25

Le lendemain après-midi, Bel arriva à l’atelier tremblante d’impatience. Non seulement elle avait hâte de savoir ce qu’il était advenu du petit garçon, mais elle se demandait aussi si la déclaration et le baiser de Laurent n’avaient pas été provoqués simplement par les fortes émotions de la veille.

— Ah ! s’exclama Landowski qui se lavait les mains à la fin de sa journée de travail. Voici sainte Izabela en personne !

— Comment va-t-il, professeur ? demanda-t-elle en rougissant.

— Votre petit protégé est en ce moment en train de dîner avec mes enfants, répondit Landowski. Comme vous, ma femme l’a immédiatement pris en pitié. Elle l’a lavé à grande eau dans le jardin en le frottant avec du savon, de peur qu’il n’ait des poux. Ensuite, elle l’a enveloppé dans une couverture et l’a mis au lit dans la maison.

— Merci, professeur. Je suis désolée de vous avoir causé tout ce tracas.

— S’il n’en avait tenu qu’à moi, je l’aurais renvoyé dans la rue, car c’est là sa place. Mais vous les femmes, vous avez le cœur tendre. Et nous, les hommes, nous vous en sommes reconnaissants, ajouta-t-il galamment.

— A-t-il dit d’où il venait ?

— Non, il n’a pas prononcé un seul mot. Ma femme le croit muet.

— Monsieur, je sais qu’il ne l’est pas. Il m’a parlé juste avant que je ne le quitte hier soir.

— Vraiment ? Intéressant. (Landowski hocha pensivement la tête.) Eh bien, jusqu’à présent, c’est un cadeau qu’il n’a réservé qu’à vous. Il porte aussi une bourse en cuir attachée en bandoulière sous ses haillons. Ma femme l’a découverte lorsqu’elle l’a débarrassé de ces infâmes chiffons pour le laver. Il a grogné comme un chien enragé et a refusé de s’en séparer. Nous verrons bien… Quant à moi, d’après son allure, je dirais qu’il est polonais. Et je sais de quoi je parle, ajouta-t-il, pince-sans-rire. Sur ce, je vous souhaite le bonsoir.

Après le départ de Landowski, Bel se tourna vers Laurent qui, bras croisés, lui souriait.

— Vous êtes contente, maintenant que des mains secourables ont pris en charge votre jeune ami ?

— Oui, et je dois vous remercier de l’aide que vous avez aussi apportée.

— Comment allez-vous aujourd’hui, ma chère Bel ?

— Je vais bien, monsieur, murmura-t-elle en détournant les yeux.

— Vous ne regrettez pas ce qui s’est passé entre nous hier soir ?

Voyant qu’il tendait les mains vers elle, timidement, elle lui accorda la sienne.

— Non, pas du tout.

— Dieu merci, souffla-t-il, puis, l’attirant dans la cuisine afin qu’ils ne puissent pas être aperçus par les fenêtres, il l’embrassa avec fougue.

* * *

Ainsi commença leur liaison, innocente dans la mesure où ils n’unissaient que leurs lèvres, avec la peur d’être surpris par Landowski. Laurent travaillait encore plus vite à la sculpture de Bel dont il terminait la tête, dérobant quelques instants çà et là pour leurs étreintes.

— Mon Dieu, chère Izabela, il nous reste si peu de temps. La semaine prochaine, à la même heure, un bateau vous emportera loin de moi, lui dit-il un soir en la serrant dans ses bras. Comment pourrai-je supporter la vie ensuite ?

— Et moi donc ? murmura Bel, la tête posée contre son épaule.

— La première fois que je vous ai rencontrée, je vous ai trouvée très belle, évidemment, et j’avoue que je voulais essayer de vous séduire, continua-t-il en lui levant le menton pour la regarder dans les yeux. Mais après, quand vous avez posé pour moi, et que, petit à petit, vous avez commencé à me révéler votre âme, je me suis aperçu que je ne pensais plus qu’à vous une fois que vous étiez partie. Et puis, le soir où j’ai été témoin de votre infinie compassion pour ce gamin, j’ai compris que je vous aimais. (Laurent soupira et secoua la tête.) Je n’avais jamais connu cela avant. Je ne croyais pas que j’éprouverais de tels sentiments pour une femme. Mais le sort veut que ce soit une femme promise à un autre, une femme que je ne reverrai jamais ! C’est une tragédie que nombre de mes amis écrivains tourneraient en roman ou en poème. Hélas, pour moi, elle est réelle.

— Oui, dit Bel dans un sanglot désespéré.

— Alors, ma chérie, nous devons profiter au maximum du temps qui nous est donné.

* * *

Bel vécut sa dernière semaine à Paris dans une transe extatique, incapable d’affronter la réalité de son départ imminent. Quand la femme de chambre lui apporta sa malle dans sa chambre, elle commença à la remplir comme si les affaires qu’elle y rangeait appartenaient à quelqu’un d’autre. L’organisation de son voyage, les craintes de Maria Georgiana à l’idée qu’elle effectuerait seule la longue traversée la laissaient parfaitement indifférente.

— Il ne peut pas en être autrement, soupira Maria Georgiana. Tu dois rentrer pour préparer ton mariage. Mais promets-moi que tu ne débarqueras jamais du bateau, dans aucun des ports, et surtout pas en Afrique.

— Ne vous inquiétez pas, il ne m’arrivera rien, répondit Bel comme une automate, fixant son chapeau pour partir à l’atelier, et déjà avec Laurent en pensée.

— Ta sculpture est presque terminée, m’a dit Heitor. C’est donc la dernière fois que tu te rends chez Landowski. Demain, nous donnerons un dîner en ton honneur.

Bel la regarda d’un air horrifié, puis se contrôla aussitôt en réalisant qu’elle devait paraître bien ingrate.

— Merci, senhora. C’est très aimable de votre part.

Dans la voiture en route vers l’atelier, la pensée qu’après ce soir, elle ne reverrait plus jamais Laurent, la fit frissonner de terreur.

Laurent avait un air fier et réjoui lorsqu’elle arriva.

— Après votre départ hier, j’ai travaillé jusqu’à l’aube pour la finir, dit-il en ôtant la housse qui recouvrait la sculpture dans un geste théâtral.

Bel fixa son double, ne sachant pas comment réagir. Elle se reconnaissait, bien sûr, et le visage qui lui renvoyait son regard était indubitablement le sien. Mais ce qui la frappa le plus, c’était l’absolue immobilité qui émanait de la pose, comme si elle avait été saisie dans un moment de profonde contemplation.

— J’ai l’air… tellement seule. Et triste, ajouta-t-elle. C’est… très dépouillé, sans la moindre fioriture.

— En effet. C’est le style qu’enseigne Landowski, comme vous le savez, et la technique que je suis venu apprendre dans son atelier. Il l’a vue avant de partir ce matin, et il m’a dit que c’était ma plus belle pièce jusqu’à présent.

— Alors je suis contente pour vous, Laurent.

— Un jour, peut-être, vous la verrez dans une exposition de mes œuvres et vous saurez que c’est vous. Et elle vous rappellera toujours les merveilleux moments que nous avons passés ensemble à Paris, autrefois, dans un passé si lointain.

— Arrêtez ! Taisez-vous, je vous en prie ! gémit-elle, perdant la maîtrise d’elle-même et se prenant la tête dans ses mains. Je ne peux pas !

— Izabela, par pitié, ne pleurez pas. Si je pouvais changer les choses, je le ferais, je vous le jure. N’oubliez pas que je suis libre de vous aimer ; c’est vous qui n’êtes pas libre pour moi.

— Je sais. Et c’est notre dernier soir ensemble. Demain, les da Silva Costa donnent un dîner pour moi, et le jour suivant, je prends le bateau pour Rio. De toute façon, vous en avez terminé avec moi, dit-elle, effondrée, en indiquant la sculpture.

— Bel, je peux vous l’assurer, je ne fais que commencer.

Elle enfouit la tête dans son épaule.

— Que pouvons-nous faire ? Y a-t-il une issue possible ?

Laurent laissa passer un long moment de silence avant de déclarer :

— Ne retournez pas au Brésil, Izabela. Restez à Paris avec moi.

Bel retint son souffle, n’osant croire ce qu’elle entendait.

— Écoutez-moi…, dit-il en l’entraînant vers le banc où il prit place à côté d’elle. Vous savez que je ne peux rien vous offrir, comparé à votre riche fiancé. Je n’ai qu’une mansarde à Montparnasse, où il fait un froid glacial en hiver et une chaleur de four en été. Et je n’ai que ces mains pour espérer améliorer mes conditions de vie. Mais je jure que je vous aime, Izabela, comme aucun autre homme ne pourrait vous aimer.

Blottie contre lui, Bel buvait ses paroles à la manière d’un voyageur assoiffé qui se désaltère dans le désert. À cet instant-là, assise près de cet homme qui la tenait tendrement par les épaules, elle entrevit pour la première fois un avenir avec lui… et c’était une vision si parfaite, si tentante que, malgré toutes les promesses susurrées à son oreille, elle sut qu’elle devait la chasser de son esprit.

— Laurent, vous savez que je ne peux pas. Cela détruirait mes parents. Mon mariage avec Gustavo est le rêve suprême de mon père, il le réalise enfin après y avoir consacré toute sa vie. Comment pourrais-je le décevoir à ce point, lui, et ma mère qui est si douce ?

— J’entends bien que vous ne pouvez pas, mais avant que vous ne partiez, je tiens absolument à vous dire que, moi, je le souhaite plus que tout.

Bel secoua la tête.

— Les mondes d’où nous venons sont si différents… Dans mon pays, la famille est tout.

— C’est un point de vue que je respecte, dit-il. Je crois pourtant qu’il faut parfois cesser de satisfaire les autres et penser à soi. Épouser un homme que vous n’aimez pas et vous trouver jetée dans une vie que vous ne désirez pas – en d’autres termes, sacrifier votre propre bonheur – me semble excessif, même pour la fille la plus dévouée.

— Je n’ai pas le choix, répliqua Bel, désespérée.

— Je comprends pourquoi vous pensez ainsi, mais comme vous ne l’ignorez pas, tout être humain est doté de libre arbitre ; c’est ce qui nous différencie des animaux. Et puis… Qu’en est-il de votre fiancé ? Vous m’avez dit qu’il était amoureux de vous.

— Oui, je crois qu’il l’est.

— Et il s’accommodera d’être marié à une femme qui n’éprouvera jamais les mêmes sentiments à son égard ? Votre indifférence, la conscience qu’il aura que vous l’avez épousé par devoir ne finiront-elles pas par lui ronger l’âme ?

— Ma mère dit que j’en viendrai à l’aimer, et je dois la croire.

— Dans ce cas… Je ne peux que vous souhaiter une vie heureuse. Je crois que nous en avons terminé.

Laurent retira son bras qui enlaçait les épaules de Bel, se leva brusquement et retourna vers la sculpture.

— Je vous en prie, Laurent, ne le prenez pas ainsi. Ce sont nos derniers moments ensemble.

— Izabela, j’ai dit tout ce que je pouvais dire. J’ai déclaré mon amour et l’adoration que j’ai pour vous. Je vous ai demandé de ne pas partir et de rester ici avec moi. Je ne peux rien faire de plus. Pardonnez-moi, mais je ne supporte pas de vous entendre m’expliquer qu’un jour, peut-être, vous aimerez votre mari, ajouta-t-il en haussant les épaules.

Bel était en proie à de puissantes contradictions. Le cœur battant à tout rompre, elle se sentait sur le point de défaillir. Elle regarda Laurent qui replaçait la housse de protection sur la sculpture, la dissimulant aux regards comme l’on couvre un être cher qui vient de quitter ce monde. Qu’il se fût agi d’un geste symbolique, ou simplement pragmatique, peu lui importait. Elle courut à lui, folle de désespoir.

— Mon Dieu, Laurent, donnez-moi un peu de temps pour réfléchir… je dois réfléchir…, sanglota-t-elle, portant les doigts à ses tempes douloureuses.

Laurent sembla hésiter un instant.

— Je sais que vous ne pourrez pas revenir à l’atelier, dit-il enfin. Mais je vous en prie, si je peux encore obtenir une dernière chose de vous, voulez-vous me retrouver demain après-midi à Paris ?

— À quoi cela servira-t-il ?

— Je vous en supplie, Izabela. Indiquez-moi seulement l’heure et le lieu.

Il avait plongé ses yeux dans les siens et Bel savait qu’elle ne pouvait résister.

— À l’entrée du jardin public, avenue de Marigny. Je viendrai à trois heures.

— J’y serai. Bonne nuit, ma chère Bel.

 

En s’éloignant dans le jardin, Bel aperçut le petit garçon, seul, le nez levé vers les étoiles. Elle s’approcha de lui, et il sourit en la voyant.

— Bonjour, dit-elle. Tu as bien meilleure mine. Comment te sens-tu ?

À son hochement de tête, elle sut qu’il comprenait.

Bel tira un petit carnet et un crayon de son sac à main et griffonna quelque chose.

— Je quitte la France dans deux jours pour rentrer chez moi, au Brésil. Si tu as besoin de quoi que ce soit, contacte-moi. Voici mon nom et l’adresse de mes parents.

Elle arracha la feuille et la tendit au gamin, qui la lut. Fouillant à nouveau dans son sac, elle attrapa un billet de vingt francs qu’elle glissa dans sa petite main, puis se pencha et l’embrassa sur le front.

— Au revoir, querido, et bonne chance.

* * *

Plus tard, quand Bel se remémorerait son séjour à Paris, elle se rappellerait surtout les longues nuits sans sommeil. Tandis que Maria Elisa dormait paisiblement, Bel entrouvrait les rideaux de la chambre et restait assise à la fenêtre, rêvant d’un Paris qui lui était interdit.

Cette nuit-là fut la plus longue de toutes. Pressant son front brûlant contre la vitre fraîche, elle retourna dans sa tête des questions qui pouvaient changer le cours de sa vie.

Quand les sombres et interminables heures prirent fin et que sa décision fut prise, elle regagna son lit, la mort dans l’âme. Une aube grise, à l’image de son humeur, se levait sur la ville.

* * *

— Je suis venue vous dire au revoir, déclara-t-elle, assise sur un banc du jardin public, et le dernier espoir dans les yeux de Laurent retomba comme poussière. Je ne peux pas trahir mes parents. Vous devez le comprendre.

Il baissa la tête. Avec effort, il fit signe qu’il comprenait.

Bel se leva, tous les muscles de son corps raidis pour contenir le flot de ses émotions.

— Je ne peux pas m’attarder. Merci de vous être déplacé jusqu’ici… Je vous souhaite toutes les joies et tous les bonheurs que la vie peut offrir. Je suis sûre qu’un jour j’entendrai parler de vous et de vos sculptures. Et je ne doute pas que votre nom sera mentionné avec le plus grand respect.

Elle se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue.

— Au revoir, Laurent. Dieu vous bénisse.

Et elle se détourna.

Quelques secondes plus tard, elle sentit une main sur son épaule.

— Bel, je vous en prie, si jamais vous changez d’avis, sachez que je vous attends. Au revoir, mon amour.

Puis il partit à grands pas dans la direction opposée.