12

Le lendemain matin, Floriano m’attendait en bas de l’hôtel et nous sommes partis sans perdre de temps dans sa Fiat rouge. Il zigzaguait avec assurance au milieu de la circulation tandis que je retenais ma respiration chaque fois que nous évitions de justesse une collision.

— D’où êtes-vous originaire ? ai-je demandé afin de détourner mon attention de sa conduite terrifiante. Vous êtes un vrai Brésilien ?

— D’après vous, qu’est-ce que c’est, un vrai Brésilien ? Nous sommes une race de métis, de nationalités, de religions et de couleurs différentes. Les seuls vrais Brésiliens sont les nativos, les indigènes qui ont été massacrés par les Portugais quand ils ont débarqué pour s’approprier les richesses de notre pays, il y a cinq cents ans. Et tous ceux qui n’ont pas succombé à une mort sanglante ont été emportés par les maladies que les colons avaient amenées. Bref, ma mère a du sang portugais et mon père est italien. Une lignée pure, ici, au Brésil, cela n’existe pas.

— Et les Aires Cabral ?

— Eh bien, curieusement, ils étaient tous portugais de souche, jusqu’à l’arrivée d’Izabela, votre arrière-grand-mère présumée. Son père descendait d’immigrants italiens qui avaient fait fortune dans le café, comme beaucoup à l’époque. Mais si on lit entre les lignes, on peut supposer que les Aires Cabral ont connu une période de vaches maigres, chose courante chez de nombreux aristocrates qui s’étaient reposés sur leurs lauriers. Ils ont accepté Izabela non seulement parce qu’elle était d’une grande beauté mais aussi parce que son père avait beaucoup d’argent.

— Pour l’instant, vous ne vous appuyez que sur des suppositions, pas sur des faits, n’est-ce pas ?

— Absolument. C’est toujours le cas quand on commence à creuser dans le passé avec pour seuls indices quelques dates, une lettre ou un journal. Rien n’est jamais certain, et ceux qui pourraient apporter une preuve sont silencieux depuis longtemps. L’historien doit rassembler les pièces du puzzle.

Je gardais le silence, comprenant parfaitement ce qu’il voulait dire.

— Avec Internet, a-t-il poursuivi, la recherche historique est totalement différente. Nous nous trouvons au seuil d’un âge où il y aura de moins en moins de secrets, de moins en moins de mystères à percer. C’est une chance que je sois aussi écrivain, parce que Wikipedia et ses cousins m’ont supplanté dans mon travail d’historien ! Mes souvenirs n’auront plus aucune importance quand je serai vieux, ma vie sera étalée, en ligne, au su et au vu de tous.

Tandis que je restais songeuse, Floriano a tourné dans l’allée de la Casa das Orquídeas et s’est arrêté devant la maison sans aucune hésitation.

— Comment saviez-vous où se trouvait la propriété ? ai-je demandé, stupéfaite.

— Maia, à Rio, votre famille est célèbre. Tous les historiens connaissent cette maison. C’est l’une des seules qui témoignent encore d’un autre temps.

Il a coupé le moteur et s’est tourné vers moi.

— Prête ?

— Oui.

Ensemble, nous sommes entrés dans la propriété et avons gravi l’escalier du perron.

— La sonnette ne fonctionne pas, ai-je dit.

Floriano a frappé à la porte. Au bout de trente secondes, n’obtenant aucune réponse, il a cogné, plus fort, du plat de la main. Cette fois, nous avons entendu des pas précipités sur le carrelage, un cliquetis de serrures et de verrous, puis la porte s’est ouverte. La domestique africaine aux cheveux grisonnants que j’avais rencontrée la veille se tenait sur le seuil. Quand elle m’a reconnue, une expression de panique est apparue sur son visage.

— Pardon de vous déranger, senhora. Floriano Quintelas… Je suis un ami de la senhorita d’Aplièse. Rassurez-vous, nous ne voulons pas contrarier ni perturber votre maîtresse. Cependant, nous aimerions lui faire part de certaines informations qui seraient susceptibles de l’intéresser. Je suis un historien respectable, et écrivain.

— Je sais parfaitement qui vous êtes, senhor Quintelas, a répliqué la domestique sans me lâcher des yeux. La senhora Carvalho prend le café dans le salon et, ainsi que je l’ai déjà notifié à votre compagne, elle est très malade.

J’ai réprimé une envie de rire en entendant la domestique s’exprimer de manière si cérémonieuse. Elle aurait pu figurer dans un mélodrame historique de seconde zone.

— Pourriez-vous nous conduire auprès de la senhora Carvalho ? a demandé Floriano. Nous lui expliquerons le motif de notre visite, et si elle ne se sent pas disposée à nous parler, je vous promets que nous ne nous attarderons pas.

Comme Floriano avait déjà un pied dans la maison, la domestique, un peu affolée, a bien été obligée de s’effacer. Elle nous a laissé pénétrer dans un vestibule grandiose, au sol carrelé, d’où partait un majestueux escalier. Une élégante table en acajou occupait le milieu de la pièce et une impressionnante horloge de parquet était adossée contre un mur. Un long couloir étroit, sous la voûte de l’escalier, menait à l’arrière de la maison.

— Après vous, je vous en prie, a dit Floriano en reproduisant la politesse désuète de la domestique.

Elle a hésité un instant, puis a hoché la tête, et nous l’avons suivie dans le couloir. Mais au bout de celui-ci, une fois arrivée devant une porte, elle s’est tournée vers nous et j’ai compris à son expression qu’elle ne nous permettrait pas d’entrer avant d’avoir parlé à sa maîtresse.

— Attendez ici, a-t-elle ordonné.

Après avoir frappé, la domestique s’est introduite dans la pièce et a vivement refermé le battant derrière elle.

— Ce n’est qu’une vieille dame malade, ai-je murmuré à Floriano. Avons-nous le droit de venir l’importuner ?

— C’est vrai, Maia. Mais de la même manière, a-t-elle le droit, elle, de refuser de vous révéler votre origine ? Il est bien possible que cette femme, derrière la porte, soit votre grand-mère, et sa fille, votre mère. Avez-vous vraiment tant de scrupules à interrompre sa routine matinale pendant un court instant ?

La domestique est revenue.

— Elle vous accorde cinq minutes. Pas plus.

J’ai senti à nouveau qu’elle ne me quittait pas des yeux quand nous sommes entrés. La pièce, plongée dans la pénombre, dégageait une odeur de renfermé et de moisi. Une fois habituée à l’obscurité, j’ai remarqué le tapis oriental usé jusqu’à la corde et les lourds rideaux damassés qui avaient perdu leur couleur. Pourtant, cet univers en état de délabrement s’éclairait encore de superbes meubles anciens en palissandre et en noyer, couronnés par un lustre de toute beauté.

La senhora Carvalho était assise dans un fauteuil à haut dossier tendu de velours, une couverture déployée sur les genoux. À côté d’elle, sur une desserte, étaient posées une carafe d’eau et une pile de boîtes de médicaments.

— Vous êtes de retour, a-t-elle dit.

— Je vous prie d’excuser la senhorita d’Aplièse de vous déranger une fois de plus, a commencé Floriano. Mais vous imaginez bien qu’elle est déterminée à retrouver sa famille, et qu’elle ne renoncera pas.

La vieille dame a soupiré.

— Senhor Quintelas, j’ai répondu à votre amie, hier, que je ne pouvais pas l’aider.

— En êtes-vous sûre, senhora Carvalho ? Il n’y a qu’à regarder ce portrait pour comprendre combien la démarche de la senhorita Maia est justifiée, a-t-il répondu en désignant un tableau accroché au-dessus de la cheminée. Votre argent ne l’intéresse pas. Tout ce qu’elle souhaite, c’est connaître ses origines. Où est le mal ? Vous ne pouvez pas le lui reprocher.

Mes yeux se sont posés sur le tableau. Je savais maintenant qu’il représentait Izabela Aires Cabral et, cette fois, je n’avais plus aucun doute. Je devais me rendre à l’évidence, nous nous ressemblions comme deux gouttes d’eau.

— Izabela Aires Cabral était votre mère et vous avez eu une fille, Cristina, en 1956, a continué Floriano.

Voyant que la vieille dame se taisait, les lèvres pincées, Floriano a insisté.

— Vous ne voulez même pas accepter l’idée que, peut-être, vous avez une petite-fille ? Senhora, sachez qu’un de mes amis au Museu da República est en train d’examiner un objet susceptible de prouver les origines de la senhorita d’Aplièse.

La senhora Carvalho restait silencieuse et évitait le regard de Floriano. Soudain, grimaçant de douleur, elle a gémi :

— Partez, s’il vous plaît.

— Ça suffit, ai-je murmuré à Floriano, comprenant qu’elle souffrait terriblement. Elle est malade, nous devons la laisser en paix.

Floriano a acquiescé.

Adeus, senhora Carvalho. Je vous souhaite une agréable journée.

— Je suis désolée, senhora Carvalho, ai-je dit. Nous ne vous dérangerons plus, je vous le promets.

Tournant les talons, Floriano est sorti d’un pas résolu. Je l’ai suivi, au bord des larmes.

La domestique nous attendait dans le couloir pour nous reconduire à la porte.

— Merci de nous avoir permis d’entrer, a dit Floriano, et, en aparté, il m’a chuchoté : Continuez à lui parler. Je voudrais vérifier quelque chose.

Dès que Floriano a disparu au bas de l’escalier, je me suis adressée à la domestique, l’air contrit.

— Je suis vraiment navrée d’avoir bouleversé la senhora Carvalho. Je vous assure que je ne reviendrai jamais sans son accord.

— La senhora Carvalho est mourante, senhorita. Ses jours sont comptés.

La domestique s’est attardée sur le perron derrière moi et il m’a semblé qu’elle hésitait à me retenir.

— Je voulais juste vous demander…, ai-je commencé en montrant la fontaine qui ne coulait plus. Cette maison, vous l’avez connue au temps de sa splendeur ?

— Oui, j’y suis née.

Elle a tout à coup semblé se perdre dans ses souvenirs, son regard triste fixé sur ce qu’il restait de la fontaine. Subitement, alors que du coin de l’œil j’ai vu Floriano se faufiler derrière la maison, elle s’est tournée vers moi.

— Senhorita, a-t-elle dit tout bas, j’ai quelque chose à vous donner. Mais il faut que je puisse vous faire confiance. Je vous en supplie. La senhora Carvalho ne doit jamais l’apprendre. Elle ne me pardonnerait pas de l’avoir trahie.

— Rassurez-vous, ai-je répondu, je comprends très bien.

Elle a sorti de la poche de son tablier un petit paquet emballé dans du papier Kraft et me l’a tendu.

— Je vous en conjure, n’en parlez à personne, m’a-t-elle implorée d’une voix éraillée. Ma mère m’a laissé ceci à sa mort. Elle m’a expliqué que cela concernait l’histoire de la famille Aires Cabral.

Je l’ai regardée, ahurie, et ai bafouillé un vague « merci », soulagée de constater que Floriano avait regagné la voiture.

— Mais pourquoi me le donnez-vous ?

Un doigt long et noueux a indiqué la pierre de lune accrochée à la fine chaîne en or autour de mon cou.

— Je sais qui vous êtes. Adeus.

Elle s’est alors empressée de rentrer dans la maison et a fermé la porte derrière elle.

Toujours hébétée, j’ai fourré le paquet dans mon sac et ai rejoint Floriano. Dès que je suis montée dans la voiture, il a démarré. En trombe, comme d’habitude.

— Vous avez vu la sculpture ? l’ai-je questionné.

— Oui. Je regrette que la senhora Carvalho refuse de se rendre à l’évidence, Maia, mais je crois comprendre sa réticence. Les pièces du puzzle sont en train de s’assembler dans mon cerveau… Je vais vous déposer à l’hôtel, puis retourner au musée et à la bibliothèque. Je vous retrouve plus tard pour vous tenir au courant, si vous êtes d’accord.

Nous étions arrivés à l’hôtel. J’ai acquiescé en sortant de la voiture, et il m’a fait un petit signe de la main avant de repartir.

Une fois dans ma chambre, j’ai donné un tour de clé et j’ai sorti le paquet. Des lettres, attachées avec de la ficelle… Je les ai posées sur le lit, et après avoir défait le nœud, j’ai pris la première enveloppe qui avait été soigneusement ouverte avec un coupe-papier. Elles étaient toutes adressées à une certaine « senhorita Loen Fagundes ».

J’ai pris la lettre, délicatement, et je l’ai dépliée. Entre mes doigts, la feuille avait la fragilité du papier de soie. Elle était datée du 30 mars 1928, à Paris, mais en jetant un coup d’œil aux autres enveloppes, j’ai constaté qu’elles n’étaient pas rangées dans l’ordre chronologique. Certaines avaient été envoyées en 1927 à Loen Fagundes, à une autre adresse, au Brésil. Je les ai ouvertes tour à tour et j’ai vu qu’elles étaient toutes signées « Izabela ». S’agissait-il de mon arrière-grand-mère ? Les paroles de la domestique me sont revenues. Je sais qui vous êtes

Mes doigts se sont posés sur mon pendentif. Quand Pa Salt m’avait adoptée, ma mère lui aurait-elle donné ce bijou pour me laisser une trace de mon passé ? En me l’offrant, il avait mentionné son histoire intéressante. Peut-être avait-il ainsi voulu me signifier qu’il pourrait me la raconter un jour, si je le lui demandais. Ne voulant pas me perturber inutilement, il avait attendu que ce soit moi qui l’interroge. Comme je regrettais à présent de ne jamais l’avoir fait !

Il m’a fallu un bon moment pour classer par date toutes les lettres, plus d’une trentaine.

J’avais hâte de me lancer dans la lecture de cette belle écriture soignée, quand Floriano m’a appelée. Sa voix trahissait une vive excitation.

— Maia, j’ai du nouveau ! Puis-je passer vous voir dans une heure ?

— Je préférerais remettre à demain matin, ça ne vous ennuie pas ? Je ne sais pas ce qui m’arrive, je me sens un peu barbouillée…

Je m’en voulais de lui mentir, mais j’avais envie de rester seule pour me plonger dans cette correspondance.

— Demain à dix heures, alors ?

— D’accord. Je serai sûrement rétablie…

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, Maia, faites-moi signe.

— Entendu. Merci encore.

J’ai appelé la réception pour commander deux bouteilles d’eau et un sandwich que j’ai dévoré machinalement, avant de prendre la première lettre d’une main tremblante et de commencer à lire…