13

Izabela Rosa Bonifacio fut tirée du sommeil par le bruit de pieds minuscules qui couraient sur le carrelage. Elle s’assit brusquement et découvrit le sagui au pied du lit. Le petit singe s’était emparé de sa brosse à cheveux et la tenait dans ses mains – répliques en miniature de celles de la jeune fille, mais couvertes de poils. Bel ne put s’empêcher de rire à la vue de ses grands yeux noirs qui la suppliaient de le laisser s’échapper avec son nouveau jouet.

— Tu veux te brosser les cheveux, c’est ça ? dit-elle en basculant à plat ventre sur le lit pour lui parler. S’il te plaît – elle tendit la main vers l’animal – rends-la-moi. C’est la mienne, et Mãe se fâchera si tu me la voles.

Le singe tourna la tête, préparant déjà sa fuite. Quand les doigts graciles de Bel s’approchèrent de la brosse, il sauta d’un bond léger sur le rebord de la fenêtre et disparut aussitôt avec son trésor.

Bel roula sur le dos en soupirant. Elle allait encore devoir subir un sermon de ses parents parce qu’elle ne fermait pas ses volets la nuit. La brosse, en nacre, lui avait été offerte par sa grand-mère paternelle pour son baptême, et sa mère ne jugerait certainement pas l’épisode amusant. Bel se recoucha contre son oreiller. Peut-être le sagui lâcherait-il la brosse dans le jardin en regagnant la jungle d’où il venait, derrière la maison.

Une délicate brise souffla une mèche de ses cheveux sur son front, apportant le parfum des goyaviers et des citronniers plantés en contrebas de sa chambre. Bien que le réveil sur sa table de chevet affichât seulement six heures et demie du matin, elle sentait déjà la chaleur du jour à naître. Tournant la tête vers la fenêtre, elle vit qu’il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel qui s’éclaircissait à vue d’œil.

Loen, sa femme de chambre, n’entrerait pas avant une heure pour l’aider à s’habiller. Bel hésita. N’était-ce pas le moment de sortir en catimini, pendant que tout le monde dormait encore, et de se baigner dans l’eau fraîche de la magnifique piscine carrelée de bleu qu’Antonio, son père, venait de faire creuser dans le jardin ?

Antonio était très fier de sa dernière acquisition. Peu de maisons à Rio pouvaient s’enorgueillir de posséder une piscine. Un mois auparavant, il avait convié tous ses amis importants à une soirée, et les invités s’étaient tenus sur la terrasse pour admirer le superbe bassin. Les hommes étaient vêtus de costumes taillés sur mesure, les femmes arboraient des toilettes copiant le chic parisien, achetées dans les luxueux magasins de l’avenida Rio Branco.

Bel avait trouvé ironique que personne n’ait apporté son maillot de bain. Elle aussi était restée tout habillée dans la chaleur torride, malgré une envie ardente de se débarrasser de sa robe de soirée et de plonger dans l’eau cristalline. En fait, jusqu’à aujourd’hui, personne n’avait utilisé la piscine. Quand elle avait demandé à son père l’autorisation de s’y tremper, il avait secoué la tête.

— Non, querida, tu ne peux pas te montrer en maillot de bain devant les domestiques. Tu dois te baigner quand ils ne sont pas là.

Mais les domestiques étaient toujours là, et Bel avait vite compris que la piscine n’était qu’un simple ornement, un objet somptueux avec lequel son père impressionnait ses amis. Un jalon de plus dans son éternelle quête de statut social.

Lorsqu’elle interrogeait Mãe, cherchant à comprendre pourquoi Pai ne semblait jamais content de ce qu’il avait, alors qu’ils habitaient l’une des plus belles maisons de Rio, qu’ils dînaient souvent au Copacabana Palace et possédaient même une automobile Ford flambant neuve, sa mère haussait tranquillement les épaules.

— Tout simplement parce qu’il aura beau acheter des fermes et des automobiles par milliers, il ne pourra jamais changer son patronyme.

Au cours des dix-sept années qu’elle avait passé sur cette terre, Bel avait découvert que Pai était le fils d’immigrants italiens venus au Brésil pour travailler dans les nombreuses plantations de café situées dans la région de São Paulo. Le père d’Antonio, économisant chaque sou gagné à la sueur de son front, avait réussi à s’acheter un lopin de terre et à lancer sa propre affaire.

Plus tard, Antonio avait pris la direction de la plantation et en avait acheté trois autres. La famille s’était encore enrichie. Quand Bel avait huit ans, son père avait fait l’acquisition d’une magnifique fazenda ancienne, à cinq heures de Rio en voiture. Cette vaste maison, paisible et lumineuse, nichée à flanc de montagne, était l’endroit que Bel considérait aujourd’hui comme son foyer, là où elle avait ses meilleurs souvenirs. Là-bas, elle était libre de se promener à sa guise, à pied ou à cheval, sur les deux mille hectares de la propriété qui avait abrité son enfance idyllique, parfaitement insouciante.

Mais cela n’avait pas suffi à Antonio. Bel se rappelait un dîner avec ses parents, durant lequel son père avait expliqué à sa mère pourquoi il leur faudrait un jour s’installer à Rio même.

— Rio est la capitale, le siège de tous les pouvoirs au Brésil. C’est ce monde-là que nous voulons côtoyer.

Les plantations florissantes d’Antonio alimentaient une réserve d’or en hausse constante. Quelques années plus tard, rentrant de voyage un soir, il avait annoncé à sa femme et à sa fille qu’il avait acheté une maison à Cosme Velho, l’un des quartiers les plus chics de Rio.

— Les aristocrates portugais ne pourront plus m’ignorer maintenant, parce qu’ils seront nos voisins ! s’était-il exclamé en frappant la table d’un poing triomphal.

Bel et sa mère avait échangé un regard horrifié à la pensée de quitter leurs montagnes paradisiaques pour la grande ville. Et Mãe, aux manières toujours si posées, avait pour la première fois élevé le ton, refusant catégoriquement que la fazenda Santa Tereza soit vendue. Elle voulait qu’il leur reste au moins un havre où se réfugier, s’ils avaient besoin d’échapper à la fournaise estivale de Rio.

Bel avait pleuré ce soir-là quand sa mère était venue l’embrasser pour lui souhaiter une bonne nuit.

— J’adore vivre ici. Je ne veux pas déménager en ville. Pourquoi devons-nous aller à Rio ?

— Parce qu’il ne suffit pas à ton père d’être aussi riche que la noblesse portugaise de Rio. Il aspire à être leur égal en société. Et à s’attirer leur respect.

— Mais, Mãe, même moi je comprends que les Portugais de Rio nous voient comme des paulistas italiens. Il n’y arrivera jamais !

— Ton père a réussi dans tout ce qu’il a entrepris jusqu’à présent, avait répondu sa mère d’une voix lasse.

— Mais nous ne saurons pas comment nous comporter, toi et moi ! J’ai vécu dans ces montagnes presque toute ma vie. Nous ne nous intégrerons jamais comme Pai le souhaite.

— Ton père a déjà convenu d’un rendez-vous avec la senhora Nathalia Santos, une femme de l’aristocratie portugaise dont la famille a été ruinée. Elle gagne sa vie en enseignant les bonnes manières à des gens comme nous. Et elle les présente à des membres de la belle société, aussi.

— Alors, nous allons devenir des poupées qui portent de beaux habits, qui disent ce qu’on leur demande de dire et utilisent les couverts qu’il faut à table. Je préférerais mourir.

Bel avait fait mine de s’étrangler pour montrer son désarroi.

— Oui, c’est à peu près ça, avait reconnu Carla, souriant de la remarque de sa fille, une étincelle amusée dans ses yeux bruns. Et bien sûr, toi, sa fille bien-aimée, tu es sa poule aux œufs d’or. Tu es déjà très jolie, Bel, et ton père pense que tes attraits t’apporteront un beau mariage.

Bel avait levé des yeux scandalisés vers sa mère.

— Pai va se servir de moi pour s’acheter une reconnaissance sociale ? Je refuse !

Carla, qui était une femme douce et gironde, s’était assise sur le lit et avait tendrement caressé le dos raide de sa fille.

— Ce n’est pas aussi terrible que tu le penses, querida, avait-elle dit d’une voix rassurante.

— Mais je n’ai que quinze ans ! Je veux me marier par amour, pas pour grimper sur l’échelle sociale. En plus, les hommes portugais sont pâles, maigrichons et paresseux. Je préfère les Italiens.

— Allons, Bel, tu ne peux pas dire cela. Chaque peuple a du bon et du mauvais. Je suis sûre que ton père te trouvera quelqu’un que tu apprécieras. Rio est une grande ville.

— Je n’irai pas !

Carla avait embrassé les cheveux sombres et soyeux de sa fille.

— En tout cas, une chose est sûre : tu as hérité du tempérament volontaire de ton père. Bonne nuit, querida.

* * *

Aujourd’hui, trois ans plus tard, rien n’avait changé de l’avis de Bel. Son père était toujours ambitieux, sa mère toujours douce, la société de Rio toujours aussi rigide qu’au cours de ses deux siècles d’existence, et les hommes portugais toujours aussi peu séduisants.

Pourtant, ils habitaient maintenant une maison splendide à Cosme Velho. Derrière les murs ocre et les élégantes fenêtres se déployait un décor à l’agencement raffiné, chaque pièce ayant été entièrement redécorée selon les instructions de son père. Il avait tenu à installer tout le confort moderne, depuis le téléphone jusqu’aux salles de bains à l’étage. À l’extérieur, le parc entretenu par des paysagistes de talent rivalisait avec les magnifiques jardins botaniques de Rio.

La maison s’appelait Mansão da Princesa, en hommage à la princesse Isabel, venue autrefois boire à la rivière Carioca qui traversait la propriété et dont on disait que les eaux possédaient des propriétés thérapeutiques.

Mais en dépit de tout ce luxe, Bel se sentait oppressée par la présence du Corcovado, qui s’élevait juste derrière la maison et l’écrasait de sa masse sombre. Elle regrettait les grands espaces et l’air pur des montagnes.

Depuis qu’ils s’étaient installés en ville, la senhora Santos, sa préceptrice, veillait quotidiennement à assurer l’éducation de Bel. Elle lui apprenait comment entrer dans une pièce – épaules rejetées en arrière, tête haute, démarche flottante – et l’obligeait à mémoriser les arbres généalogiques de toutes les grandes familles portugaises de Rio. Et peu à peu, l’esprit nourri de ses leçons de français, de piano, d’histoire de l’art et de littérature européenne, Bel commença à rêver d’un voyage qui lui permettrait de découvrir l’Ancien Monde de ses propres yeux.

Cet enseignement lui imposait aussi de douloureux efforts. La senhora Santos ordonnait qu’elle oublie sa langue natale, celle que sa mère lui avait apprise depuis le berceau. Mais malgré des exercices répétés, Bel conservait une pointe d’accent italien lorsqu’elle s’exprimait en portugais.

Souvent, en se regardant dans le miroir, elle souriait de voir que sa préceptrice se démenait en vain. Car Nathalia Santos avait beau essayer d’effacer la trace de ses origines, celles-ci transparaissaient sur son visage : sa peau immaculée, d’un bronze cuivré qu’un rayon de soleil suffisait à raviver – même si la senhora Santos multipliait les avertissements quant aux effets dévastateurs du grand air –, sa chevelure aux boucles sombres, ses immenses yeux noirs où tremblait une lointaine réminiscence de nuits passionnées dans les collines de Toscane.

Ses lèvres pleines laissaient deviner la vibrante sensualité de sa nature, et ses seins protestaient chaque matin de devoir supporter les corsets dont Loen serrait impitoyablement les lacets pour tenter de gommer les signes extérieurs de féminité. Une métaphore parfaite de sa vie, se disait souvent Bel. Elle était comme un animal sauvage, tout de feu et de passion, emprisonné dans une cage.

Allongée sur son lit, elle observa un minuscule gecko qui filait au plafond. À tout moment, il pouvait s’enfuir par la fenêtre ouverte, comme le sagui. Tandis qu’elle, elle devrait passer une nouvelle journée, troussée comme un poulet prêt à être enfourné dans la bonne société de Rio. Et elle apprendrait gentiment ses leçons, pour étouffer les désirs naturels que Dieu lui avait donnés et devenir une dame convenable ainsi que son père l’avait décidé.

Dans une semaine, justement, son avenir allait prendre un virage important. Elle aurait dix-huit ans et serait présentée au monde lors d’une somptueuse réception qui se tiendrait dans les salons du Copacabana Palace.

Ensuite, Bel le savait, on l’obligerait à épouser le meilleur parti que son père lui choisirait. Et les derniers vestiges de liberté qui lui restaient encore s’évanouiraient à jamais.

Une heure plus tard, quelques coups discrets furent frappés à la porte et Loen entra dans la chambre.

— Bonjour, senhorita Bel. Quelle matinée superbe, vous ne trouvez pas ?

— Non, répondit Bel avec mauvaise humeur.

— Allons… Il faut vous lever maintenant, et vous habiller. Vous avez beaucoup à faire aujourd’hui.

— Ah bon ?

Bel feignit l’étonnement, alors qu’elle n’ignorait rien de ses obligations.

— Ne me taquinez pas, minha pequena, gronda Loen – la femme de chambre, qui connaissait Bel depuis sa petite enfance, recourait souvent à des termes affectueux lorsqu’elles étaient seules. Vous savez parfaitement que vous avez votre leçon de piano à dix heures, puis votre cours de français. Et cet après-midi, Madame Duchaine vient faire le dernier essayage de votre robe de bal.

Bel ferma les yeux et fit mine de ne pas avoir entendu.

Sans se formaliser, Loen s’approcha pour la secouer gentiment par l’épaule.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? Dans une semaine, vous allez avoir dix-huit ans et votre père vous a organisé une magnifique réception. Tout Rio y sera ! Vous n’êtes pas folle d’impatience ?

Bel ne répondit pas.

— Quelle robe voulez-vous mettre aujourd’hui ? La crème ou la bleue ? insista Loen.

— Je m’en moque !

Très calme, Loen alla ouvrir les tiroirs de la commode et la penderie, puis disposa la tenue qu’elle avait choisie au pied du lit.

Bel se redressa sur son séant à contrecœur.

— Pardonne-moi, Loen. Je suis triste à cause d’un sagui qui est venu ce matin et a volé ma brosse à cheveux, un cadeau de ma grand-mère. Je sais que Mãe me grondera parce que j’ai encore laissé les volets ouverts.

— Oh non ! Votre belle brosse en nacre, dans la jungle avec les singes ! Combien de fois vous a-t-on répété de fermer les volets la nuit ?

— Souvent, reconnut Bel.

— Je demanderai aux jardiniers de fouiller les jardins. Ils la retrouveront peut-être.

— Merci, dit Bel en levant les bras pour que Loen lui retire sa chemise de nuit.

* * *

Au petit déjeuner, Antonio Bonifacio examina la liste des invités conviés à la réception de sa fille au Copacabana Palace.

— La senhora Santos a vraiment rassemblé la crème de la crème, et ils ont presque tous accepté, fit-il observer d’un air satisfait. Sauf les Carvalho Gomes, et les Ribeiros Barcellos. Ils regrettent, mais ils sont retenus par une autre obligation…

Antonio leva un sourcil courroucé.

Carla posa une main rassurante sur l’épaule de son mari. Elle n’ignorait pas que c’étaient les deux familles les plus importantes de Rio.

— Tant pis pour eux. Toute la ville en parlera. Ils s’en voudront d’avoir manqué cet événement, j’en suis certaine.

— Je l’espère, grogna Antonio. Avec ce que j’ai dépensé… Et toi, ma princesa, tu seras l’étoile de la fête.

— Oui, Papa. Je t’en suis très reconnaissante.

— Bel, tu sais que tu ne dois pas m’appeler « Papa ». Mais « Pai ».

— Pardon, Pai. C’est difficile de changer une habitude qu’on a depuis toujours.

Antonio referma son journal, se leva, et salua son épouse et sa fille du menton.

— Je vais au bureau… Il faut bien travailler pour payer tout cela.

Bel regarda son père sortir de la pièce avec des yeux admiratifs. Il était toujours beau, grand, élégant, la tête couronnée d’abondants cheveux noirs qui grisonnaient à peine aux tempes.

— Pai est tellement tendu, soupira-t-elle à l’adresse de sa mère. Il s’inquiète pour la réception, tu crois ?

— Bel, ton père est toujours tendu. Qu’il s’agisse de la récolte de café ou de ta réception, il trouvera partout une raison pour se faire du souci. Nous ne le changerons pas… Je dois y aller aussi. Je reçois la senhora Santos ce matin, nous devons mettre au point les derniers préparatifs. Elle veut que tu nous rejoignes après tes leçons de piano et de français pour passer en revue la liste des invités.

— Mais Mãe, je peux déjà la réciter par cœur du début à la fin, et même à l’envers ! grogna Bel.

— Je sais, querida. Mais nous ne pouvons pas nous permettre un seul faux pas.

Carla se leva pour partir, puis hésita et revint vers Bel.

— Je dois t’annoncer quelque chose… Ma chère cousine Sofia se relève d’une grave maladie et je l’ai invitée à séjourner dans notre fazenda avec ses trois enfants. L’air des montagnes lui fera le plus grand bien. Mais comme il n’y a plus que Fabiana et son mari là-bas, je dois envoyer Loen pour aider Sofia avec ses enfants et lui permettre de se reposer. Loen part à la fin de la semaine.

— Mais Mãe, la réception a lieu quelques jours plus tard. Comment vais-je me débrouiller sans elle ?

— Je suis désolée, Bel, il n’y a pas d’autre solution. Gabriela sera là pour t’aider. Allons… Je te laisse, sinon je vais être en retard.

Après avoir tendrement tapoté l’épaule de sa fille, Carla quitta la pièce.

Restée seule, Bel se livra à de sombres réflexions. Elle redoutait les journées à venir, dernière ligne droite avant l’événement le plus important de sa vie, et voilà qu’elle devait à présent les affronter sans son alliée la plus proche.

Loen était née sur leur fazenda, où ses ancêtres africains avaient été employés comme esclaves. Quand l’esclavage fut finalement aboli au Brésil en 1888, de nombreux affranchis déposèrent aussitôt leurs outils et quittèrent leurs anciens maîtres, mais les parents de Loen décidèrent de rester. Ils continuèrent à travailler pour les occupants de la fazenda, de riches Portugais qui, comme tant d’aristocrates de Rio, furent ensuite forcés de vendre leurs exploitations quand la main-d’œuvre, autrefois fournie par les esclaves, vint à manquer. C’est à ce moment-là que le père de Loen choisit de disparaître, une nuit, laissant sa mère, Gabriela, et la petite Loen, alors âgée de neuf ans, seules au monde.

Quand Antonio acheta la fazenda, Carla les prit en pitié et insista pour les garder à son service. La mère et la fille vivaient désormais à Rio avec la famille.

Loen n’était qu’une simple domestique, mais elle avait grandi avec Bel à la fazenda et un lien fort s’était noué entre les deux fillettes qui souffraient l’une comme l’autre de n’avoir aucun compagnon de jeu. Bien qu’à peine plus âgée que Bel, Loen était dotée d’une grande maturité et apportait un immense réconfort à sa jeune maîtresse. Bel la payait de retour pour ses conseils et sa loyauté sans faille en lui apprenant à lire et à écrire.

Bel soupira et but une dernière gorgée de café. Au moins, se dit-elle, le courrier leur permettrait de rester en contact pendant cette séparation.

— Vous avez terminé, senhorita ? demanda Gabriela, interrompant le cours de ses pensées.

Son sourire compatissant indiquait qu’elle avait entendu les paroles de Carla.

Bel jeta un coup d’œil à la desserte chargée de coupes diverses où s’entassaient mangues fraîchement coupées, figues, amandes et pain à profusion. Assez pour nourrir une rue entière, sans parler d’une famille de trois personnes.

— Oui, tu peux débarrasser. Désolée, Gabriela, tu vas avoir du travail en plus pendant l’absence de Loen.

Gabriela haussa les épaules, stoïque.

— Ma fille aussi est déçue de ne pas pouvoir vous aider à préparer votre anniversaire. Mais on se débrouillera.

Quand Gabriela fut sortie, Bel ouvrit le Jornal do Brasil. En première page s’étalait une image de la photographe Bertha Lutz, militante des droits des femmes, debout avec ses compagnes devant l’Hôtel de Ville. La senhorita Lutz avait créé la Fédération brésilienne pour l’avancement des femmes six ans auparavant et faisait campagne pour que le droit de vote soit accordé à toutes les Brésiliennes. Bel suivait ses progrès avec un intérêt passionné. Il lui semblait que l’époque changeait pour les autres femmes du pays, tandis qu’elle restait à la traîne, avec un père qui vivait dans le passé et pensait encore que le rôle échu aux femmes consistait simplement à épouser le meilleur parti puis à procréer.

Depuis qu’ils s’étaient installés à Rio, Antonio maintenait sa précieuse fille dans une cage dorée et lui interdisait de se promener librement sans une escorte féminine. Il ne paraissait pas comprendre que les rares jeunes filles de son âge auxquelles elle avait été présentée lors de réceptions l’après-midi, et que la senhora Santos rangeait parmi les amies « convenables », provenaient de familles qui embrassaient la modernité au lieu de la combattre.

Par exemple, son amie Maria Elisa da Silva Costa était issue de l’aristocratie portugaise, mais ses parents, contrairement à l’idée fausse qu’entretenait Pai, ne passaient pas leur temps en mondanités. Le modèle dont Pai rêvait pour sa famille n’appartenait plus qu’à l’histoire, malgré quelques obstinés qui s’accrochaient encore à un monde disparu.

Parmi ces jeunes filles, Maria Elisa était celle avec qui Bel se sentait le plus d’affinités.

Son père, Heitor, architecte de renom, s’était vu accorder l’honneur d’édifier la statue du Cristo Redentor au sommet du Corcovado. Les da Silva Costa habitaient non loin, à Botafogo, et lorsque son père se rendait sur son futur chantier, il déposait Maria Elisa chez Bel avant de prendre le train qui le conduisait au sommet du Corcovado. Aujourd’hui, justement, Bel attendait la visite de son amie plus tard dans l’après-midi.

* * *

— Tu dois être terriblement impatiente, dit Maria Elisa.

Les deux jeunes filles étaient assises à l’ombre de la végétation tropicale qui surplombait les jardins derrière la maison. Une armée de jardiniers s’employait chaque jour à repousser la nature exubérante aux limites de la propriété et de ses pelouses immaculées, mais au-delà de ce périmètre, la jungle partait à l’assaut de la montagne.

— J’ai plutôt hâte que ce soit terminé, répondit Bel avec franchise.

— En tout cas, moi, je me réjouis d’y assister, reprit Maria Elisa en souriant. Alexandre Medeiros y sera, et je tremble comme une feuille dès que je le vois. J’aimerais tellement qu’il m’invite à danser ! Et toi ? As-tu un jeune homme en tête ?

— Non. De toute façon, mon père tient à choisir mon mari.

— Oh, il est tellement vieux jeu ! Quand je te parle, je me dis que j’ai beaucoup de chance avec mon Pai, même s’il a la tête dans les nuages et ne pense qu’à son Cristo.

Maria Elisa baissa la voix et continua en chuchotant :

— Mon père est athée, tu sais… Et pourtant, il s’occupe de construire le plus grand monument jamais érigé à la gloire de Notre Seigneur !

— Cela lui donnera peut-être la foi, suggéra Bel.

— Hier soir, je l’ai entendu parler avec Mãe. Il veut partir en Europe pour chercher un sculpteur qui réalisera la statue. Tu te rends compte, Bel ? Nous allons visiter Florence, Rome, et bien sûr, Paris !

Tout à son ravissement, Maria Elisa fronça son joli nez piqueté de taches de rousseur.

— En Europe ! s’exclama Bel. Oh, Maria Elisa, comme je t’envie ! Moi qui rêve de voir l’Ancien Monde ! Surtout Florence, d’où est originaire ma famille.

— Tu pourrais peut-être venir avec nous, si le projet est maintenu ? Du moins pour une partie du voyage ? Ce serait mieux pour moi aussi, sinon je suis condamnée à la compagnie de mes deux frères. Qu’en penses-tu ? lança Maria Elisa, les yeux brillants d’excitation.

— J’en pense que c’est une proposition formidable, mais que mon père dira non, répondit Bel d’une voix morne. S’il ne me permet pas de me promener seule dans la rue ici, je ne vois pas comment il me laisserait traverser un océan pour aller en Europe. En plus, je dois rester à Rio parce qu’il veut me marier le plus vite possible…

Le bruit d’une voiture remontant l’allée les avertit de l’arrivée du père de Maria Elisa. Celle-ci se leva et serra chaleureusement Bel dans ses bras.

— On se voit jeudi prochain, alors ? À ta réception…

— Oui.

Adeus, Bel, lança-t-elle en s’éloignant dans les jardins. Et ne t’inquiète pas, je te promets qu’on trouvera une idée !

Bel resta assise à l’ombre des arbres, rêvant du Duomo et de la fontaine de Neptune à Florence. L’histoire de l’art était sa matière préférée, et ces cours lui étaient prodigués par un artiste qui lui apprenait les bases du dessin et de la peinture. Les après-midi qu’elle passait dans son lumineux atelier à l’École nationale des beaux-arts comptaient parmi les moments les plus agréables de sa vie à Rio.

Un jour, le sculpteur l’avait autorisée à travailler un morceau d’argile rouge. Bel se rappelait encore le contact doux et humide de la terre sous ses doigts pendant qu’elle tentait de lui donner une forme.

— Vous avez un vrai talent, avait-il déclaré quand elle lui avait montré son œuvre, une Vénus de Milo qu’elle-même jugeait parfaitement lamentable.

Quoi qu’il en fût, douée ou pas, elle avait adoré l’atmosphère de l’atelier, et ses leçons hebdomadaires lui manquaient énormément depuis qu’elles avaient pris fin.

Elle entendit la voix de Loen qui l’appelait sur la terrasse. C’était l’heure du dernier essayage de sa robe avec Madame Duchaine.

Abandonnant à la jungle derrière elle ses rêves de l’Europe et de ses splendeurs, Bel revint lentement vers la maison.