accepter la possibilité que notre histoire ne soit bientôt plus qu’un agréable souvenir.
J’ai remercié le Ciel quand le réveil a sonné, mettant fin à cette nuit douloureuse, et j’ai foncé sous la douche pendant que Floriano s’attardait au lit. Je redoutais d’entendre une parole convenue dans sa bouche, un mot habilement tourné pour adoucir la réalité de notre séparation imminente. Après m’être habillée en toute hâte, je lui ai annoncé que j’allais préparer le petit déjeuner. Christian devait arriver avec la vedette vingt minutes plus tard… Puis, quand Floriano est apparu sur le seuil de la cuisine, je suis sortie précipitamment en prétextant quelque urgence dans la maison et lui ai donné rendez-vous à la jetée.
Il a essayé de me parler, mais je ne me suis pas arrêtée. Une fois à la maison, incapable d’affronter Marina ou Claudia, je me suis enfermée dans le cellier, souhaitant désespérément que le temps s’accélère pour que nos adieux soient déjà terminés. Enfin, quelques minutes avant l’heure prévue pour le départ de la vedette, je suis sortie sur la terrasse. Floriano était là, en compagnie de Marina.
— Où étais-tu passée, chérie ? Ton ami doit partir tout de suite, sinon il va rater son avion, s’est exclamée Marina en me lançant un regard perplexe, avant de se retourner vers Floriano. J’ai été ravie de faire votre connaissance, et j’espère que nous aurons bientôt le plaisir de vous revoir à Atlantis. Bon, je vous laisse vous dire au revoir.
À peine avait-elle tourné les talons que Floriano m’a interrogée.
— Maia ? Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, rien… Allez, Christian t’attend. Dépêchons-nous…
Il a ouvert la bouche pour parler, mais j’ai filé vers la jetée sans lui laisser d’autre choix que de me suivre. Christian lui a tendu la main pour l’aider à grimper dans la vedette et a démarré.
— Adeus, Maia, a dit Floriano, les yeux emplis de tristesse – et le bateau s’est écarté du quai et a accéléré. Je t’écrirai ! a-t-il lancé au moment où Christian mettait le cap sur Genève.
Il a crié autre chose, mais ses paroles se sont noyées dans le bruit du moteur de la vedette qui s’éloignait d’Atlantis. Et de moi.
J’ai remonté la pelouse, accablée et furieuse contre moi-même. Quelle adulte pitoyable étais-je donc, pour être à ce point incapable de gérer une séparation ? D’autant que je la savais inévitable depuis le début. Je rageais de m’apercevoir que le traumatisme de ma relation avec Zed – après tant d’années – contrôlait encore ma vie.
Marina m’attendait devant le Pavillon, bras croisés, sourcils froncés.
— Que s’est-il passé, Maia ? Vous vous êtes disputés ? Floriano a l’air tellement gentil… Tu lui as à peine dit au revoir, et ni lui ni moi ne savions où tu étais.
J’ai haussé les épaules, me sentant comme une adolescente mal élevée que l’on gronde.
— J’étais… occupée. Désolée. Au fait, je vais aller à Genève pour voir Georg Hoffman. Tu as besoin de quelque chose ? ai-je demandé, changeant délibérément de sujet.
Le regard de Marina s’est assombri.
— Non, merci, ma chérie.
Là-dessus, elle m’a laissée, et je me suis sentie parfaitement ridicule.
* * *
Le cabinet de Georg Hoffman était situé dans le quartier des affaires de Genève. Son bureau, moderne et élégant, comportait d’immenses baies vitrées d’où l’on avait une vue magnifique sur le port.
— Quelle bonne surprise, Maia, a-t-il dit en se levant pour m’accueillir. J’ai appris que vous étiez partie en voyage.
— Oui. Qui vous l’a dit ?
— Marina, bien sûr. Que puis-je pour vous ?
Je me suis éclairci la gorge.
— Je viens pour deux raisons, en fait.
— Je vous écoute.
— Savez-vous ce qui a amené Pa Salt à me choisir, moi, lorsqu’il a voulu adopter un premier enfant ?
Georg a paru surpris.
— Mon Dieu, Maia. J’étais l’avocat de votre père, pas son confident.
— Je pensais que vous étiez amis…
— C’est exact. De mon point de vue, en tout cas, nous l’étions. Mais comme vous le savez, votre père était un homme très secret. Et même si j’aime à croire qu’il m’accordait sa confiance, je restais néanmoins un employé qui ne doit pas poser de questions. J’ai appris votre existence quand il m’a demandé de m’occuper des formalités concernant votre adoption auprès des autorités suisses.
— Vous ignorez donc quel lien il aurait pu avoir avec le Brésil ? ai-je insisté.
— Au niveau personnel, je n’en ai pas la moindre idée. Il y faisait des affaires, évidemment. Mais comme partout dans le monde, a précisé Georg. Non, je crains de ne pas pouvoir vous éclairer sur ce point.
Déçue, bien que je me sois attendue à cette réponse, j’ai tout de même poursuivi :
— Quand j’étais au Brésil, grâce aux indices que Pa m’a laissés, j’ai rencontré ma grand-mère. Hélas, elle est morte il y a seulement quelques jours. Elle m’a raconté que lorsque mon père était venu m’adopter, il était en compagnie d’une femme. L’orphelinat a présumé qu’il s’agissait de son épouse. Était-il marié ?
— Non. Il ne l’a jamais été, à ma connaissance.
— Cette femme était-elle sa petite amie à l’époque ?
— Maia, pardonnez-moi, mais j’ignore vraiment tout de la vie privée de votre père. Je suis désolé, je ne peux pas vous aider. Vous disiez être venue pour deux raisons… Voulez-vous m’exposer la seconde ?
Il était manifeste que je n’obtiendrais rien de plus. Je devais donc me rendre à l’évidence : jamais je ne connaîtrais toutes les circonstances de mon adoption. J’ai pris une grande inspiration pour aborder l’autre sujet qui m’importait :
— Comme je vous l’ai dit, ma grand-mère maternelle est décédée récemment. Elle m’a légué deux propriétés au Brésil et une petite somme d’argent.
— Je vois. Et vous voudriez que j’agisse en votre nom pour le règlement de la succession ?
— Oui. Mais, surtout, j’aimerais faire un testament moi aussi. Et donner ces biens à… un parent.
— Parfait. Cela ne pose aucun problème. C’est d’ailleurs un geste que je conseille à tous mes clients, quel que soit leur âge. Il vous suffit de me remettre la liste de vos bénéficiaires, en incluant les legs mineurs à des amis, connaissances, etc. Je m’occupe du reste.
J’ai hésité un moment, ne sachant comment formuler ma requête suivante.
— Je voulais aussi vous demander… Quand des parents ont confié un bébé à l’adoption, est-ce difficile de retrouver la trace de l’enfant ?
Georg m’a considérée avec attention, mais il ne semblait pas du tout étonné par ma question.
— Extrêmement difficile. Vous imaginez bien qu’il faut garantir la sécurité et la stabilité affective de l’enfant adopté, surtout lorsqu’il est encore jeune. Aucun organisme d’adoption ne peut prendre le risque de voir des parents naturels regretter ensuite leur décision et se présenter à l’enfant. Ce serait un choc terrible. Pour les parents adoptifs aussi. En revanche, si, sur votre modèle, l’enfant adopté souhaite rechercher ses parents biologiques lorsque la loi l’y autorise, c’est une autre affaire.
— Donc si un enfant adopté, ici en Suisse, voulait rechercher sa mère ou son père biologique, où s’adresserait-il ?
— À l’autorité centrale fédérale. Il devra pour cela attendre encore quelques années… Dix-huit ans, c’est l’âge requis pour tout enfant adopté qui souhaite connaître l’identité de ses parents biologiques.
Une légère rougeur a envahi ses joues pâles. Et à cet instant, j’ai compris qu’il savait.
— Et si un parent biologique, ai-je continué bravement, désirait léguer quelque chose par testament à un enfant qu’il ou elle a confié à l’adoption, quelle serait la procédure ?
J’ai vu que Georg prenait le temps de répondre, choisissant soigneusement ses mots.
— L’avocat de ce parent devrait aussi soumettre la situation aux autorités compétentes, lesquelles contacteraient l’enfant – à condition qu’il ait seize ans révolus.
— Et s’il avait moins de seize ans ?
— Alors les autorités se mettraient en relation avec les parents adoptifs, qui ont le droit de décider s’il est dans l’intérêt de l’enfant d’être informé de ce legs.
Curieusement, je me sentais de plus en plus assurée.
— Et si les autorités ne parvenaient pas à localiser l’enfant en question, serait-il facile de le retrouver, pour un avocat qui aurait recours à… des moyens moins conventionnels ?
Georg m’a dévisagée longuement. Pendant ce silence, ses yeux m’ont répondu, mieux que les mots ne pouvaient le faire.
— Pour un avocat compétent, Maia, ce serait très facile.
* * *
J’ai dit à Georg que j’allais suivre ses conseils et rédiger un testament, mais aussi lui adresser une lettre qu’il conserverait pour le cas où il serait un jour contacté par un organisme d’adoption, ou par un garçon né à la date que je lui communiquerais. Puis je suis partie.
Comme je n’avais pas du tout envie de rentrer chez moi avant d’avoir digéré tout ce que je venais d’apprendre, je me suis installée à la terrasse d’un café au bord du lac et j’ai commandé une bière. En temps normal, je détestais la bière, mais cette fois, quand j’ai bu au goulot après avoir refusé le verre apporté par la serveuse, le goût m’a réconfortée en me rappelant Rio.
Si Georg connaissait l’existence de mon fils, alors Pa Salt aussi était au courant. Je me suis souvenue des mots qui m’avaient tant bouleversée dans sa lettre d’adieu :
Je t’en prie, crois-moi quand je te dis que la famille est ce qu’il y a de plus important au monde. Et qu’il n’existe pas de force plus puissante que l’amour d’un parent pour un enfant.
J’ai réfléchi, tout en sirotant ma bière au soleil. J’avais maintenant la certitude que je pouvais retourner voir Georg et l’interroger sans détours. Lui demander qui exactement avait adopté mon fils, et où il se trouvait. Mais je repensais aussi aux sages paroles de Floriano. Expliquer à mon fils pourquoi je l’avais confié serait une sorte de rédemption pour moi, mais c’était un désir purement égoïste.
Brusquement, j’ai été prise d’une colère terrible. Pa Salt, invisible mais toujours présent, continuait à contrôler ma vie par-delà la tombe. Et peut-être aussi, me suis-je dit, celle de mon fils.
De quel droit savait-il des choses sur moi, que même moi j’ignorais ?
Pourtant, comme ceux qui prient devant un autel et s’en remettent à une force mystérieuse, moi aussi je me sentais rassurée par l’omnipuissance de Pa Salt. Si mon père savait – et le regard coupable de Georg me l’avait confirmé –, alors je pouvais être sûre que mon petit garçon, quelque part sur cette planète, était aimé et choyé.
Ce n’était pas mon père qui avait manqué de confiance dans notre relation. C’était moi. Je voyais clairement maintenant qu’il avait compris, et accepté, mes raisons de ne pas me confier à lui. Il m’avait laissée faire mon propre choix, et celui-ci ne s’expliquait pas seulement par la peur que j’avais de sa réaction de père. C’était ma décision. À dix-neuf ans, goûtant à la liberté pour la première fois, avec la certitude d’un brillant avenir devant moi, je ne voulais surtout pas assumer un enfant seule. Qui sait si je ne serais pas parvenue à la même conclusion si je m’étais tournée vers Pa et que je lui avais tout raconté ?
J’ai pensé alors à ma propre mère, confrontée elle aussi à un dilemme alors qu’elle avait plus ou moins le même âge.
— Je te pardonne, ai-je dit soudain, et aussitôt, j’ai ajouté : Merci, car si j’ignorais ses raisons, je savais qu’elle avait pris la bonne décision pour moi, sa fille.
Revenant à Pa Salt, je me suis mise à rire en imaginant que peut-être, il avait fait subir un interrogatoire au couple qui souhaitait adopter mon fils. Il en était bien capable !
Quoi qu’il en soit, assise au soleil avec ma bière, je me suis sentie en paix pour la première fois depuis la naissance de mon bébé, treize ans auparavant.
Et maintenant… Finalement, Pa Salt ne m’avait pas seulement permis de découvrir mon passé, il m’avait aussi offert un avenir. Et j’ai frémi au souvenir de mon comportement avec Floriano le matin même.
Maia, qu’as-tu fait ?
Après avoir appelé Christian pour lui donner rendez-vous au ponton, je suis partie à pied dans les rues de Genève. La tension qui y régnait m’a fait regretter l’atmosphère détendue de Rio. Là-bas, les gens aussi travaillaient et s’amusaient, mais ils respectaient ce qu’ils ne pouvaient pas changer ni comprendre. À moi d’agir de même, et si j’avais gâché mon avenir en laissant d’anciennes peurs me gouverner, je me devais d’en accepter la responsabilité.
Certes, ma vie avait été façonnée par des événements qui échappaient à mon contrôle, ai-je pensé en montant dans la vedette, mais c’était moi et moi seule qui avais décidé de les vivre comme je les avais vécus.
* * *
Une silhouette familière, quoique inattendue, m’attendait sur la jetée à Atlantis.
— Surprise ! a-t-elle lancé en m’ouvrant les bras.
— Ally ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Eh bien, tu vois, il se trouve que c’est chez moi aussi, a-t-elle répondu avec un sourire, tandis que nous remontions bras dessus, bras dessous vers la maison.
— Je sais bien, mais tu n’as pas prévenu !
— Comme il me restait quelques jours de congé, j’ai eu envie de venir voir comment allait Ma pendant ton absence. Ce n’est pas facile pour elle non plus, j’imagine, depuis la mort de Pa.
Je me suis immédiatement reproché mon égoïsme. Dire que je n’avais pas parlé à Ma une seule fois pendant mon séjour à Rio, et fait guère plus que la saluer depuis mon retour.
— Tu as une mine superbe, Maia ! Il paraît que tu as été très occupée… a repris Ally en me gratifiant d’une affectueuse bourrade. Ma m’a dit que tu avais eu un invité hier soir. Qui est-ce ?
— Oh, juste quelqu’un que j’ai rencontré à Rio…
— Viens, on va boire un verre tranquillement et tu me raconteras tout.
Nous nous sommes assises au soleil sur la terrasse. J’éprouvais toujours des sentiments ambivalents à l’égard de ma sœur « parfaite », du moins au début, mais elle était si naturelle, si gentille, que je me suis vite détendue et lui ai résumé ce qu’il s’était passé au Brésil.
— Ça alors…, a-t-elle soufflé quand je me suis interrompue. Quelle aventure ! C’est tellement courageux de ta part d’être allée là-bas, toute seule, à la recherche de ton passé. Je ne sais pas comment je réagirais, moi, en apprenant les circonstances de mon adoption. Même si j’ai eu une chance incroyable avec Pa Salt et toutes mes sœurs… Ça ne t’a pas fait mal quand ta grand-mère t’a raconté l’histoire de ta mère ?
— Si, bien sûr, mais je comprends. Et, Ally… Il y a quelque chose d’autre que je voudrais te dire. J’aurais peut-être dû le faire il y a longtemps…
Je lui ai alors révélé la terrible décision que j’avais prise de confier mon fils à l’adoption. Ally a eu l’air sincèrement bouleversé et les larmes lui sont montées aux yeux.
— Maia, tu as vécu ça toute seule. C’est affreux. Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? Je croyais que nous étions proches. Je t’aurais soutenue !
— Je sais, Ally, mais tu n’avais que seize ans à l’époque. En plus, j’avais honte.
— Quelle épreuve cela a dû être pour toi, a-t-elle soupiré. Au fait, tu ne voudras peut-être pas me répondre, mais… Qui était le père ?
— Oh, tu ne le connais pas. C’est quelqu’un que j’avais rencontré à l’université. Zed…
— Zed Eszu ?
— Tu as dû entendre son nom aux informations… Son père est le riche homme d’affaires qui s’est suicidé.
— Mais oui ! J’ai vu son bateau près du yacht de Pa le jour où j’ai appris sa mort, tu te rappelles ? a dit Ally en réprimant un frisson.
J’avais complètement oublié ce détail, happée dans le tourbillon des trois semaines qui venaient de s’écouler.
— Par une curieuse ironie du sort, c’est Zed qui, sans le savoir, m’a forcée à sauter dans un avion pour Rio alors que j’hésitais encore à partir. Après quatorze années de silence, il m’a laissé un message disant qu’il devait venir en Suisse… Il proposait qu’on se voie.
— Sans blague ?
— Oui. Il avait appris la mort de Pa, et il proposait qu’on pleure dans les bras l’un de l’autre. Tu penses bien que je me suis empressée de prendre la fuite !
— Zed sait qu’il est le père de ton enfant ?
— Non. Et s’il le savait, je crois qu’il s’en ficherait complètement.
— Mieux vaut que tu ne croises plus jamais son chemin, a déclaré Ally d’un air sombre.
— Pourquoi ? Tu le connais ?
— Non, pas personnellement. Mais j’ai entendu parler de lui par… un ami. En tout cas, tu as eu bien raison de partir… Et ce beau Brésilien, alors ? Ma est tombée sous le charme. Elle ne tarissait pas d’éloges quand je suis arrivée. Un écrivain, c’est ça ?
— Oui. J’ai traduit son premier roman, qui est sorti la semaine dernière à Paris et a reçu d’excellentes critiques.
— Tu étais là-bas avec lui ?
— Oui.
— Et… ?
— Je… je l’aime beaucoup.
— D’après Marina, tu lui plais aussi. Énormément, insista Ally. Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
— Je ne sais pas. Nous n’avons pas vraiment fait de projets d’avenir. Il a une fille de six ans, et il vit à Rio, et moi ici… Et toi, Ally, comment ça va ? ai-je enchaîné, ne souhaitant pas discuter plus longtemps de Floriano.
— Bien. On m’a demandé de concourir dans la Fastnet Race le mois prochain. Et l’entraîneur de l’équipe nationale suisse veut me présenter à la sélection de l’automne. Si je suis retenue, je participerais aux jeux olympiques de Pékin l’année prochaine.
— Ally ! C’est formidable !
J’allais lui poser d’autres questions quand Marina est sortie sur la terrasse.
— Maia, chérie, je ne savais pas que tu étais rentrée, Claudia vient de me l’apprendre. Christian m’a donné ceci pour toi tout à l’heure…
Elle m’a tendu une enveloppe, et j’ai aussitôt reconnu l’écriture de Floriano.
— Vous voudrez dîner, toutes les deux ? a-t-elle repris.
Ally s’est tournée vers moi.
— On mange ensemble, Maia ? Pour une fois qu’on peut prendre le temps de se parler tranquillement…
— Oui, bien sûr, ai-je répondu en me levant. Mais si ça ne t’ennuie pas, il faut que je repasse un peu au Pavillon.
Marina et Ally ont regardé la lettre que je tenais dans les mains et m’ont souri d’un air entendu.
Dans le Pavillon, les mains tremblantes, j’ai ouvert l’enveloppe et en ai sorti une feuille de papier quadrillé qui semblait arrachée à un bloc-notes.
Sur le bateau, lac de Genève
13 juillet 2007
Maia mon amour,
Je t’écris dans mon mauvais français, et bien que ma langue ne soit pas aussi poétique que celle de Laurent Brouilly lorsqu’il s’adressait à Izabela, les sentiments derrière les mots sont tout aussi sincères. (Tu excuseras par ailleurs la vilaine graphie, due aux mouvements de la vedette sur l’eau.) Chérie, j’ai compris ta détresse ce matin, et je voulais te rassurer, mais peut-être est-ce encore difficile pour toi de me faire confiance. Alors, c’est par écrit que je te dirai que je t’aime et que je crois en notre histoire même si elle ne fait que commencer. Si tu étais restée avec moi ce matin, je t’aurais dit aussi que je souhaite plus que tout que tu viennes vivre avec moi à Rio. Pour que nous puissions manger du ragoût de haricots brûlé, boire du vin imbuvable et danser la samba ensemble tous les soirs de notre vie. C’est beaucoup te demander, je sais, de quitter ta vie à Genève. Mais, tout comme Izabela, moi aussi je dois penser à mon enfant. Valentina a besoin de moi et de sa famille auprès d’elle. En tout cas, pour l’instant.
Je te laisse réfléchir tranquillement, car c’est une grande décision. S’il te plaît, ne me laisse pas trop longtemps dans les affres de l’attente. Jusqu’à ce soir, c’est déjà trop long, mais compte tenu des circonstances, j’essaierai de tenir le coup.
Tu trouveras aussi dans le fond de l’enveloppe le carreau de céramique. Mon ami au musée a réussi à déchiffrer le message qu’Izabela a gravé pour Laurent :
L’amour ne connaît pas la distance
Il n’a pas de continent ;
Ses yeux sont des étoiles.
J’attends ta réponse, mon amour.
Floriano