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Avec les cinq heures de décalage horaire, il n’était que six heures le lendemain matin quand l’avion a atterri au Brésil. Le ciel nuageux, alors que je m’attendais au soleil éblouissant de l’Amérique du Sud, m’a surprise. Mais bien sûr, c’était l’hiver, ici, ce qui expliquait l’absence de la chaleur tropicale et étouffante que j’avais anticipée, même s’il faisait tout de même plus de vingt degrés. À ma sortie du hall des arrivées, un chauffeur m’attendait, une pancarte avec mon nom à la main.
— Olá, eu sou senhorita d’Aplièse. Como você está ?, lui ai-je demandé en portugais, et j’ai souri en voyant son air étonné.
Je l’ai suivi jusqu’à la voiture et nous avons quitté l’aéroport pour Rio. Je dévorais des yeux cette ville où – apparemment – j’étais née. Ma première visite au Brésil, à São Paulo, s’était déroulée dans le cadre d’un échange universitaire pendant ma deuxième année d’études. Je m’étais aventurée jusqu’à l’ancienne capitale, Salvador, mais tout ce qu’on racontait sur Rio – le taux de criminalité, la pauvreté et la vie nocturne délirante – m’avait rendue méfiante, d’autant que je voyageais seule. Voilà qu’à présent j’étais de retour, et si les informations de Pa Salt étaient correctes, je portais l’ADN de ce pays en moi.
Le chauffeur, content de rencontrer un des rares étrangers qui parlaient couramment le portugais, m’a demandé d’où je venais.
— Du Brésil. Je suis née ici, ai-je répondu.
Il m’a dévisagée dans le rétroviseur.
— Ah oui, c’est vrai que vous avez un petit air brésilien. Mais votre nom de famille, d’Aplièse, c’est français, non ? Vous êtes venue voir votre famille ?
— Oui. C’est ça, ai-je répondu.
Il avait vu juste.
— Regardez, a-t-il dit en indiquant une haute montagne où se dressait une statue blanche, les bras grands ouverts comme pour protéger la ville. C’est notre Cristo Redentor. Dès que je le vois, je me sens aussitôt chez moi.
J’ai levé les yeux pour admirer la sculpture qui semblait flotter parmi les nuages à la manière d’un ange. Tout le monde en a vu la photo dans les médias mais la réalité est autrement impressionnante. J’en ai eu le souffle coupé. C’était une sorte d’apparition, devant laquelle j’éprouvais une étrange émotion.
— Vous êtes déjà montée Le voir ? m’a encore interrogée le chauffeur.
— Non, pas encore.
— Alors, vous êtes une vraie fille de Rio, une carioca, a-t-il dit avec un large sourire. C’est une des sept merveilles du monde, mais nous, ici, on la remarque à peine. Ce sont les touristes qui y vont.
— J’ai bien l’intention de m’y rendre, ai-je simplement répondu.
Le Christ Rédempteur a disparu quand la voiture s’est engagée dans un tunnel.
Après un trajet de quarante minutes, nous sommes arrivés à l’hôtel Cesar Park. De l’autre côté de l’avenue, la plage d’Ipanema s’étendait à perte de vue. Déserte à cette heure matinale, elle était absolument magnifique.
— Prenez ma carte, senhorita d’Aplièse. Je m’appelle Pietro. Appelez-moi si vous désirez vous déplacer en ville.
— Obrigada.
Je lui ai tendu quelques reais en guise de pourboire et ai suivi le bagagiste jusqu’à la réception.
Quelques minutes plus tard, j’étais installée dans une suite spacieuse avec de grandes fenêtres offrant une vue merveilleuse de la plage d’Ipanema. Le prix était exorbitant mais je m’y étais prise au dernier moment et il ne restait pas d’autre chambre. Après tout, je n’étais pas très dépensière, je pouvais bien me le permettre. Si je devais prolonger mon séjour, je louerais un appartement. Tout dépendrait de ce qu’il se passerait ensuite.
Et ça, je n’en avais aucune idée.
Depuis ces dernières vingt-quatre heures, j’avais l’impression d’être emportée dans un tourbillon de coïncidences tragiques. Gagnée par la panique et voulant quitter la Suisse à tout prix et le plus vite possible, je n’avais pas prévu ce que je ferais une fois arrivée au Brésil. Mais, pour l’heure, après une nuit blanche dans l’avion et traumatisée par les récents événements, j’étais épuisée. J’ai accroché la pancarte « Ne pas déranger » à la porte, me suis glissée entre les draps frais et parfumés… et me suis endormie.
* * *
À mon réveil, j’avais hâte d’aller explorer la ville. Mais j’avais faim. Je me suis donc rendue au restaurant du dernier étage, pour aller m’asseoir sur la petite terrasse où j’ai commandé une salade et un verre de vin blanc. Les nuages s’étaient dissipés, ne laissant aucune trace de leur passage, et le panorama magnifique englobait la mer, les montagnes et la plage bondée en contrebas.
Rassasiée, les idées plus claires, j’ai commencé à réfléchir à la façon dont j’allais procéder. Je conservais dans mon portable l’adresse indiquée par les coordonnées de la sphère armillaire. Pourtant, force m’était de l’admettre, rien ne me prouvait que mes parents naturels habitaient toujours à cet endroit. Je ne connaissais même pas leur nom. J’ai lâché un petit rire étouffé en m’imaginant frapper à la porte et annoncer que j’étais à la recherche de ma famille biologique.
Au pire, ils me claqueront la porte au nez, me suis-je dit en me remémorant la phrase de Pa gravée sur la sphère. Encouragée, peut-être, par le verre de vin et le décalage horaire, je suis retournée dans ma chambre et, sans me laisser le temps de changer d’avis, j’ai appelé la réception. Si Pietro, le chauffeur de taxi, était disponible, il me conduirait à cette adresse.
Dix minutes plus tard, je quittais le centre-ville dans la voiture de Pietro.
— Cette maison, la Casa das Orquídeas, je crois que je la connais, a-t-il dit. S’il s’agit bien de celle-là, elle est extrêmement intéressante. C’est une très vieille demeure où résidait autrefois une riche famille portugaise.
Nous étions une fois de plus bloqués dans les embouteillages et Pietro a déclaré en soupirant :
— La circulation, ici, c’est toujours comme ça.
— Les propriétaires ont peut-être changé…, ai-je dit.
— Possible. (Il a jeté un œil dans le rétroviseur et j’ai compris qu’il devinait ma nervosité.) Vous cherchez un parent ?
— Oui, ai-je répondu avec franchise.
En levant les yeux, j’ai aperçu le Christ Rédempteur qui nous dominait. Je n’avais jamais été particulièrement croyante, mais, curieusement, j’ai trouvé du réconfort à la vue de ces bras immenses, ouverts dans une infinie générosité.
— Voilà, nous y sommes presque, a annoncé Pietro un quart d’heure plus tard. On ne voit pas grand-chose de la route, la maison est entourée d’une haie très haute qui la protège des regards indiscrets. Autrefois, c’était un quartier très chic mais maintenant, hélas, il y a de nouvelles constructions partout.
En effet, de chaque côté de la route s’étendait une zone commerciale semée d’immeubles résidentiels.
— Voilà la maison, senhorita.
Pietro m’a indiqué du doigt une longue haie étranglée par les fleurs sauvages et les mauvaises herbes. Comparé à notre propriété à Genève, si soigneusement entretenue, il était évident qu’aucune main attentionnée n’était passée ici depuis très longtemps. Seules deux cheminées anciennes, à la brique rouge noircie par la suie, pointaient derrière la haute haie.
— Elle n’a pas l’air d’être habitée, a constaté Pietro, tirant les mêmes conclusions que moi de cet aspect négligé.
— Apparemment, non.
— Je me gare ici ? a-t-il demandé en ralentissant pour s’arrêter le long du trottoir, à quelques mètres de l’entrée.
— Oui, très bien.
Il a coupé le moteur et s’est tourné vers moi.
— Je vous attends ici. Bonne chance, senhorita d’Aplièse.
— Merci.
En sortant de la voiture, j’ai claqué la portière avec beaucoup plus de force que nécessaire, puis je me suis approchée du portail. Qu’est-ce que j’allais découvrir ? Je me suis convaincue que cela n’avait aucune importance. J’avais toujours eu un père aimant, et Marina, qui était une mère pour moi, sans oublier mes sœurs. D’ailleurs, ce n’était pas tant pour percer les secrets tapis derrière ces broussailles que j’étais venue ici, mais parce que mon instinct m’avait poussée à fuir, pour une raison bien précise.
Le grand battant en fer forgé était ouvert et je me suis engagée dans l’allée d’un pied ferme. C’est alors que j’ai vu la maison, où, d’après les coordonnées, mon histoire avait commencé.
C’était une belle bâtisse du dix-huitième siècle. Sa forme carrée classique et ses murs recouverts de stuc, ornés de corbeaux et de moulures délicates, évoquaient le passé colonial du Brésil. Cependant, de plus près, le stuc était en piteux état. La peinture d’une douzaine de fenêtres à battants s’écaillait pour laisser voir le bois nu à plusieurs endroits.
Prenant mon courage à deux mains, je me suis avancée et j’ai contourné le socle d’une fontaine en marbre taillé où, autrefois, des filets d’eau devaient courir.
Pietro avait peut-être raison. Les volets étaient fermés, et cette maison semblait inhabitée.
J’ai monté l’imposant escalier de l’entrée et appuyé sur la vieille sonnette. N’obtenant pas de réponse, je m’y suis reprise à deux fois avant de finalement frapper. Toujours aucun mouvement à l’intérieur. J’ai insisté et frappé encore plus fort.
Je me trouvais maintenant sur le pas de la porte depuis un petit moment et je me suis dit que personne ne viendrait ouvrir. Je perdais mon temps. En levant les yeux, j’ai observé à nouveau tous les volets fermés. Cette maison avait vraiment l’air abandonnée.
Je suis redescendue. J’hésitais. Que faire ? Retourner directement à la voiture où Pietro m’attendait et laisser tomber mes recherches ? Rôder un peu aux alentours pour essayer de voir quelque chose à travers la fente de l’un des volets ? Ma curiosité l’a emporté. J’ai commencé à remonter le long de la façade, à pas de loup pour ne pas risquer d’être entendue au cas où il y aurait quelqu’un. La maison s’étirait en longueur, surplombant un jardin qui avait dû être magnifique. J’ai continué mon chemin, déçue de ne pas trouver une petite ouverture permettant de jeter un œil à l’intérieur. Le mur aboutissait à une terrasse recouverte de mousse.
Une sculpture en pierre, entourée de pots en terre cuite cassés, a immédiatement attiré mon attention. Elle représentait une jeune femme, assise, le regard dans le vide. En m’approchant, j’ai vu que le nez était ébréché. La forme simple et les lignes sobres de la statue étaient d’une incroyable beauté.
Sur le point de tourner sur la gauche pour explorer l’arrière de la maison, je me suis soudain rendu compte qu’il y avait quelqu’un, assis sous un arbre dans le jardin, en contrebas de la terrasse.
Mon cœur s’est mis à battre plus vite et je me suis collée contre le mur pour l’observer discrètement. C’était une femme, et à sa façon de se tenir sur la chaise, elle m’a paru très âgée, mais j’étais trop loin pour pouvoir distinguer son visage.
La présence de cette femme a déclenché une avalanche de suppositions dans mon cerveau. Je suis restée plantée là, à regarder celle qui était peut-être une parente. Prendre une décision rapide n’avait jamais été mon fort.
Levant les yeux au ciel, j’ai senti que Pa n’aurait jamais hésité dans une telle situation. Pour la première fois de ma vie d’adulte, j’allais agir comme lui.
Elle n’a pas tourné la tête quand je me suis avancée vers elle. De plus près, j’ai remarqué qu’elle avait les yeux fermés et semblait dormir.
J’ai donc pris le temps d’étudier son visage en détail, cherchant une ressemblance avec le mien. Je ne me faisais pas d’illusions, elle n’avait probablement aucun lien de parenté avec moi. Elle n’habitait peut-être ici que depuis mon adoption, trente-trois ans plus tôt.
— Desculpe ? Je peux vous aider, senhorita ?
J’ai sursauté à cette voix douce. Une domestique d’origine africaine en uniforme, d’un certain âge, fluette et les cheveux grisonnants, se tenait derrière moi. Elle me regardait avec méfiance.
— Je suis désolée, j’ai sonné mais personne n’a répondu.
— Chut, me dit-elle, un doigt sur la bouche. Elle dort. Que voulez-vous ?
Comment expliquer en quelques mots ce qui m’amenait ici ?
— Je… On m’a dit que cette maison avait un rapport avec mon passé et j’aimerais parler à la propriétaire.
Elle m’a toisée et j’ai vu une lueur dans ses yeux quand ils se sont posés sur mon cou.
— La senhora Carvalho ne reçoit pas de visites. Elle est très malade.
— Vous pourrez peut-être lui dire que je suis passée ?
J’ai ouvert mon sac pour sortir ma carte de visite et la lui ai tendue.
— Je suis descendue à l’hôtel Cesar Park. Dites-lui que j’aimerais vraiment lui parler.
— Ça ne changera rien, a rétorqué la domestique d’un ton sec.
— Depuis combien de temps habite-t-elle ici ?
— Depuis toujours. Je vais vous raccompagner.
Ses paroles m’ont bouleversée. J’ai jeté un dernier regard à la vieille dame. Si les coordonnées de Pa Salt étaient correctes, elle devait faire partie de ma famille. Je me suis alors détournée pour suivre la domestique. Nous avions déjà atteint le coin de la maison quand une voix faible s’est élevée derrière nous.
— Qui est-ce ?
Nous nous sommes arrêtées brusquement et j’ai vu de la peur dans les yeux de la domestique.
— Pardonnez-moi, senhora, je ne voulais pas vous déranger, a-t-elle répondu.
— Mais pas du tout. Je vous observe depuis cinq minutes. Amène-la donc. On ne peut pas se parler à cent mètres l’une de l’autre.
Nous avons traversé la terrasse en sens inverse. Arrivée devant la vieille dame, la domestique lui a lu ma carte.
— Senhorita Maia d’Aplièse est traductrice.
De plus près, sa maigreur m’a frappée. Son visage blafard donnait l’impression qu’elle se vidait, petit à petit, de toute son énergie. Elle me fixait d’un regard perçant, parfaitement lucide. Un bref instant, j’ai cru lire un sursaut dans ses yeux. M’avait-elle reconnue ?
— Que faites-vous ici ? a-t-elle demandé.
— C’est une longue histoire.
— Que voulez-vous ?
— Rien, je…
— La senhorita d’Aplièse dit qu’elle a un lien avec cette maison, a expliqué la domestique, d’un ton qui m’a paru presque encourageant.
— Vraiment ? Et de quel lien s’agirait-il ?
— On m’a laissé entendre que je suis née ici.
— Je suis désolée de vous décevoir, senhorita, mais il n’y a eu aucune naissance ici depuis celle de mon enfant, il y a plus de cinquante-cinq ans. N’est-ce pas vrai, Yara ?
— Sim, senhora, a répondu la domestique.
— Et qui vous a donné cette information ? Quelqu’un qui veut se rapprocher de moi pour hériter de la maison après ma mort, sans doute ?
— Non, senhora. Je vous assure qu’il ne s’agit pas d’une histoire d’argent. Ce n’est pas la raison de ma venue, ai-je affirmé.
— Alors, expliquez-moi clairement vos raisons.
— Parce que… J’ai été adoptée à la naissance. Mon père adoptif est mort la semaine dernière et il m’a laissé une lettre indiquant que ma famille d’origine habitait ici.
Je l’ai regardée droit dans les yeux. Je voulais qu’elle lise la sincérité dans les miens.
— Ah.
À nouveau, elle m’a observée attentivement, semblant hésiter avant de poursuivre.
— Eh bien, je dois vous dire que votre père s’est lourdement trompé. Vous avez fait le voyage pour rien. Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider. Au revoir.
En suivant la domestique qui me reconduisait au portail, j’avais la certitude absolue que la vieille dame mentait.