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Appartement 4

48, avenue de Marigny

Paris, France

27 juin 1928

Chers Mãe et Pai,

J’ai du mal à croire que j’ai quitté Rio depuis quatre mois ; le temps passe si vite ! J’adore toujours les cours que je prends avec Margarida de Lopes Almeida à l’École des beaux-arts. Même si je sais que je ne serai jamais une grande artiste comme certains autres élèves, cela me permet d’acquérir une bien meilleure connaissance de la peinture et de la sculpture, et je sens que cela me servira plus tard dans ma vie de femme mariée, aux côtés de Gustavo.

L’été est vraiment arrivé à Paris maintenant, et tout est encore plus animé à la belle saison. Je suis presque devenue une vraie Parisienne !

J’espère qu’un jour vous pourrez tous deux contempler de vos propres yeux cette ville magique que j’ai la chance de découvrir quotidiennement.

Avec mes pensées les plus affectueuses,

Izabela
Bel plia soigneusement la feuille, la glissa dans l’enveloppe, puis se laissa aller en arrière dans son fauteuil. Jamais elle ne pourrait partager ses véritables sentiments avec ses parents, songea-t-elle, leur raconter cette ville qu’elle aimait de plus en plus, la liberté nouvelle qu’elle goûtait ici, les gens qu’elle rencontrait. Non seulement ils ne comprendraient pas, mais ils se rongeraient d’inquiétude et regretteraient de l’avoir laissée partir.

Loen était la seule personne à qui elle pouvait vraiment se confier. Attrapant une autre feuille de papier, elle rédigea une lettre bien différente, déversant toutes ses émotions, évoquant Montparnasse et, bien sûr, Laurent Brouilly, le jeune sculpteur qui voulait la prendre comme modèle…

* * *

Grâce à Margarida, Bel s’éveillait tous les matins impatiente de commencer une nouvelle journée. Elle apprenait beaucoup pendant les cours, mais ce qui l’exaltait le plus, c’était de déjeuner à La Closerie des Lilas.

Là-bas, chaque moment apportait une foule d’émotions, offertes par la créativité sans cesse en ébullition des artistes, musiciens et écrivains qui fréquentaient l’endroit. La semaine précédente, elle avait vu James Joyce assis à une table dehors, buvant du vin devant un énorme paquet de feuilles dactylographiées.

— J’ai regardé par-dessus son épaule, avait chuchoté Arnaud, un aspirant romancier que connaissait Margarida. Son manuscrit s’appelle Finnegans Wake. C’est le livre qu’il écrit depuis six ans !

Bel savait qu’elle aurait dû se satisfaire de ces occasions qui lui étaient données de côtoyer autant de lumineuses personnalités. Néanmoins, durant le trajet que les deux jeunes filles effectuaient à pied entre les Beaux-Arts et Montparnasse, elles complotaient en vain pour trouver un moyen de s’échapper le soir, à l’heure où la vie battait son plein sur la Rive gauche.

— Je n’en vois pas, évidemment, mais il n’est pas interdit de rêver, soupirait Bel.

— Au moins, nous disposons d’un peu de liberté pendant la journée, lui répondait Margarida en écho.

* * *

Bel jeta un coup d’œil à sa montre. La voiture de Margarida allait arriver d’un instant à l’autre… Elle portait ce jour-là, comme le plus souvent, une robe marinière bleu sombre, la plus simple de ses tenues. Après avoir donné un dernier coup de peigne à ses cheveux et ajouté un soupçon de rouge à lèvres, elle lança un « au revoir » dans le vestibule avant de refermer la porte derrière elle.

— Izabela, j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer, déclara Margarida lorsqu’elle s’installa à ses côtés sur la banquette. Le professeur Landowski a confirmé qu’il souhaitait me prendre comme stagiaire dans son atelier à Boulogne-Billancourt. Donc je n’irai plus aux Beaux-Arts.

— Félicitations, tu dois être folle de joie, répondit Bel en faisant de son mieux pour sourire à son amie.

— Oui, bien sûr, je suis ravie. Mais je pense à toi aussi… Je ne sais pas si la senhora da Silva Costa te laissera aller seule aux cours.

— Non, elle ne voudra pas.

C’était d’une évidence accablante, et les yeux de Bel s’emplirent de larmes.

— Bel, ne désespère pas, dit Margarida en lui tapotant gentiment la main. Nous trouverons une solution, je te le promets.

* * *

Comme une ironie du sort, leur professeur ce matin-là était Landowski en personne. Il n’assurait que très peu de cours, et d’ordinaire, Bel l’écoutait avec ravissement tandis qu’il exposait sa théorie des lignes dépouillées, puis enchaînait sur la technique et la quête de la perfection. Mais aujourd’hui, elle n’entendait rien.

Elle n’avait pas revu Laurent Brouilly depuis leur premier déjeuner à La Closerie des Lilas, plus d’un mois auparavant. Quand elle avait interrogé Margarida, en s’efforçant de paraître détachée, celle-ci avait répondu qu’il était très occupé à préparer avec Landowski la maquette du Cristo d’Heitor.

— Je crois que monsieur Brouilly dort toutes les nuits dans l’atelier, avait dit Margarida. Le senhor da Silva Costa attend avec impatience qu’on lui fournisse un support sur lequel appliquer ses calculs mathématiques.

Après le cours, Landowski fit signe à Margarida d’approcher.

— Vous venez à mon atelier la semaine prochaine, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— Oui, professeur Landowski, et je suis très honorée que vous me donniez cette chance.

— Je vois que vous êtes avec votre compatriote, la jeune fille aux belles mains, ajouta Landowski en se tournant vers Bel. Quand nous aurons remis ma première ébauche à votre protecteur, peut-être pourrez-vous accompagner Mademoiselle Lopes de Almeida à mon atelier afin d’exaucer le souhait de Brouilly ? Votre présence le récompensera des longues heures qu’il a passées sur le Cristo depuis trois semaines. Ce sera très sain pour lui de se pencher sur une forme féminine, après avoir si longtemps contemplé celle de Notre Seigneur.

— Oui, Izabela en serait ravie, s’empressa de répondre Margarida à la place de son amie.

Landowski les salua toutes les deux du menton et sortit.

— Tu vois, Izabela ! s’exclama Margarida alors qu’elles s’acheminaient comme tous les jours vers Montparnasse. Dieu est avec nous. Enfin, le Cristo, plutôt !

— On dirait que oui, acquiesça Bel, le cœur à nouveau gonflé d’espoir.

* * *

— Bel, j’ai besoin de ton avis sur quelque chose, déclara brusquement Maria Elisa alors que les deux jeunes filles se préparaient à se coucher.

— De quoi s’agit-il ?

— J’aimerais commencer des études d’infirmière.

— C’est formidable ! dit Bel avec un grand sourire.

— Tu crois ? J’ai peur que Mãe ne soit pas d’accord. Aucune femme dans notre famille n’a jamais travaillé. Mais j’y réfléchis depuis longtemps. Il faut juste que je trouve le courage de lui annoncer… À ton avis, comment réagira-t-elle ?

— J’espère qu’elle sera fière de sa fille, qui veut se rendre utile dans la vie. Et je suis sûre que ton père approuvera ton choix.

— Pourvu que tu aies raison, dit Maria avec ferveur. Je pensais aussi que, au lieu de perdre mon temps ici, je pourrais m’engager comme volontaire dans un hôpital. Il y en a un à quelques minutes d’ici à pied.

Bel serra les mains de Maria Elisa dans les siennes.

— Tu es tellement bonne, Maria Elisa, toujours à te soucier des autres. Je crois que tu as toutes les qualités nécessaires pour être infirmière. Le monde change, en ce qui concerne les femmes, et je ne vois pas pourquoi nous ne prendrions pas nos vies en mains.

— Surtout que je n’ai aucun projet de mariage, pour l’instant. Évidemment, pour toi, Bel, c’est différent. Dans six semaines, quand tu seras rentrée à Rio, tu deviendras la femme de Gustavo, tu t’occuperas de sa maison, et bientôt, tu porteras ses enfants. Mais moi, j’ai besoin d’avoir un autre but dans la vie. Merci de ton soutien. Je parlerai à Mãe demain.

Quand elles furent couchées et que Maria Elisa eut éteint la lampe, Bel resta longtemps éveillée dans le noir.

Six semaines. C’était tout le temps qui lui restait à Paris, avant de retrouver la vie que son amie avait décrite.

Elle avait beau essayer d’envisager son avenir avec optimisme, aucune pensée encourageante ne lui venait à l’esprit.

* * *

Margarida avait promis de contacter Bel quand le professeur jugerait bon de l’accueillir elle aussi dans l’atelier. Mais les jours passaient, et toujours aucune nouvelle ne lui parvenait.

Une fois de plus, elle était confinée dans l’appartement, seule maintenant, puisque c’était au tour de Maria Elisa de partir tous les matins à neuf heures, après avoir enfin arraché à sa mère la permission de se porter volontaire dans l’hôpital voisin. Quant à Maria Georgina, elle s’occupait à différentes tâches domestiques ou au suivi de sa correspondance.

— C’est l’anniversaire de ma mère le mois prochain, et j’aimerais beaucoup lui envoyer quelque chose que l’on ne trouve qu’à Paris. Pourrais-je sortir dans le quartier pour chercher un cadeau ? demanda-t-elle à Maria Georgiana un matin au petit déjeuner.

— Non, Izabela. Je suis sûre que tes parents n’approuveraient pas que tu erres dans Paris sans être accompagnée. Et j’ai beaucoup à faire aujourd’hui.

— Dans ce cas, intervint Heitor, pourquoi Izabela ne viendrait-elle pas avec moi jusqu’à mon bureau ? Elle trouvera sûrement son bonheur sur les Champs-Élysées et je ne pense pas qu’elle coure le moindre risque en rentrant directement à pied, c’est à moins de deux cents mètres d’ici.

— Comme tu voudras, répliqua froidement Maria Georgiana, mécontente de voir son autorité mise à mal.

* * *

— Il fait un temps ces jours-ci que même un Brésilien qualifierait de chaud, fit observer Heitor vingt minutes plus tard, alors qu’ils marchaient tous deux en direction des Champs-Élysées. Alors, Paris vous plaît ? demanda-t-il.

— J’adore cette ville, répondit Bel avec enthousiasme.

— Et j’ai appris que vous en aviez exploré les quartiers… disons, plus bohèmes ?

Bel eut aussitôt l’air coupable.

— J’ai croisé votre amie Margarida à l’atelier de Landowski hier, et j’ai surpris sa conversation avec le jeune assistant. Elle parlait de vos déjeuners à La Closerie des Lilas.

Voyant l’expression accablée de Bel, Heitor lui tapota gentiment le bras.

— Ne vous inquiétez pas, je garderai votre secret. Margarida me paraît d’ailleurs une jeune fille extrêmement intelligente qui sait se débrouiller dans Paris. Elle m’a demandé aussi de vous dire qu’elle viendra vous chercher demain matin à dix heures pour vous amener à l’atelier. Comme vous le savez, monsieur Brouilly aimerait que vous posiez pour lui. Cela vous évitera au moins de vous attirer des ennuis et nous vous saurons en sécurité là-bas.

Il feignit de hausser un sourcil sévère, mais Bel comprit qu’il la taquinait.

— Merci de m’avoir transmis le message, répondit-elle sobrement, ne voulant pas montrer toute l’étendue de sa joie, puis elle changea aussitôt de sujet. Vous êtes content du travail du professeur Landowski ?

— Jusqu’à présent, je suis absolument certain d’avoir pris la bonne décision. La vision de Landowski rejoint tout à fait la mienne. Cependant, nous sommes loin du Cristo tel qu’il apparaîtra dans sa version finale, et je dois encore résoudre un certain nombre de problèmes. Le premier, qui est aussi le plus important, concerne le revêtement extérieur. J’ai envisagé plusieurs options mais aucune ne me satisfait, autant pour des raisons esthétiques que pratiques… Si nous entrions dans cette galerie pour chercher le cadeau que vous voulez offrir à votre mère ? Il y a là une boutique où j’ai acheté une superbe écharpe en soie pour Maria Georgiana.

Ils entrèrent dans une élégante galerie et Heitor lui indiqua la devanture.

— Je vous attends ici, dit-il.

Dans la boutique, Bel choisit une écharpe soyeuse couleur pêche et un mouchoir assorti qui rehausseraient à merveille le teint de sa mère. Après avoir payé ses achats, elle retrouva Heitor plus loin dans la galerie. Il était planté devant une petite fontaine dont il examinait le pied avec un intérêt passionné.

Sentant la présence de Bel à ses côtés, il montra le décor en mosaïque tout autour de la fontaine.

— Et ça ? interrogea-t-il.

— Pardonnez-moi, senhor, mais que voulez-vous dire ?

— Si nous habillions le Cristo de mosaïque ? Ainsi le revêtement extérieur ne risquerait pas de se fissurer, puisque chaque carreau est indépendant. Il faudrait une pierre tendre, mais résistante… oui, comme la stéatite que l’on trouve dans le Minas Gerais, peut-être. C’est un ton clair qui conviendrait parfaitement. Je dois absolument montrer cette fontaine au senhor Levy. Il retourne à Rio demain et la décision ne peut plus attendre.

Bel suivit Heitor qui ressortait de la galerie, les yeux brillants d’exaltation.

— Vous n’aurez pas de mal à rentrer seule, Izabela ?

— Bien sûr que non.

Heitor lui fit un signe de la tête puis s’éloigna d’un pas pressé.