36
Une semaine après son mariage, Bel revint de sa lune de miel, à bout de nerfs et épuisée. Ils avaient séjourné au cœur du Minas Gerais, dans une vieille maison appartenant à la grand-tante et à l’oncle de Gustavo mais qui avait perdu sa beauté d’antan. Le climat était étouffant, sans la moindre brise marine ni altitude pour rafraîchir la température, et l’air si chaud qu’il lui brûlait presque les narines quand elle respirait.
Elle avait dû supporter d’interminables dîners tandis qu’on la présentait aux membres les plus âgés de la famille de Gustavo, dont la santé ne leur avait pas permis de se déplacer pour assister au mariage. Autant d’épreuves qu’elle aurait aisément endurées, s’il n’y avait eu les nuits.
Sa mère avait omis de l’informer quant à la fréquence de ces ébats dans la chambre. L’appétit de Gustavo semblait insatiable. Malgré tous ses efforts pour se détendre et essayer de prendre goût à certains gestes intimes qu’il lui imposait – que personne ne lui avait jamais expliqués et dont la seule pensée la faisait rougir –, elle n’avait pas réussi.
Chaque nuit, à peine la porte refermée, il se jetait sur elle et lui arrachait ses vêtements – ou parfois il ne la déshabillait même pas. Elle se laissait faire, écrasée sous son poids, attendant seulement que cette brutalité prenne fin.
Alors, au moins, il s’endormait immédiatement. Mais certains matins aussi, en s’éveillant, elle sentait ses mains l’agripper et, quelques secondes plus tard, il venait à nouveau sur elle.
La veille, il avait voulu s’introduire dans sa bouche contre sa volonté. Voyant qu’elle s’étouffait, il avait ri et expliqué qu’elle s’habituerait, que toutes les femmes faisaient cela pour donner du plaisir à leur mari et qu’elle ne devait pas avoir honte.
Bel avait désespérément besoin de demander conseil à quelqu’un. Où étaient la tendresse et les délicates attentions dont avait parlé sa mère ?
De retour dans sa chambre nuptiale, complètement restaurée, au premier étage de la Casa das Orquídeas, elle se laissa tomber dans un fauteuil. Une poupée de chiffons, voilà comment elle se sentait, bousculée et tiraillée sur ordre de son mari.
Chez elle, son père disposait d’un cabinet privé muni d’un lit où il dormait souvent. Pareil luxe n’existait pas ici, songea-t-elle avec désespoir en entrant dans la nouvelle salle de bains attenante à la chambre. Si elle réussissait à concevoir un enfant, alors peut-être la laisserait-il tranquille ?
Bel tentait de se consoler par le fait que Gustavo, la journée, se montrait tendre et aimant. Il lui prenait la main, passait un bras sur son épaule lorsqu’ils marchaient côte à côte, et racontait à qui voulait l’entendre combien il était heureux. Si seulement le cauchemar nocturne pouvait cesser, elle accepterait mieux sa nouvelle vie. Mais tant que son supplice durerait, elle savait qu’elle s’éveillerait chaque matin le cœur empli de craintes.
— Tu es bien pâle, ma chère, dit Luiza ce soir-là au dîner. Peut-être y a-t-il déjà un enfant en route ?
Elle se tourna fièrement vers Gustavo.
— Peut-être, Mãe, répondit-il. Nous verrons.
Le silence tomba. Au bout d’un moment, Bel osa prendre la parole.
— Je pensais rendre visite à ma mère demain. J’aimerais voir comment elle va.
— Bien sûr, Izabela, répondit Gustavo. Pour ma part, je comptais me rendre à mon club. Je peux te déposer au passage et revenir te chercher plus tard.
— Demain matin, Izabela, déclara alors Luiza, je souhaite que tu me rejoignes dans la bibliothèque et nous passerons en revue les comptes de la maisonnée. Je suis sûre que chez toi, il n’était pas nécessaire de tenir un budget, mais ici, nous n’aimons pas le gaspillage.
— Bien, Luiza.
Bel se retint de lui faire remarquer que c’était son père qui offrait aux Aires Cabral la rénovation de leur maison. Et qu’il avait en outre alloué une somme considérable en liquide à Gustavo afin de couvrir les frais de sa garde-robe et diverses dépenses engagées par les nouveaux époux.
— Il est l’heure d’aller se coucher, mon amour, dit Gustavo en lui faisant signe de se lever, et le cœur de Bel se mit à battre avec angoisse – au moment où ils étaient passés au salon pour prendre le café, Izabela avait vu son mari se servir un autre brandy.
— Bonne nuit, Mãe et Pai. À demain.
Gustavo s’inclina légèrement devant ses parents puis il prit Bel par la main. Elle inspira profondément et le suivit en direction de la chambre.
* * *
— Querida, dit Carla en accueillant Bel à la porte. Tu m’as manqué. Entre vite et raconte-moi ta lune de miel. C’était merveilleux ?
Bel se retint de se jeter dans les bras de sa mère et de pleurer sur son épaule.
— Oui, répondit-elle simplement, tandis que Carla l’entraînait au salon. La famille de Gustavo s’est montrée très aimable avec moi.
— Tant mieux. Et Gustavo ? Il est content ?
— Oui, il allait à son club aujourd’hui. Pour être honnête, je n’ai aucune idée de ce qu’il y fait.
— Des affaires d’hommes…, répliqua Carla. Il surveille sans doute son portefeuille d’actions. Lequel, s’il ressemble à celui de ton père, doit être florissant en ce moment. Le marché du café est en hausse constante. La semaine dernière, ton père a acheté deux autres plantations. Dont vous hériterez un jour, Gustavo et toi. Alors, dis-moi. Comment se passe ta vie de femme mariée ?
— Je… j’essaie de m’habituer.
Carla fronça les sourcils.
— Tu « essaies de t’habituer » ? Izabela, que veux-tu dire par là ? Tu n’es pas heureuse de ton nouveau statut ?
— Mama…, commença Bel, s’adressant à sa mère comme lorsqu’elle était enfant, je…
— Parle, ma fille.
— Je… je voudrais savoir si… Est-ce que Gustavo voudra toujours… avoir cette activité… dans la chambre tous les soirs ?
Carla considéra sa fille un instant, puis se mit à rire.
— Ah, je vois. Tu as un mari qui a le sang chaud et prend du plaisir avec sa belle nouvelle femme. Izabela, c’est une bonne chose. Cela signifie qu’il t’aime et te désire. Tu comprends, n’est-ce pas ?
Bel avait désespérément besoin de poser ses questions, concernant ce que Gustavo lui faisait et ce qu’il exigeait d’elle en retour, mais elle n’osait pas prononcer les mots.
— Mais Mãe, je suis très fatiguée.
— Tu ne dors pas beaucoup, bien sûr, dit Carla, s’obstinant à ne pas voir la détresse de sa fille. Je me rappelle avoir vécu la même chose avec ton père, au début de notre mariage. C’est naturel, querida, et oui, au bout d’un moment, cette activité se calmera. Peut-être quand tu seras enceinte, ce qui ne devrait pas tarder, d’après ce que j’entends, ajouta-t-elle avec un sourire. J’ai toujours eu envie d’être grand-mère.
— Et moi, mère…
— Et comment te trouves-tu dans ta belle maison toute restaurée ? La senhora Aires Cabral est gentille avec toi ?
— Elle m’a bien accueillie, répliqua Bel d’une voix neutre. Mais ce matin, nous avons parlé des comptes de la maisonnée. Ils mènent une vie beaucoup plus frugale que nous.
— Maintenant que ton père a donné une telle somme à Gustavo, cela changera sûrement, n’est-ce pas ? À ce propos, j’ai quelque chose à t’annoncer. Mais j’attendrai que ton père soit là, dit Carla d’un air mystérieux.
— Et toi, Mãe ? Tu vas bien ? fit Bel pour changer de sujet, comprenant que sa mère ne voulait tout simplement pas entendre que sa fille puisse être malheureuse.
— Oui, je me porte à merveille, répondit gaiement sa mère. Même si la maison est un peu vide, sans toi. Quand tu étais partie en Europe, je savais que tu reviendrais. Alors qu’aujourd’hui, je sais que tu ne reviendras jamais. Enfin, tu n’es tout de même pas très loin, et j’espère que nous nous verrons souvent.
— Bien sûr.
Bel eut tristement conscience de l’étrange distance qui semblait brusquement s’être installée entre elles. C’était comme si Carla acceptait que sa fille lui avait été arrachée, et qu’elle appartenait maintenant à son mari et à sa belle-famille.
— Ah, voilà ton père. Je lui ai dit que tu venais cet après-midi et il a promis de rentrer tôt du bureau pour te voir.
Antonio arriva, jovial comme à son habitude. Après avoir serré sa fille dans ses bras, il s’assit près d’elle et lui prit les mains.
— Je voulais attendre que tu sois rentrée de ta lune de miel pour te parler du cadeau que nous te faisons pour ton mariage. Hier, Izabela, j’ai transféré le titre de propriété de la fazenda Santa Tereza à ton nom.
Bel regarda son père, les yeux brillants de bonheur.
— Pai ! Tu veux dire que la fazenda est à moi ? À moi toute seule ?
— Oui, Izabela. Cependant, il y a une petite complication dont je dois t’informer.
Antonio marqua une pause en se frottant le menton.
— Tu l’ignores peut-être, mais pour l’instant, au Brésil, le mari acquiert les droits légaux sur tous les biens que possède sa femme. Aussi, puisque ta mère insiste pour que la fazenda ne soit qu’à toi, j’ai dû faire preuve d’un peu de… créativité. J’ai créé un trust à ton nom, confié à l’administration de mon avocat, qui inclut la fazenda et t’autorise à en percevoir les revenus. Tu as par ailleurs le droit d’y habiter jusqu’à ta mort. Nous espérons que d’ici là, nos lois désuètes changeront et que tu deviendras propriétaire de la fazenda sans intermédiaire. Il y a aussi une clause en vertu de laquelle le trust sera transmis automatiquement à tes enfants.
— Je comprends. Merci, merci à tous les deux, murmura Bel, tellement émue que les mots s’étranglaient dans sa gorge. Rien ne pouvait me faire plus plaisir.
Elle se leva pour embrasser sa mère, sachant que celle-ci était à l’initiative de ce merveilleux cadeau.
— J’estime que ton père s’est montré extrêmement généreux envers la famille de ton mari, dit Carla. Même si Gustavo avait connaissance de ce dispositif – ce qui n’est pas le cas –, il ne pourrait reprocher à Antonio d’étendre ses largesses à sa propre fille, surtout quand il a travaillé si dur pour lui assurer une existence confortable.
Surprenant une ombre dans les yeux de sa mère, Bel comprit que Carla désapprouvait le soutien financier considérable qu’Antonio offrait à une famille dont aucun des membres n’avait jamais travaillé de sa vie.
— À présent…, reprit Antonio en sortant une liasse de documents d’une enveloppe. Viens signer ces papiers avec moi. Ta mère et Gabriela tiendront lieu de témoins.
Bel apposa son nom sur les documents, au-dessous de celui de son père, avant que Carla et Gabriela ne signent à leur tour. Face à l’appréhension que lui inspirait son mariage, Bel se sentit immensément tranquillisée à l’idée de posséder une maison bien à elle.
— Voilà qui est fait, déclara Antonio, heureux comme chaque fois qu’il prouvait sa munificence. Je les transmettrai à mon avocat.
* * *
Gustavo se présenta une heure plus tard. Après un bref échange de politesses avec ses beaux-parents, il annonça qu’il était temps de partir s’ils voulaient arriver à l’heure pour le dîner.
— Je reviendrai te voir dès que possible, Mãe. Et peut-être pourrions-nous monter au Corcovado par le train pour voir le chantier du Cristo ? suggéra Bel.
— Ce serait avec grand plaisir, Izabela, répondit Carla. Que penserais-tu de jeudi ?
— Oui, d’accord, à jeudi, acquiesça Bel avant de suivre Gustavo, en épouse obéissante, jusqu’à la voiture.
Tandis que le chauffeur démarrait, elle décida de ne pas mentionner le cadeau de ses parents à son mari. C’était son merveilleux secret, et elle voulait le garder pour elle seule. Quand ils passèrent devant l’Estação do Corcovado, elle vit les passagers descendre du train sur le minuscule quai. Et là, marchant dans sa direction… Le cœur de Bel faillit s’arrêter, mais déjà l’homme se détournait, trop vite pour qu’elle puisse être absolument sûre.
Bel ferma les yeux et secoua la tête. Non, bien sûr, ce ne pouvait pas être Laurent, seulement quelqu’un qui lui ressemblait. Car enfin, que ferait-il au Brésil ?
La voix de Gustavo la tira de sa rêverie.
— Ton cadeau de mariage sera livré à la Casa demain. Je l’ai vu, et je le trouve magnifique. J’espère qu’il te plaira aussi.
— J’ai hâte de le découvrir, répondit-elle en feignant de son mieux l’enthousiasme.
Après le dîner, Bel se sentit épuisée. L’image fantomatique de Laurent la tourmentait et elle avait mal au ventre. Dès qu’elle entra dans la chambre avec Gustavo, elle se dépêcha de gagner la salle de bains et ferma la porte à clé. Elle enfila sa chemise de nuit, se brossa les dents et les cheveux, puis ressortit et s’approcha du lit où Gustavo, déshabillé, l’attendait. Il tendit une main pour l’attraper, mais elle recula.
— Je regrette, c’est impossible ce soir. Je suis indisposée.
Gustavo accueillit ces paroles avec un infime hochement de tête, puis il se leva et passa sa robe de chambre.
— Dans ce cas, je vais dormir dans mon ancienne chambre et je te laisse te reposer. Bonne nuit, ma chère.
Quand la porte fut refermée, Bel s’assit sur le lit et ne put s’empêcher de rire en revoyant la retraite immédiate de Gustavo. Au moins, pensa-t-elle, elle aurait droit à quelques jours de répit par mois.
* * *
Le jeudi, comme convenu, Bel vint chercher sa mère pour l’emmener au sommet du Corcovado. Carla agrippa le bras de sa fille, effrayée, quand le train commença à grimper.
— La pente est si raide… Sommes-nous vraiment en sécurité ?
— Ne crains rien, Mãe. Tu verras, la vue de Rio est magnifique là-haut.
Parvenues au sommet, elles gravirent lentement l’escalier. Carla devait s’arrêter fréquemment pour reprendre son souffle. Bel l’entraîna ensuite vers le pavillon.
— N’est-ce pas splendide ? dit-elle en souriant. Et bien sûr, c’est là-bas que se dressera la statue du Cristo. Quand je pense que j’ai assisté à sa création dans l’atelier du professeur Landowski… Il a même réalisé un moulage de mes mains pour s’en servir éventuellement comme modèle…
Alors que Bel se détournait du panorama pour contempler le futur monument, elle vit deux hommes s’en écarter, en grande conversation. Elle ouvrit des yeux incrédules et crut que son cœur allait s’arrêter quand, levant la tête, il l’aperçut.
Leurs regards se croisèrent pendant quelques secondes. Puis il lui sourit, et, reportant son attention sur les marches, suivit son compagnon et disparut à sa vue.
— Qui était-ce ?
Carla observait sa fille avec un intérêt non déguisé.
— Je… C’était le senhor Levy, le maître d’œuvre d’Heitor da Silva Costa.
— Oui, je sais. J’ai vu sa photo dans le journal. Mais l’autre ?
— Oh, je ne saurais dire exactement… Un assistant du professeur Landowski, je crois.
— En tout cas, lui semblait te connaître.
— Nous nous sommes rencontrés à Paris, oui, dit Bel en essayant désespérément de reprendre contenance, alors que toutes les fibres de son corps lui ordonnaient, lui criaient de courir vers l’escalier et de se précipiter dans les bras de Laurent.
Quinze minutes plus tard, quand Carla commença à souffrir de la chaleur et qu’elles redescendirent lentement vers le quai pour attendre le train, les deux hommes s’étaient volatilisés.
De retour à la maison, Carla proposa à sa fille d’entrer pour boire un rafraîchissement, mais Bel refusa et se fit ramener directement chez elle par son chauffeur. Elle avait besoin de se retrouver seule, de reprendre ses esprits, et elle savait que si elle restait avec sa mère, elle risquait de se trahir.
Comment est-ce possible qu’il soit ici ? Pourquoi est-il venu ?
Laurent se trouvait en compagnie du senhor Levy. Elle supposait qu’il avait été envoyé par Landowski pour surveiller les progrès du Cristo à sa place. Alors, la présence de Laurent à Rio n’avait rien de mystérieux. Elle monta droit dans sa chambre, remerciant le Ciel que Gustavo soit parti à son club et ne rentre pas avant une ou deux heures.
Allongée sur le lit, Bel essaya de réfléchir tout en calmant sa respiration. Il était peu probable que leurs chemins se croisent de nouveau à Rio, puisque le senhor Levy ne fréquentait pas leur cercle social et qu’Heitor da Silva Costa se trouvait encore à Paris. Un cruel hasard, tout simplement, avait voulu qu’ils se rencontrent aujourd’hui. Et de tout son cœur, alors même que le beau sourire de Laurent dansait encore devant ses yeux, elle tenta de le chasser de son esprit.
* * *
Le lendemain soir, Gustavo revint plus tôt de son club et annonça à Bel qu’elle ne devait pas entrer au salon avant qu’il ne lui en ait donné l’autorisation. Elle voyait à son expression qu’il se réjouissait de lui offrir son cadeau, et se prépara à montrer de la joie, quoi qu’elle en pense.
— Tes parents viennent dîner ce soir, déclara Gustavo, ainsi qu’un autre invité surprise, alors mets ta plus belle robe.
* * *
Laurent aussi était bouleversé par la brève vision d’Izabela debout dans le pavillon. Le soleil l’éclairait par-derrière et, lorsqu’il avait levé les yeux, elle lui était apparue comme un ange, tout son être nimbé de lumière. Depuis qu’il avait appris son mariage par Levy, l’excitation qu’il éprouvait en arrivant à Rio avait cédé place à un profond découragement. Il avait donc résolu de voir le chantier au plus vite, pour au moins pouvoir annoncer à Landowski que sa sculpture se portait bien, puis de visiter un peu ce pays si différent du sien, et ensuite de rentrer en France. Il avait maintenant la certitude qu’Izabela ne serait jamais à lui, et il se reprochait son impétueuse décision de s’embarquer. Cependant, un mois déjà avait passé et il restait mu par l’espoir aveugle de croiser un jour Izabela lorsqu’elle serait rentrée de sa lune de miel.
Et puis, la veille, monsieur Levy lui avait annoncé que monsieur da Silva Costa souhaitait le contacter.
— Il semblerait que Gustavo Aires Cabral désire rencontrer en personne l’artiste qui a sculpté sa femme. Il vous invite à dîner demain soir dans sa somptueuse maison. Je crois qu’il souhaite aussi vous payer, avait ajouté Levy. Il vous appellera plus tard pour régler les formalités.
— Merci.
Laurent avait d’abord décidé de refuser l’invitation, bien sûr, et de se rendre au club de son client pour percevoir son dû. Le mari d’Izabela ne faisait pas partie des gens qu’il avait envie de fréquenter.
Mais ensuite, plus tard dans l’après-midi, il l’avait vue…
À présent, après en avoir longuement débattu avec lui-même, sa résolution était prise : même en présence du mari, il s’accorderait le plaisir de contempler encore une fois son merveilleux visage. Aussi avait-il accepté l’invitation à dîner de monsieur Aires Cabral au téléphone.
Quand il descendit du taxi, Laurent découvrit, ébahi, la façade de l’une des maisons les plus impressionnantes qu’il eût encore jamais admirées à Rio. Il gravit l’escalier en marbre de l’élégante porte d’entrée et sonna.
Une domestique ouvrit et le conduisit dans un salon, où étaient déjà assis deux couples d’âge mûr. Dans un coin de la pièce, dissimulée par un drap, il reconnut les contours de sa sculpture.
— Ah, vous voilà ! s’exclama derrière lui un homme maigrichon qui ressemblait à un rongeur et lui tendait une main pâle. Le sculpteur lui-même ! Gustavo Aires Cabral ! Et vous êtes sûrement monsieur Laurent Brouilly.
— Oui. Ravi de faire votre connaissance, senhor, répondit Laurent en remarquant la mollesse de la poigne de son interlocuteur, qu’il dépassait d’au moins dix centimètres.
Non, impossible, cet homme frêle et laid ne pouvait pas être le mari d’Izabela, pensa-t-il tandis que Gustavo l’entraînait pour le présenter.
— Champagne, senhor ? demanda une domestique en lui offrant un verre sur un plateau.
— Merci.
Il serra la main des parents de Gustavo, puis celles de la mère et du père d’Izabela.
Antonio Bonifacio, grand et séduisant, avec des cheveux noirs parsemés de fils d’argent, lui serra la main chaleureusement et Carla lui fit un sourire rayonnant. C’était une très jolie femme, d’une beauté romantique et sensuelle comme Izabela. Ni l’un ni l’autre ne parlant français, Gustavo traduisit.
— Le senhor Bonifacio dit qu’Izabela lui a beaucoup parlé du professeur Landowski et de ses séances de pose pour vous dans l’atelier. Il est impatient de voir si vous avez réussi à saisir sa beauté.
— J’espère avoir rendu justice à votre fille, senhor, répliqua Laurent, sentant sur lui les yeux de la mère, attentifs et perspicaces, et il reconnut la femme qui accompagnait Izabela la veille au Corcovado.
— La senhora Carla dit qu’Izabela ignore tout de la présence de la sculpture ici, comme de la vôtre, traduisit encore Gustavo, et que ce sera une très grosse surprise pour elle.
— Je n’en doute pas, répondit Laurent, troublé.
* * *
— Prête ? demanda Gustavo en entrant dans la chambre où Izabela, songeuse, était assise sur le lit.
Elle se tourna vers lui et sourit en acquiesçant.
Gustavo détailla sa femme, vêtue d’une magnifique robe de soie verte. À ses oreilles et à son cou brillaient les émeraudes offertes par son père pour son dix-huitième anniversaire.
— Tu es radieuse, querida, dit-il en lui offrant le bras. Allons-y.
— Je me demande bien ce qui justifie de telles cachotteries, dit Bel dans l’escalier.
— Tu le découvriras bientôt.
Gustavo se tapota le nez et ouvrit la porte du salon.
— La voilà, annonça-t-il à l’assemblée, et Bel sourit à son père et à sa mère qui s’avançaient vers elle tandis que les parents de Gustavo s’entretenaient avec une autre personne qui se tenait de dos. Voici la première partie de ta surprise, qui te permettra peut-être de deviner ce qu’est ton cadeau. Puis-je te présenter monsieur Laurent Brouilly ? Il a fait le voyage depuis Paris…
Laurent se tourna vers Bel. Gustavo, debout entre eux, souriait d’un air jovial, ravi de sa petite mise en scène.
Bel regarda Laurent, muette de stupeur, sachant que tous les yeux étaient posés sur elle pour guetter sa réaction. Le choc était tel qu’elle ne trouvait rien à dire, et son silence lui parut durer une éternité.
— Madame Aires Cabral, dit Laurent en lui venant en aide. Quel plaisir de vous revoir.
Il prit sa main, y déposa un baiser, puis considéra attentivement son visage.
— Votre père me demandait si je pensais avoir rendu justice à votre beauté, mais à présent que je la contemple de nouveau, je crains d’avoir échoué. — Je…
Bel essaya de reprendre contenance, ouvrit la bouche comme un automate et s’adressa à lui en français.
— Monsieur Brouilly, quelle agréable surprise. Je ne m’attendais pas à vous voir à Rio.
— C’est une heureuse coïncidence, dit Gustavo. Monsieur Brouilly est venu pour suivre le projet du Cristo. Ne devinez-vous pas votre cadeau maintenant ?
L’esprit tellement empli par Laurent, Bel ne s’était même pas interrogée sur le lien qui existait entre sa présence et le cadeau de son mari. Heureusement, Gustavo lui évita de devoir répondre en l’amenant devant un objet enveloppé d’un drap blanc. Tout le monde s’approcha.
— Je te le montre ? demanda Gustavo.
— Oui, répondit Bel en déglutissant avec peine, comprenant enfin.
Des exclamations admiratives s’élevèrent quand la sculpture de Laurent fut dévoilée. Bel remercia le Ciel que Laurent ait donné d’elle l’image d’une chaste jeune fille. Nul n’aurait pu déceler une quelconque inconvenance dans son double en pierre.
— Alors ?
Gustavo parcourut l’assistance du regard, sondant l’opinion générale.
Antonio fut le premier à parler.
— La ressemblance est saisissante. Vous avez parfaitement réussi, monsieur Brouilly.
— Oui, c’est ma fille, dit Carla d’un air approbateur.
Gustavo traduisit les deux réponses à Laurent, qui s’inclina respectueusement.
— Je ne suis pas sûre que les lèvres soient bien rendues, grommela Luiza, toujours prompte à la critique. Elles pourraient être plus charnues.
— Senhora, répliqua Laurent, je constate moi aussi que votre bru est encore plus rayonnante depuis son mariage. Sans nul doute, les plaisirs de la vie conjugale contribuent à son épanouissement.
Bel retint son souffle, stupéfiée par l’audace de Laurent et par sa réponse galante dont le sens caché n’échappait à personne. Luiza eut la grâce de rougir.
— Et toi, que penses-tu de mon cadeau, Izabela ? s’enquit Gustavo en glissant un bras possessif autour de la taille de sa femme.
— Je n’ai pas la prétention de juger d’une sculpture de ma personne, mais c’est un cadeau qui me touche beaucoup, Gustavo. Je t’en suis très reconnaissante.
Tout aussi mécaniquement qu’elle avait prononcé ces paroles, elle embrassa son mari sur la joue, et le temps que dura cet échange, elle sentit – ou crut sentir – le regard brûlant de Laurent posé sur elle.
Le vieux maître d’hôtel entra à ce moment et annonça que le dîner était servi. À table, Bel fut soulagée de voir que Laurent avait été placé entre Luiza et Carla. Elle-même était assise entre son père et son beau-père, tandis que Gustavo présidait. Malheureusement, Laurent se trouvant directement en face d’elle, son regard tombait sur lui chaque fois qu’elle levait les yeux. Terrible parodie, songea-t-elle, des heures qu’ils avaient passé l’un en face de l’autre dans l’atelier en France.
Après avoir bu une généreuse gorgée de vin pour calmer ses nerfs, Bel se tourna vers Maurício et engagea la conversation sur le premier sujet qui lui venait à l’esprit. Antonio, les entendant parler du prix du café, se joignit à eux, et bientôt, les deux hommes abordèrent l’inquiétante question de la surproduction, responsable de la baisse des cours.
La conversation prenant un tour qui lui échappait, Bel dut se reculer sur sa chaise pour laisser les deux hommes à leur débat. Par conséquent, elle put encore moins éviter de regarder Laurent, assis droit dans son champ de vision.
Et quand leurs yeux se croisèrent, ils surent tous les deux que rien n’avait changé.
Lorsque le café fut servi au salon, Bel se retrouva assise sur un canapé avec Gustavo et Laurent.
— Quand repartez-vous à Paris ? demanda Gustavo.
— Je n’ai pas encore décidé. Cela dépendra de ce que je trouverai ici, des occasions qui me seront offertes, répondit Laurent en jetant un coup d’œil à Bel. Votre mère, senhor, m’a très aimablement promis de me présenter à des clients potentiels, qui aimeraient faire sculpter des membres de leur famille. Qui sait ? ajouta-t-il en souriant. Je tomberai peut-être amoureux de votre beau pays et j’y resterai pour toujours.
— Si ma mère vous prend sous son aile, répliqua Gustavo, ce n’est certainement pas impossible… Un autre brandy ? proposa-t-il en se levant.
— Non, merci, pas pour moi, dit Laurent.
Gustavo alla se servir à une desserte un peu plus loin, et ils restèrent seuls tous les deux pour la première fois.
— Comment allez-vous, Izabela ? demanda Laurent.
Bel fixa la table, le plancher, partout où son regard pouvait se poser pour ne pas croiser celui de Laurent. Elle avait une foule de choses à lui dire, mais en était incapable.
— Je suis… mariée, réussit-elle enfin à articuler.
Levant les yeux dans l’attente de sa réaction, elle le surprit qui jetait un coup d’œil subreptice tout autour afin de vérifier qu’ils n’étaient pas observés.
— Bel, chuchota-t-il en se penchant vers elle autant qu’il lui était permis. Je suis venu ici pour vous. Il faut que vous le sachiez. Si vous souhaitez que je reparte par le prochain bateau, je le ferai. Mais je veux l’entendre de votre bouche. Tout de suite… Dites-moi, êtes-vous heureuse avec votre mari ?
Elle ne trouvait pas les mots pour répondre.
— Je ne peux pas, dit-elle seulement, voyant que Gustavo rebouchait déjà la carafe de brandy.
— Est-ce que vous m’aimez toujours ?
— Oui.
— Alors, venez me retrouver demain après-midi. 17, rua Visconde de Pirajá, dans le quartier d’Ipanema. Appartement six, au dernier étage.
Bel inscrivit l’adresse dans sa mémoire, tandis que Gustavo revenait vers eux d’un pas vacillant. Laurent aussi remarqua combien il était ivre, et elle frissonna quand Gustavo s’assit près d’elle, jeta un bras autour de ses épaules et l’attira brutalement à lui pour l’embrasser.
— N’est-ce pas que ma femme est belle ? dit-il à Laurent.
— Oui, senhor.
Gustavo avala encore une lampée de brandy.
— Parfois, j’ai le sentiment que je ne la mérite pas. Comme vous pouvez l’imaginer, je profite au maximum de ma nouvelle vie conjugale.
— Oh oui, j’imagine, répondit Laurent. À présent, excusez-moi, mais je dois partir.
Il se leva brusquement et alla prendre congé des autres membres de l’assistance.
— Tu es toujours indisposée ? murmura Gustavo à l’oreille de Bel.
— Hélas oui. Demain, peut-être…
— Dommage. J’ai très envie d’aimer ma belle femme.
Après le départ de Laurent, les autres invités se retirèrent aussi.
— Bonne nuit, querida, dit Carla à la porte. Reviens me voir bientôt, ajouta-t-elle en adressant un regard appuyé à sa fille avant de partir.
Sur le palier de l’étage devant leur chambre, Gustavo embrassa Bel avec fougue.
— J’ai tellement hâte d’être à demain soir, dit-il.
Bel ferma la porte, se déshabilla et se mit au lit, remerciant le Ciel d’être seule.