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— Qu’as-tu prévu de faire aujourd’hui, meu amor ? demanda Gustavo en souriant à sa femme, tandis qu’il se resservait du café.
— Je vais chez Madame Duchaine pour un dernier essayage avant le début de la saison, répondit Bel, lui renvoyant son sourire. J’espère que mes tenues seront prêtes à la fin de la semaine.
— Bien, très bien.
— Et si tu n’y vois pas d’inconvénient, je serai absente pour le déjeuner. Je voudrais passer voir mon père. J’ai téléphoné tout à l’heure, et Gabriela m’a dit qu’il n’était toujours pas habillé et qu’il ne comptait pas se rendre au bureau. Je suis très inquiète pour lui.
— Mais bien sûr. Moi-même, j’accompagne mon père à la Chambre des députés. Le président Washington Luís a appelé à une réunion d’urgence de tous les grands producteurs de café afin de discuter de la crise en Amérique.
— Je croyais que ton père s’était retiré du marché…
— Il ne lui reste que quelques placements, mais c’est l’un des plus anciens membres de la communauté, ici, à Rio, et le président a sollicité sa présence.
— Mon père ne devrait-il pas y assister aussi ?
— Si, certainement. La situation s’aggrave de jour en jour. Dis-lui bien que je serai heureux de lui rapporter en détail ce qui aura été décidé. À ce soir, querida.
Gustavo posa délicatement un baiser sur la joue de Bel en se levant de table.
Une fois Gustavo parti, sachant que Luiza serait occupée à planifier les menus de la semaine avec la cuisinière, Bel se précipita à l’étage pour prendre son carnet d’adresses. Elle redescendit ensuite en courant dans le hall, où, les mains tremblantes, elle décrocha le téléphone et demanda à l’opératrice de composer le numéro que Laurent lui avait donné.
— S’il te plaît, réponds ! chuchota-t-elle en entendant la sonnerie à l’autre bout du fil.
— Laurent Brouilly à l’appareil.
Le son de sa voix lui noua l’estomac.
— Izabela Aires Cabral, dit-elle, Luiza pouvant surgir de la cuisine à l’improviste. Seriez-vous disponible pour un essayage cet après-midi, à deux heures ?
Il y eut un silence, puis Laurent répondit :
— Pour vous, Madame, je peux certainement m’arranger. Viendrez-vous ici ?
— Oui.
— Alors, je vous attendrai avec impatience.
Elle devinait son sourire malicieux tandis qu’il se prêtait au jeu.
— À tout à l’heure, dit-elle.
— Oui, ma chérie, murmura-t-il juste avant que Bel ne repose brusquement le combiné.
Elle hésita, la main prête à décrocher à nouveau pour prendre rendez-vous avec Madame Duchaine, ce qui lui fournirait un alibi. Mais les yeux perspicaces de la couturière ne manqueraient pas de remarquer son ventre rond et il était trop tôt pour courir le risque que la nouvelle se répande. Elle l’appela donc pour convenir d’une séance deux jours plus tard. Ensuite, après avoir attrapé son chapeau et lancé à Luiza qu’elle se rendait chez son père, puis chez sa couturière, elle se glissa sur le siège arrière de la voiture et Jorge la conduisit à la Mansão da Princesa.
Gabriela apparut sur le seuil avant même qu’elle n’ait gravi le perron.
— Comment va-t-il ? demanda Bel.
— Il n’est toujours pas levé, il dit qu’il n’en a pas la force.
Bel frappa à la porte de la chambre de son père et entra sans avoir obtenu de réponse. Les volets étaient fermés, bloquant la brillante lumière de midi. Dans l’obscurité, elle distingua une forme recroquevillée sous les couvertures.
— Pai, c’est moi, Izabela. Tu es malade ?
Pour toute réponse, un grognement s’éleva du lit.
— Il fait bien trop sombre dans cette pièce, dit-elle en allant ouvrir les volets – puis, voyant que son père feignait le sommeil, elle s’approcha et s’assit sur le lit. Pai, je t’en prie. Dis-moi ce qui ne va pas.
— Je ne peux pas continuer sans elle, gémit Antonio. À quoi bon tout cela, si elle n’est pas à mes côtés ?
— Pai, tu as promis à Mãe sur son lit de mort que tu tiendrais le coup. Elle est sans doute en train de te regarder depuis là-haut, en ce moment même, et elle te crie de te lever !
— Je ne crois pas au paradis, ni en Dieu, grommela-t-il sombrement. Comment un Dieu d’amour pourrait-il m’enlever ma Carla, elle qui n’a jamais commis une seule mauvaise action de toute sa vie ?
— Eh bien, elle, elle y croyait, et moi aussi, répondit Bel avec conviction. Et nous savons tous les deux qu’il n’y a jamais aucune raison pour expliquer ce genre de choses. N’es-tu pas reconnaissant pour les vingt-deux années merveilleuses que vous avez passées ensemble ? Ne veux-tu pas honorer la promesse que tu lui as faite, et continuer à vivre en sa mémoire ?
Comme son père ne réagissait pas, Bel changea d’approche.
— Pai, tu dois bien savoir ce qui se passe en Amérique ? Maurício a annoncé hier soir qu’une autre crise à Wall Street risquait d’éclater d’une minute à l’autre. Une réunion d’urgence se tient en ce moment même, à la Chambre des députés, pour débattre des conséquences qui menacent le Brésil. Tous les grands producteurs sont présents. Ne devrais-tu pas y assister aussi ?
— Non, Bel, il est trop tard, soupira Antonio. Je n’ai pas vendu mes actions quand j’aurais dû, parce que je refusais de céder à la panique. Hier, après ton départ, mon agent de change m’a appelé pour m’informer que le marché avait plongé, et qu’un grand nombre de mes actions n’avaient plus aucune valeur. D’après lui, la situation va encore se détériorer aujourd’hui. Izabela, c’est à Wall Street que le plus gros de notre fortune était investi. J’ai tout perdu.
— Pai, ce n’est pas possible ! Même si tes placements sont réduits à néant, tu es propriétaire de plusieurs plantations qui doivent valoir beaucoup d’argent. Si la production du café ne s’avère plus rentable, il te reste les biens immobiliers, n’est-ce pas ?
— Izabela, répondit Antonio avec lassitude, n’essaie pas de comprendre le monde des affaires. J’ai emprunté pour financer l’achat de ces plantations. C’était facile, tant que les bénéfices et le prix du café demeuraient élevés. Mais quand les prix ont chuté, je n’ai pas pu continuer à rembourser mes crédits. Les banques ont exigé d’autres garanties, et il m’a fallu hypothéquer la maison. Izabela, ils vont maintenant tout saisir pour couvrir mes dettes. Si mes actions en Amérique s’effondrent aussi, je n’ai plus rien, pas même un toit sur ma tête.
Atterrée, Bel s’en voulut de son ignorance en matière financière. Si elle avait été plus instruite de toutes ces questions, peut-être aurait-elle pu rassurer son père.
— Mais, dans ce cas, Pai, ne devrais-tu pas justement assister à la réunion des députés aujourd’hui ? Tu n’es pas le seul dans cette situation, et tu m’as toujours dit que l’économie du Brésil reposait sur la production du café. Le gouvernement va sûrement prendre des mesures !
— Querida, c’est très simple : si personne n’a les moyens d’acheter notre production, aucun gouvernement, quel qu’il soit, ne peut intervenir. Crois-moi, les Américains se préoccuperont d’abord de survivre, avant de s’autoriser le luxe de boire un café. Les sénateurs font semblant de débattre du problème, mais ils savent qu’il est déjà trop tard. Aussi, je te remercie de m’avoir rappelé la réunion, mais je t’assure qu’elle n’aboutira à rien.
— Je demanderai à Maurício de te rapporter ce qui a été dit, conclut Bel sans se démonter. De toute façon, même si tu as raison et que tu te retrouves sans ressources, rappelle-toi que je suis propriétaire de la fazenda. Tu ne seras jamais à la rue, Pai. Par ailleurs, tu as fait preuve d’une telle générosité envers Gustavo quand il m’a épousée que je ne doute pas qu’il sera prêt à t’aider.
— Et que ferai-je donc à la fazenda, seul, sans travail et sans la compagnie de ma femme bien-aimée ? demanda Antonio avec amertume.
— Assez, Pai ! Tu reconnais toi-même que beaucoup de gens seront touchés par la situation, et peut-être totalement ruinés. Mais toi, tu devrais t’estimer heureux. Tu n’as que quarante-huit ans, tu peux encore reconstruire ta vie.
— Izabela, j’ai perdu ma réputation. Quand bien même je voudrais me relancer dans les affaires, aucune banque brésilienne ne m’avancerait les fonds. Pour moi, c’est terminé.
Il ferma les yeux. Bel se revoyait, à peine quelques mois auparavant, arrivant à l’église au bras d’Antonio. Comme il était fier alors. Bien qu’elle n’ait jamais apprécié l’ostentation avec laquelle son père étalait sa fortune de nouveau riche, en cet instant présent, elle souhaita désespérément pouvoir la lui restituer. Sa vie entière, l’estime qu’il avait de lui-même, reposaient sur sa réussite financière. Et maintenant qu’il pleurait aussi la mort de sa femme tant aimée, comment n’aurait-il pas le sentiment qu’il ne lui restait plus rien ?
— Pai, je suis là, moi, dit-elle doucement. J’ai besoin de toi. Que tu sois riche ou pauvre, tu seras toujours mon père et je ne cesserai jamais de t’aimer et de te respecter.
Antonio ouvrit les yeux et, pour la première fois, Bel y lut l’ébauche d’un sourire.
— Oui, princesa. C’est vrai, tu es là. Toi, la seule chose dans ma vie dont je suis réellement fier.
— Alors, écoute-moi ! Mãe aussi, comme moi, te dirait que tu ne dois pas perdre espoir. Pai, je t’en supplie, secoue-toi. Nous allons examiner la situation ensemble et je ferai mon possible pour t’aider. Je pourrais vendre mes bijoux et ceux que Mãe m’a laissés. Tu aurais alors de quoi te remettre en selle, n’est-ce pas ?
— Encore faudrait-il trouver quelqu’un qui ait les moyens d’acheter quoi que ce soit après cette hécatombe financière, répliqua Antonio. Izabela… Je te remercie de ta visite. Je regrette que tu m’aies vu dans cet état et je te promets de me lever dès que tu seras partie, mais pour l’instant, j’aimerais rester seul. J’ai besoin de réfléchir.
— Tu me le promets, Pai ? Je te préviens, je téléphonerai à Gabriela pour m’assurer que tu as tenu parole. Et je reviendrai demain.
Bel se pencha pour l’embrasser.
— Merci, princesa, dit-il avec un sourire. À demain.
Bel se fit ensuite déposer devant le salon de Madame Duchaine à Ipanema. Après avoir prié Jorge de revenir la chercher à dix-huit heures, comme d’habitude, elle attendit que la voiture eût tourné le coin de la rue et fila aussitôt chez Laurent.
— Ma chérie ! s’écria Laurent en l’attirant à l’intérieur pour la prendre dans ses bras et la couvrir de baisers. Tu ne peux pas t’imaginer à quel point tu m’as manqué.
Bel s’abandonna à son étreinte. Elle ne résista pas quand il la souleva et la porta dans la chambre. Dans les bras de Laurent, le temps d’une extatique parenthèse durant laquelle leurs deux corps ne faisaient plus qu’un, elle oublia toutes les affreuses pensées qui tournaient dans sa tête.
Plus tard, alors qu’ils reposaient côte à côte dans l’enchevêtrement des draps, Bel répondit aux questions de son amant qui l’interrogeait avec une tendre sollicitude sur ce qu’elle avait vécu pendant ces dernières semaines.
— Et toi, Laurent ? demanda-t-elle à son tour. Tu as bien travaillé ?
— Malheureusement, je n’ai pas eu d’autre commande après Alessandra Silveira. La situation économique est très inquiétante, et les gens ne dépensent plus leur argent dans des frivolités telles que l’art et la sculpture. Depuis un mois, je n’ai rien d’autre à faire que de manger, boire et aller me baigner à la plage. Izabela, continua Laurent, le visage grave, je crois que je suis arrivé à la fin de mon séjour ici. La France me manque, ma carrière est au point mort… Ma chérie, pardonne-moi, mais je dois rentrer… La question qui se pose est la suivante : viendras-tu avec moi ?
Incapable de répondre, Bel resta silencieuse entre ses bras, les yeux fermés. Il lui semblait que tout ce qui constituait sa vie avait abouti à cette minute présente, au terme d’un insoutenable crescendo.
— Le senhor da Silva Costa m’a réservé une cabine sur un paquebot qui part vendredi et je suis obligé de la prendre, continua Laurent d’une voix pressante. La plupart des compagnies maritimes appartiennent aux Américains… Si la situation s’aggrave, il est possible que plus aucun bateau ne quitte le port de Rio pendant des mois.
Bel, effarée, réalisait enfin la gravité de cette crise économique.
— Tu embarques vendredi ? Dans trois jours ? murmura-t-elle.
— Oui. Et je t’en supplie, mon amour, pars avec moi. Cette fois, c’est à toi de me suivre. J’ai beau t’aimer éperdument, il n’y a rien ici pour moi : aucune vie possible, et certainement pas une vie que nous pourrions partager. Je m’en veux de te forcer à prendre une décision, si peu de temps après le décès de ta mère. Mais j’espère que tu comprends ma position, ajouta-t-il en scrutant son visage pour y lire la réponse.
— Oui, tu m’as attendue suffisamment longtemps.
Bel se redressa et tira le drap pour couvrir sa poitrine nue.
— Laurent, j’ai quelque chose te dire…
* * *
Gustavo fut soulagé de s’échapper du Sénat qui grouillait de monde. À l’intérieur, la chaleur et la tension étaient devenues insupportables, tandis que les producteurs, désespérés, réclamaient à grands cris le secours du gouvernement. Des rixes avaient même éclaté – entre des hommes d’ordinaire courtois, poussés à la violence par la crainte de voir leur fortune disparaître du jour au lendemain.
Gustavo avait assisté aux débats aussi longtemps que possible, désireux de montrer son soutien, mais conscient de ne pouvoir offrir aucun conseil. Il n’avait qu’une envie à présent : boire un verre. Mais alors qu’il prenait le chemin de son club, il se ressaisit.
Non. S’il succombait, il tomberait à nouveau dans la déchéance et il avait promis à Izabela, la veille à peine, qu’il s’était amendé.
Il se rappela alors qu’elle lui avait annoncé au petit déjeuner qu’elle se rendait aujourd’hui chez sa couturière. L’atelier ne se trouvant qu’à une dizaine de minutes à pied, il pensa soudain qu’elle serait contente s’il lui faisait la surprise de la rejoindre. Ils pourraient peut-être se promener sur le bord de mer, s’installer à l’un des cafés le long de la plage et prendre le temps de bavarder tranquillement – n’était-ce pas le genre de distraction que les couples amoureux aimaient partager ?
Il partit dans la direction d’Ipanema.
Un quart d’heure plus tard, Gustavo ressortait du salon de Madame Duchaine, déconcerté. S’était-il trompé ? Il aurait pourtant juré qu’Izabela avait parlé d’un essayage après sa visite à son père. Mais elle n’avait pas pris rendez-vous pour cet après-midi, avait dit la couturière… Il haussa les épaules, descendit la rue et héla un taxi pour rentrer chez lui.
* * *
Laurent était abasourdi.
— Et tu es sûre que ce bébé est de moi ?
— J’ai repensé à toutes les occasions possibles, avec Gustavo. Mais comme tu l’as dit toi-même, sans… pénétration, il est impossible de concevoir un enfant, bredouilla Bel en rougissant, gênée de mentionner cet aspect intime de sa vie conjugale. Il n’y en a eu aucune pendant les deux mois qui ont précédé mon départ à la fazenda avec ma mère. Gustavo ne s’en rendait même pas compte, d’ailleurs, ajouta-t-elle.
— Tu crois être enceinte de trois mois ?
— Peut-être plus, je ne suis pas sûre. Je pouvais difficilement consulter le médecin de famille avant de t’en avoir parlé.
— Tu me permets de regarder ? demanda-t-il.
— Oui, mais ça ne se voit pas encore beaucoup…
Laurent tira le drap et posa délicatement la main sur le ventre de Bel.
— Tu me jures que cet enfant est bien de moi ?
Bel le fixa droit dans les yeux.
— Laurent, je n’ai aucun doute. Sinon je ne serais pas ici.
Laurent soupira.
— Dans ce cas, nous devons absolument partir ensemble à Paris.
— Tu acceptes cet enfant ? Tu le veux ?
— Je te veux, toi, Izabela. Et si ce bébé, dit-il en montrant son ventre du doigt, nous l’avons fait tous les deux – même si ce n’était pas prévu –, alors oui, évidemment, je l’accepte.
Les yeux de Bel s’emplirent de larmes.
— Je m’attendais à ce que tu le rejettes.
— J’avoue que s’il a une tête de furet à la naissance, je changerai peut-être d’avis… Mais bien sûr que je te crois, Izabela ! Pourquoi me mentirais-tu ? Je n’ai rien à offrir à cet enfant, comparé à la vie qu’il aurait avec ton mari. Je ne te le cache pas, en revanche, je ne vois absolument pas comment nous nous en sortirons, reprit-il en prenant une longue inspiration. Il est impensable d’habiter dans ma mansarde à Montparnasse avec un bébé. Ni même avec toi.
— Je pourrais vendre mes bijoux, proposa Bel pour la deuxième fois de la journée. Et j’ai aussi un peu d’argent. Cela nous permettrait de nous installer.
Laurent la regarda, stupéfait.
— Mon Dieu ! Tu as déjà réfléchi à tout ça.
— Je n’ai pensé à rien d’autre depuis que j’ai découvert que j’étais enceinte, avoua-t-elle. Mais…
— Il y a toujours un « mais », fit Laurent en levant les yeux au ciel.
— J’ai vu mon père avant de venir ici. Il est atrocement déprimé et ne voulait pas bouger de son lit. Il m’a dit qu’il avait tout perdu sur le marché américain. Et en plus d’être un homme ruiné, la mort de ma mère lui a brisé le cœur.
— Donc, maintenant, tu ne culpabilises pas seulement de quitter ton mari, mais aussi ton père.
— Naturellement ! répondit Bel, agacée de voir qu’il ne comprenait pas l’énormité de son dilemme. Si je pars avec toi, Pai aura vraiment tout perdu.
— Et si tu ne pars pas, notre enfant aura perdu son père. Toi et moi, nous nous perdrons l’un l’autre, répliqua Laurent. Ma chérie, c’est ta décision. Je suis venu te rejoindre à l’autre bout du monde, et depuis neuf mois, je suis coincé dans cet appartement, je ne vis que pour les moments que nous partageons. Je comprendrai que tu choisisses de rester, bien sûr, mais il me semble que tu trouves toujours une bonne raison pour sacrifier ton bonheur.
— J’aimais énormément ma mère, et je suis très attachée à mon père. Rappelle-toi que je ne suis pas rentrée à Rio pour Gustavo, dit Bel, des larmes plein les yeux. Je ne voulais pas briser le cœur de mes parents.
— Izabela, je crois que tu as besoin d’un peu de temps pour réfléchir. (Laurent lui souleva délicatement le menton et posa un baiser sur ses lèvres.) Une fois que tu auras pris ta décision, il n’y aura pas de retour en arrière. Ni pour toi ni pour moi.
— Je ne sais pas…
— Dans ces affaires-là, hélas, je ne crois pas qu’il s’agisse vraiment de « savoir »… Retrouvons-nous ici dans deux jours. Tu me donneras ta réponse, et nous pourrons alors aller de l’avant.
Bel s’était levée et était déjà en train de s’habiller. Elle acquiesça en coiffant son chapeau.
— Quoi qu’il arrive, querida, je t’attendrai ici à deux heures, jeudi.
* * *
En arrivant à la Casa das Orquídeas, Bel téléphona à Gabriela pour prendre des nouvelles de son père. Il s’était levé, comme promis, et avait annoncé qu’il serait à son bureau tout l’après-midi. Soulagée, Bel décida de profiter de la douceur du soleil couchant sur la terrasse et demanda à Loen de lui apporter un jus de mangue.
— Avez-vous besoin d’autre chose, senhora Bel ?
Bel fut tentée de lui confier son terrible dilemme. Pourtant, même si Loen était son amie la plus proche, elle ne pouvait pas l’accabler d’un tel fardeau.
— Non, merci, Loen. Peux-tu me faire couler un bain ? Je monte dans dix minutes.
Bel suivit des yeux Loen qui disparaissait sur le côté de la maison pour entrer dans la cuisine. À présent que sa mère n’était plus là, elle devait prendre sa décision seule. Tout en buvant son jus de fruits, elle essaya d’analyser la situation. L’attitude de Gustavo, certes, s’était considérablement améliorée depuis la veille, mais pouvait-elle s’y fier ? En dépit de ses promesses, elle doutait que son mari possède la force de caractère nécessaire pour tenir tête à Luiza.
Surtout, elle savait qu’elle n’éprouvait plus aucun sentiment pour lui, pas même un brin de culpabilité. Si elle le quittait, Luiza s’empresserait de faire annuler le mariage pour que Gustavo se trouve libre d’épouser une femme qui lui conviendrait mieux. Et que sa mère choisirait, cette fois.
En ce qui concernait son père, les choses n’étaient pas aussi simples. Sa mère ne lui aurait jamais pardonné d’abandonner Antonio au moment où il avait besoin d’elle. Elle se souvint également de la mise en garde de Carla avant sa mort : suivre son cœur et Laurent la conduirait à la catastrophe.
De plus, elle devait maintenant songer à ce bébé qui grandissait en elle. En restant avec Gustavo, elle lui offrirait un nom, la sécurité financière et l’assurance d’une vie confortable. Elle imagina aussi la réaction de Pai lorsqu’il apprendrait qu’il allait être grand-père. De quoi lui redonner goût à la vie, sans aucun doute.
D’un autre côté, avait-elle envie que son enfant soit élevé dans l’univers froid et austère des Aires Cabral ? Avec une mère qui passerait le restant de sa vie à regretter sa décision et à rêver en secret d’un autre monde ? Avec un homme qui n’était son père que par le nom ?
Au désespoir, Bel poussa un long soupir. Elle avait beau tourner ses arguments dans tous les sens, aucune décision ne surgissait.
Gustavo apparut au coin de la terrasse.
— Bonsoir, Izabela. Que fais-tu ici ?
— Je profite de la fraîcheur du soir, répondit-elle en rougissant malgré elle des pensées qui lui occupaient l’esprit.
— Tu as bien raison, dit-il en s’asseyant. Il a fait très chaud au Sénat aussi, cet après-midi. Il paraît qu’à Wall Street, cette journée a été baptisée « le mardi noir ». L’indice Dow Jones a encore perdu trente points depuis hier, et la famille Rockefeller a acheté une grande quantité d’actions pour soutenir les cours. Nous ne saurons que demain l’étendue exacte des pertes. En tout cas, il semble que mon père ait pris les bonnes décisions. Beaucoup de gens n’ont pas eu cette prudence. Ou cette chance… Comment va ton père ?
— Pas bien du tout. Il fait partie de ceux dont tu parles, qui ont tout perdu.
— Il ne doit pas en avoir honte. Nombreux sont les infortunés à se retrouver dans le même bateau… Personne ne pouvait deviner ce qui est arrivé.
Bel lui était reconnaissante de ses sages paroles.
— Tu pourrais peut-être passer le voir. Lui répéter ce que tu viens de me dire.
— Je n’y manquerai pas.
— Il est presque sept heures. Mon bain va être froid, dit-elle en se levant. Merci, Gustavo.
— Pourquoi me remercies-tu ?
— Parce que tu es très compréhensif.
Bel s’apprêtait à tourner l’angle de la terrasse pour rentrer dans la maison.
— Au fait, comment s’est passé ton essayage chez la couturière ? s’enquit Gustavo.
Elle s’immobilisa, ne lui présentant que son dos.
— Très bien. Merci.
Puis, après s’être gracieusement retournée pour lui sourire, elle disparut.