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Bel survécut tant bien que mal aux vingt-quatre heures suivantes et au dîner organisé par les da Silva Costa en son honneur.

— Hélas, nous ne serons pas avec toi à Rio pour fêter ton mariage, déplora Heitor au moment où les membres de la famille lui portaient un toast. Mais nous vous souhaitons tout le bonheur du monde, à toi et à ton fiancé.

Après le dîner, ils lui offrirent un superbe service à café en porcelaine de Limoges, pour lui rappeler son séjour en France. Puis chacun se sépara, mais Heitor retint Bel un instant.

— Tu es contente de rentrer chez toi, Izabela ? lui demanda-t-il en souriant.

— J’ai hâte de revoir mes parents. Et mon fiancé, bien sûr, s’empressa-t-elle d’ajouter. Mais Paris me manquera beaucoup.

— Un jour, peut-être, quand tu verras la statue du Cristo au sommet du Corcovado, tu raconteras à tes enfants que tu as assisté à sa création.

— Oui, et j’en suis très honorée, répliqua Bel. Votre projet avance bien ?

— Comme tu le sais, Landowski a presque terminé la maquette, et je dois maintenant trouver un espace susceptible d’abriter une statue de trente mètres de haut. Landowski commence à travailler la semaine prochaine sur la tête et les mains en taille réelle. Lors de notre dernière entrevue, il m’a appris qu’il avait demandé à Laurent Brouilly de réaliser un moulage de tes mains et de celles de la senhorita Lopes de Almeida en guise de prototypes. Qui sait ? conclut Heitor, ce seront peut-être tes jolis doigts qui béniront Rio du haut du Corcovado.

* * *

Sur le paquebot, Maria Georgiana insista pour accompagner Bel jusqu’à sa cabine avec Maria Elisa. Elle laissa ensuite les deux jeunes filles seules quelques minutes pour aller s’entretenir avec le commissaire de bord.

— Sois heureuse, ma chère Bel, dit Maria Elisa en l’embrassant.

— J’essaierai, répondit Bel sous le regard affectueux de son amie.

— Quelque chose ne va pas ?

— Oh, je… je crois que je suis anxieuse à cause de mon mariage, c’est tout.

— Écris-moi, et raconte-moi tout. Je viendrai te voir dès que je serai de retour à Rio. Bel, je…

Un premier coup de sirène retentit. Il ne restait plus qu’une demi-heure avant le départ.

— Souviens-toi de Paris, mais je t’en prie, essaie aussi de donner toutes ses chances à ta vie avec Gustavo.

Bel regarda gravement Maria Elisa, comprenant ce que son amie voulait lui dire.

— Oui, je te le promets.

Maria Georgiana revint dans la cabine.

— Le commandant de bord est tellement sollicité que je n’ai pas pu lui parler. Surtout, va lui présenter tes respects. Il sait déjà que tu es une femme voyageant seule, et je suis sûre qu’il trouvera quelqu’un de convenable pour te chaperonner.

— Je n’y manquerai pas. Au revoir, senhora da Silva Costa. Merci d’avoir été si bonne avec moi.

Bel leur fit ses ultimes adieux sur le pont. Elle se pencha ensuite à la balustrade et embrassa du regard le port du Havre, sachant que c’était la dernière fois qu’elle voyait la France.

Plus loin, au sud, il y avait Paris. Et Laurent. Le bateau s’écarta lentement du quai. Bel demeura appuyée à la rambarde jusqu’à ce que la terre eût presque disparu à l’horizon.

— Au revoir, mon amour, au revoir, murmura-t-elle, avant de rejoindre sa cabine, l’âme broyée.

* * *

Bel dîna dans sa cabine ce soir-là, incapable d’affronter la joyeuse atmosphère de la salle à manger et ses passagers enchantés par la perspective de ce long voyage. Elle resta allongée sur son lit, percevant le doux roulis du paquebot, tournée vers le hublot que la nuit rendait aussi noir que son cœur.

Elle s’était demandé si, une fois quittée la terre ferme, quand le bateau et sa vie prendraient le chemin du retour, la terrible douleur s’apaiserait. Après tout, elle allait bientôt revoir ses parents chéris et retrouver les habitudes familières de son pays.

Mais malgré ses efforts, à mesure que le paquebot s’éloignait chaque jour davantage de Laurent, son cœur lui paraissait plus lourd que les énormes pierres entassées derrière l’atelier de Landowski.

Sainte Vierge, priait-elle en inondant son oreiller de larmes. Donnez-moi la force de vivre sans lui, car pour l’instant, je ne crois pas que j’en serai capable.