24
— J’ai parlé au professeur, annonça Laurent quand Bel et Margarida arrivèrent à l’atelier le lendemain matin. Je lui ai tout simplement expliqué que je ne pouvais pas terminer la sculpture en un jour. Nous avons donc convenu que vous viendriez en début de soirée, après notre journée de travail sur le Christ. Si j’intercède auprès du senhor da Silva Costa, je pense qu’il comprendra.
Bel, en proie à une tension si grande qu’elle tenait à peine sur ses jambes, acquiesça vigoureusement.
— Mais, monsieur Brouilly, dit Margarida en fronçant les sourcils d’un air inquiet, je ne pourrai pas accompagner Mademoiselle Izabela à cette heure-là.
— La situation n’a rien d’inconvenant, n’est-ce pas, mademoiselle ? répliqua Laurent. Le professeur lui-même sera présent, et sa femme et ses enfants habitent à dix mètres à peine.
Alors que Bel jetait un regard suppliant à Margarida, elle lut dans les yeux de son amie que celle-ci rendait les armes.
— Bien. À présent, mettons-nous au travail, dit Laurent en adressant un sourire triomphal à Bel.
* * *
Au dîner, Heitor annonça que Laurent Brouilly l’avait appelé à son bureau pour expliquer pourquoi Bel ne pouvait venir à l’atelier que le soir.
— Comme c’est à cause de moi qu’il doit décaler son travail, je me sens obligé de donner mon accord, conclut Heitor. Izabela, mon chauffeur te conduira à l’atelier pour cinq heures et te ramènera à neuf.
— Mais je pourrais sûrement y aller en bus, suggéra Izabela. Je ne veux pas vous déranger, senhor da Silva Costa.
Maria Georgiana eut l’air horrifié.
— Le bus ? Je ne pense pas que tes parents aimeraient te savoir dans les transports publics, seule, le soir. Tu iras en voiture.
— Merci. Je prendrai en charge toutes les dépenses, dit Bel d’une voix calme, masquant l’étendue de sa joie et de son soulagement.
— En fait, Izabela, je suis plutôt content de t’envoyer chez Landowski, dit Heitor en souriant. Ainsi, j’ai une espionne dans la place. Tu me rendras compte de l’avancement de la nouvelle maquette. Un Cristo de quatre mètres de haut, ce n’est pas rien…
* * *
— Je pourrais peut-être t’accompagner à l’atelier, un soir, et assister à une séance de pose, proposa Maria Elisa plus tard, au coucher. Qu’en penses-tu ?
— Je vais demander à monsieur Brouilly s’il veut bien, répondit Bel. Tu te plais toujours à l’hôpital ? interrogea-t-elle aussitôt pour changer de sujet, espérant que Maria Elisa oublierait sa requête.
— Oui, beaucoup. Et j’ai parlé à mes parents à propos d’une carrière d’infirmière. Mãe n’était pas très contente, tu imagines, mais Pai m’a soutenue et lui a reproché ses idées vieux jeu.
Maria Elisa sourit mais s’empressa d’ajouter :
— Ce n’est pas sa faute, elle est d’une autre époque… En tout cas, je suis maintenant impatiente de rentrer à Rio pour commencer mes études. Hélas, Pai pense que nous allons rester ici encore un an. Tu as tellement de chance, toi, tu pars dans deux semaines ! Bonne nuit, Bel.
— Dors bien, toi aussi.
Les paroles de Maria Elisa roulèrent un moment dans l’esprit de Bel. Elle qui vendrait son âme pour passer une année de plus à Paris !
Si seulement nous pouvions échanger nos places, pensa-t-elle juste avant de s’endormir.
* * *
Deux jours plus tard, Bel était assise dans l’atelier où la lumière déclinait, distinguant du coin de l’œil l’imposante statue du Cristo encore inachevée. Margarida était partie, et, en arrivant, elle avait croisé Landowski qui rentrait chez lui pour dîner avec sa femme et ses enfants. Le vaste espace était plongé dans un silence inhabituel qui lui emplissait étrangement les oreilles.
— À quoi pensez-vous ? demanda brusquement Laurent.
Bel vit qu’il travaillait à sculpter sa poitrine, dégageant la rondeur des seins sous les plis du chemisier en mousseline.
— Je trouve que c’est très différent ici, le soir, répondit-elle.
— Oui, le coucher du soleil est souvent un moment de sérénité. J’aime travailler le soir, seul, dans une atmosphère paisible. Landowski doit s’occuper de sa famille, et de toute façon, il dit qu’il ne peut pas sculpter quand la lumière décroît.
— Et vous ?
— Izabela, même si vous n’étiez pas assise devant moi, je serais capable de vous donner forme. Je vous ai regardée si longtemps que tous les détails de votre corps sont gravés dans ma mémoire.
— Alors peut-être que vous n’avez plus besoin de moi, finalement ?
Il lui sourit nonchalamment.
— Peut-être pas, non. Mais c’est une excuse parfaite pour être en votre compagnie. Vous n’êtes pas de mon avis ?
Pour la première fois, Laurent lui faisait ouvertement comprendre qu’il désirait sa présence pour une raison qui n’était pas la pratique de son art.
Elle baissa les yeux.
— Si, répondit-elle doucement.
Sans plus rien ajouter, Laurent travailla en silence pendant encore une heure. Puis il s’étira et proposa une pause.
Pendant qu’il se dirigeait vers la cuisine, Bel se leva et fit quelques pas dans l’atelier pour se détendre le dos. Elle examina sa sculpture, admirant les lignes épurées.
— Vous vous reconnaissez ? interrogea Laurent qui rapportait un pichet de vin et un bol rempli d’olives.
— Pas vraiment, répondit-elle avec honnêteté, debout devant son double en pierre tandis qu’il remplissait deux verres de vin. Quand vous aurez terminé mon visage, peut-être… Mais là, j’ai l’air si jeune. On dirait une petite fille dans cette pose que vous m’avez fait prendre.
— Excellent ! répliqua Laurent. J’avais en tête l’image d’un bouton de rose fermé, juste avant qu’il ne s’ouvre et ne s’épanouisse en une fleur parfaite. Le passage de l’enfant à la femme ; le moment où, sur le seuil, l’une contemple les plaisirs réservés à celle qu’elle va bientôt devenir.
— Je ne suis pas une enfant, rétorqua Bel, se sentant rabaissée.
— Mais vous n’êtes pas non plus encore une femme, dit-il, les yeux fixés sur elle tout en buvant.
Le cœur battant, Bel ne savait que répondre. Elle avala elle aussi une gorgée de vin.
— Remettons-nous au travail, dit-il brusquement, avant qu’il n’y ait plus du tout de lumière.
* * *
Deux heures plus tard, Laurent l’accompagna à la porte de l’atelier.
— Rentrez bien, Izabela. Et pardonnez-moi si je vous ai froissée tout à l’heure. Vous m’avez à peine parlé depuis.
— Je…
— Chut.
Laurent posa doucement un doigt sur ses lèvres.
— Je comprends. Je connais votre situation, mais j’aurais aimé que les choses puissent être autrement. Bonne nuit, ma douce Izabela.
Sur le chemin du retour, Bel repassa les paroles de Laurent dans son esprit. Le message lui paraissait on ne peut plus clair : si elle était libre, il voudrait être avec elle. Mais en bon gentleman, il ne franchirait pas la ligne.
— Mais il aimerait…, murmura-t-elle tout bas, au comble du ravissement.
* * *
Les jours suivants, Laurent ne se permit plus la moindre allusion. Il ne parlait que de la sculpture, ou bien rapportait quelque événement futile ayant trait à ses fréquentations de Montparnasse. Paradoxalement, plus son attitude demeurait neutre, plus la tension physique et émotionnelle de Bel augmentait. Au point qu’elle-même se risqua à le solliciter, marquant son admiration pour une nouvelle chemise qu’elle trouvait seyante ou pour ses talents de sculpteur.
Le temps s’écoulait, et la frustration de Bel redoublait d’intensité. Puisque Laurent avait renoncé à ses avances, elle n’avait plus nulle part où aller. Mais où voulait-elle aller ? se demandait-elle, tournant la question comme un oiseau affolé dans son esprit.
Peu importait que sa tête lui répondît : Sur le bateau du retour vers le Brésil, et le plus tôt sera le mieux, les heures qu’elle passait en la présence de Laurent, le fait qu’il se trouvât si près d’elle, et pourtant si loin, soumettait son âme à une torture délicieuse.
Un soir, après que Laurent lui eut chastement souhaité bonsoir, elle s’arrêta un moment dans le jardin pour se ressaisir avant de monter en voiture. C’est alors qu’elle remarqua un tas de chiffons cachés sous la haie de cyprès. Elle était certaine de ne pas les avoir vus à cet endroit lorsqu’elle s’était promenée deux heures auparavant, pendant sa pause. Prudemment, elle tendit le pied pour les tâter du bout de sa chaussure. Les chiffons s’agitèrent et Bel recula, effrayée.
Se tenant à une distance respectueuse, elle vit un petit pied d’une noirceur repoussante émerger d’un côté, et, de l’autre, une tête auréolée de cheveux sales et hirsutes. La silhouette d’un garçonnet apparut, âgé d’à peine sept ou huit ans. Des yeux épuisés s’ouvrirent un bref instant, puis se refermèrent, et elle comprit que l’enfant s’était rendormi.
— Meu Deus, murmura-t-elle, émue aux larmes.
Ne sachant que faire, elle s’approcha et s’agenouilla près du petit garçon, sans bruit pour ne pas le réveiller. Mais quand elle avança la main et le toucha délicatement, il se dressa aussitôt sur son séant, tous ses sens en alerte.
— N’aie pas peur, je ne te ferai aucun mal.
L’enfant, dont les traits exprimaient une immense terreur, leva ses bras maigres pour se protéger et se rencogna sous la haie.
— D’où viens-tu ? essaya-t-elle encore.
Il la regardait toujours comme un animal affolé pris au piège, et elle remarqua une profonde entaille sanguinolente sur son mollet. À la vue de ses grands yeux emplis de peur, elle eut encore plus envie de pleurer, et, tendant la main, la posa doucement sur sa joue. Elle lui sourit, sachant qu’elle ne devait pas l’effrayer mais, au contraire, tenter de gagner sa confiance. Bientôt, elle sentit qu’il se détendait au contact de cette caresse bienveillante.
— Que t’est-il arrivé ? chuchota-t-elle en l’observant gentiment. Je ne sais pas ce que tu as vécu, mais tu es trop jeune pour subir une telle épreuve.
L’enfant laissa aller sa tête contre sa main, terrassé par le sommeil. Quelques secondes plus tard, il sursautait à nouveau, puis, comprenant que la douce main ne l’abandonnait pas, il s’endormit.
N’osant pas retirer sa main de peur de le brusquer, Bel s’accroupit à ses côtés, et, sans cesser de lui parler doucement, réussit à glisser son autre bras sous ses épaules pour le dégager des buissons et le tirer vers elle. Il gémissait maintenant mais ne semblait plus avoir peur d’elle, et tressaillit seulement de douleur quand elle souleva sa jambe blessée pour le prendre sur ses genoux.
Alors, le garçonnet poussa un soupir et nicha sa tête dans sa robe. Ravalant la nausée que lui provoquait l’odeur terrible émanant de ce petit corps maigrelet, Bel le berça doucement contre sa poitrine.
— Izabela, lança une voix derrière elle. Que faites-vous donc assise dans l’herbe ?
— Chut ! fit-elle à Laurent en caressant la tête de l’enfant endormi pour le rassurer. Vous allez le réveiller.
— Où l’avez-vous ramassé ? demanda Laurent, chuchotant à son tour.
— Sous la haie. Il n’a sûrement pas plus de sept ou huit ans, mais il est si maigre qu’il pèse à peine plus lourd qu’un petit de deux ans. Que devons-nous faire ? répondit-elle en levant les yeux vers lui, bouleversée. Nous ne pouvons pas le laisser ici. Il a une vilaine blessure à la jambe qu’il faut soigner. Une septicémie pourrait se déclarer et le tuer.
Laurent regarda Bel qui serrait le gamin contre elle et secoua la tête.
— Izabela, les rues en France sont pleines de pauvres gosses comme lui. La plupart entrent clandestinement, ils fuient la Russie ou la Pologne.
— Oui, répondit-elle à voix basse, il y en a au Brésil aussi. Mais lui, il est ici, avec nous, et c’est moi qui l’ai trouvé. Comment pourrais-je l’abandonner sur le bas-côté et le laisser mourir ? Ma conscience me le reprocherait tout le restant de ma vie.
Laurent contempla le visage de Bel inondé de larmes, ses yeux brûlants de compassion. Il se pencha, hésita, puis caressa doucement les cheveux ébouriffés du garçonnet.
— Pardonnez-moi, murmura-t-il. Le spectacle que je vois tous les jours dans les rues de Paris m’a peut-être rendu insensible à la douleur. Dieu a placé cet enfant sur votre chemin, et bien sûr, vous devez faire votre possible pour le secourir. Il est trop tard maintenant pour déranger les Landowski… Il n’aura qu’à passer la nuit sur une palette dans la cuisine, j’ai une clé de la porte et je l’enfermerai, afin de ne prendre aucun risque avec le précieux Christ de Landowski. Hélas, on ne sait jamais ce qui peut traverser l’esprit de ces pauvres vagabonds. Je dormirai moi aussi dans l’atelier pour monter la garde… Pouvez-vous le porter à l’intérieur ?
— Oui, répondit Bel avec gratitude. Merci, Laurent.
— Je vais prévenir votre chauffeur que vous aurez peut-être un peu de retard, dit-il en l’aidant à se relever.
— Il est léger comme une plume, souffla-t-elle, penchée sur le visage innocent de l’enfant endormi dans ses bras, ce petit être qui lui faisait confiance, tout simplement parce qu’il n’avait pas le choix.
Laurent la regarda emporter l’enfant dans l’atelier, doucement, tendrement, pour ne pas le réveiller. Et ses yeux aussi s’embuèrent de larmes avant qu’il ne se détourne pour parler au chauffeur.
Bel l’attendait, assise sur la chaise où elle passait tant d’heures à poser pour lui, tenant toujours l’enfant contre sa poitrine.
— Je vais lui préparer une palette dans la cuisine, dit Laurent en se demandant quelle serait la réaction de Landowski le lendemain matin à l’aube, quand il trouverait un enfant des rues d’une effroyable saleté dans son atelier – malgré tout, il avait envie de prêter main-forte.
Un instant plus tard, Bel amena l’enfant et le déposa avec douceur sur la palette.
— Je devrais au moins lui nettoyer le visage, et peut-être aussi sa blessure. Auriez-vous un linge propre et de l’antiseptique ?
Laurent disparut brièvement puis revint avec un flacon et un carré de coton blanc.
Quand elle eut désinfecté la plaie, elle enveloppa proprement la jambe du garçonnet avec le linge. Il fit une grimace douloureuse, mais ne se réveilla pas.
— Il fait bon ici, mais il tremble de fièvre. Nous devons lui mettre une couverture, ordonna-t-elle, et Laurent, docile, apporta celle dont il prévoyait de se couvrir lui-même pour la nuit. Petit garçon…, murmura-t-elle en passant un linge froid sur le front de l’enfant et en lui caressant les cheveux. Je m’occuperai de toi quand je reviendrai, je te le promets. Mais pour l’instant, je dois te laisser. Dors bien.
Au moment où elle se levait, une main jaillit brusquement de sous la couverture et la saisit par sa jupe. Le garçonnet la fixait de ses yeux grands ouverts.
Et, dans un français parfait, il dit :
— Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi ce soir, mademoiselle.
Puis, avec un soupir d’aise, il se tourna sur le côté et referma les yeux.
— Je dois partir, dit Bel à Laurent en sortant de la cuisine. Où est la clé de la prison ? ajouta-t-elle, sarcastique.
— Izabela, je suis obligé de protéger le professeur. C’est sa maison… Et sa grande œuvre d’art, lui rappela-t-il en indiquant le Christ à demi achevé.
— Oui, reconnut-elle. Mais promettez-moi que quand le garçon se réveillera demain, vous lui direz qu’il est en sécurité ici. Et je parlerai moi-même au professeur, je lui expliquerai que je suis la cause de tout… Il faut vraiment que je file maintenant. Dieu sait que je vais devoir affronter le courroux de la senhora da Silva Costa demain matin !
— Izabela… Bel…
Laurent la retint par le bras alors qu’elle partait vers la porte. Il l’attira soudain à lui et la prit dans ses bras.
— Vous êtes vraiment très belle, à l’intérieur et à l’extérieur. Et je n’en peux plus de cette mascarade entre nous. Si vous me le demandez, je vous libère tout de suite, mais mon Dieu, quand je vous ai vue montrer tant de compassion ce soir… Au moins, je veux sentir le contact de vos lèvres sur les miennes.
Bel le regarda droit dans les yeux. Elle se savait au bord du précipice, et tout en elle aspirait à sauter.
— Je suis à vous, murmura-t-elle.
Il posa alors sa bouche chaude sur la sienne.
À côté, dans la cuisine, le petit garçon dormait paisiblement pour la première fois depuis longtemps.