17
Les semaines suivantes passèrent à une allure folle, tandis que la bonne société de Rio célébrait les fiançailles d’Izabela Rosa Bonifacio et de Gustavo Aires Cabral. Chacun voulait avoir sa place dans ce conte de fées : l’union d’un prince – en tout cas, ce qui s’en approchait le plus – et d’une si jeune fille à la beauté exquise.
Antonio était au comble du ravissement. Les invitations se succédaient, soirées et dîners dans de somptueuses résidences dont les portes lui étaient autrefois fermées.
Bel n’avait guère le temps de penser à son voyage en Europe, mais sa traversée sur le paquebot avait été réservée et Madame Duchaine s’affairait à lui constituer une garde-robe convenable pour Paris, capitale de la mode de l’Ancien Monde.
Loen était enfin revenue de la fazenda, et Bel avait hâte de savoir ce qu’elle pensait de Gustavo.
— D’après ce que j’en ai vu, senhorita Bel, répondit la jeune servante à contrecœur, un soir qu’elle aidait Bel à s’habiller pour un dîner, c’est un homme d’honneur qui fera un bon mari pour vous. Et son nom, bien sûr, est très enviable, mais…
Elle s’interrompit soudain et secoua la tête.
— Loen, s’il te plaît, tu me connais depuis que je suis toute petite, et il n’y a personne en qui j’ai plus confiance que toi. Tu dois me parler sincèrement !
— Alors, pardonnez-moi de vous le rappeler, minha pequena, poursuivit Loen avec douceur, mais dans vos lettres, vous me faisiez part de vos doutes. Et maintenant que je vous ai vus tous les deux ensemble… eh bien, il m’apparaît clairement que vous n’êtes pas amoureuse de lui. Cela ne vous inquiète pas ?
— Mãe pense que j’en viendrais à l’aimer. D’ailleurs, ai-je vraiment le choix ? demanda Bel dont les yeux exprimaient un besoin intense d’être rassurée.
— Votre mère a sûrement raison. Senhorita Bel, je…
— Qu’y a-t-il ?
— J’ai quelque chose à vous annoncer. Quand j’étais à la fazenda, j’ai rencontré quelqu’un. Un homme, je veux dire.
— Grands dieux, Loen ! s’étonna Bel. Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?
— Par timidité, j’imagine. Et puis, vous êtes tellement occupée avec vos fiançailles. Je n’ai pas trouvé le bon moment.
— Qui est-ce ? interrogea Bel avec curiosité.
— Bruno Canterino, le fils de Fabiana et Sandro, avoua la jeune domestique.
Se rappelant le beau jeune homme qui travaillait à la fazenda avec ses parents, Bel sourit à Loen.
— Il est très beau, et je crois que vous irez très bien ensemble.
— Je le connais depuis que nous sommes très jeunes. Nous avons toujours été amis… Mais cette fois, il s’est passé autre chose entre nous, reconnut Loen.
— Est-ce que tu l’aimes ? interrogea Bel.
— Oui, et il me manque beaucoup maintenant que je suis revenue à Rio. Allez, il faut finir de vous habiller, sinon vous serez en retard.
Immobile, Bel se laissa faire. Elle savait très bien pourquoi Loen lui avait confié son amour, mais elle avait aussi parfaitement conscience que la machine de son mariage avec Gustavo était déjà en marche, et que rien ne pouvait plus l’arrêter.
* * *
Bel se consolait à moitié en découvrant que, plus elle passait de temps avec Gustavo, plus il lui devenait cher. Il était attentif à ses moindres besoins et l’écoutait avec intérêt. Comment n’aurait-elle pas été touchée, face au bonheur sincère qu’il montrait à la perspective de l’épouser ?
— Ce n’est plus un furet, alors, mais un chiot, déclara Maria Elisa en riant lorsqu’elles se croisèrent à un gala de charité dans les jardins botaniques. Au moins, tu ne le trouves plus antipathique.
— Non, je trouve même sa compagnie assez agréable, répondit Bel, se retenant d’ajouter que là n’était pas la question – à l’égard de son promis, elle aurait dû éprouver de l’amour, non pas une vague amitié.
— Je n’arrive pas à croire qu’il te laisse partir en Europe avec nous ! reprit Maria Elisa. Tellement d’hommes dans sa position refuseraient.
— Il souhaite ce qui est le mieux pour moi, dit Bel, restant sur ses gardes.
— Oui, apparemment. Quelle chance tu as ! Tu lui reviendras, n’est-ce pas ? Tu ne te fiances tout de même pas juste pour parvenir à tes fins et aller en Europe ? insista son amie en la toisant.
— Pour qui me prends-tu ? explosa Bel. Bien sûr que je reviendrai. Je te répète que je commence à m’attacher à lui.
— Tant mieux, déclara fermement Maria Elisa. Parce que je ne voudrais pas devoir lui annoncer que sa future épouse s’est enfuie avec un peintre italien.
— Oh, je t’en prie ! Quelle idée absurde, fit Bel en levant les yeux au ciel.
* * *
La veille du jour où elle devait embarquer avec les da Silva Costa sur le paquebot transatlantique à destination de la France, Gustavo vint lui faire ses adieux à la Mansão da Princesa. Pour une fois, les parents de Bel se retirèrent discrètement et les laissèrent seuls au salon.
— Nous n’allons pas nous revoir avant de longs mois, dit-il en lui souriant tristement. Vous me manquerez, Izabela.
— Vous aussi, Gustavo. Je ne sais comment vous remercier de me laisser partir.
— Je veux simplement que vous soyez heureuse. Et maintenant… j’ai quelque chose pour vous, fit-il en sortant une bourse en cuir de sa poche. Tenez, dit-il en lui tendant un collier. C’est une pierre de lune. Elle est censée protéger ceux qui la portent, surtout s’ils quittent des êtres chers et traversent les océans.
Bel admira la pierre d’une délicate teinte bleue et blanche, entourée de minuscules diamants.
— J’ai choisi ce pendentif spécialement pour vous, expliqua-t-il. Il n’est pas d’une grande valeur, mais je suis content qu’il vous plaise.
— Oui, je l’aime beaucoup, dit-elle, émue par cette gentille attention. Voulez-vous me l’attacher ?
Gustave s’exécuta, puis lui effleura le cou de ses lèvres.
— Minha linda Izabela, murmura-t-il en la regardant sans dissimuler son admiration. Il vous va très bien.
— Je vous promets de le porter tous les jours.
— Et d’écrire souvent ?
— Oui.
— Izabela, je…
Il lui prit soudain le menton entre les doigts, leva son visage vers le sien et, pour la première fois, l’embrassa sur les lèvres. Bel, qui n’avait jamais été embrassée par aucun homme, était depuis longtemps curieuse de savoir ce que l’on éprouvait. Dans les livres qu’elle avait lus, les femmes vacillaient sur leurs jambes. Mais tandis que la langue de Gustavo s’insinuait dans sa bouche et qu’elle se demandait que faire de la sienne, la pensée lui vint que ses jambes à elle étaient loin de se dérober. Mais ce n’était pas désagréable, décida-t-elle lorsqu’il s’écarta. C’était tout simplement… rien. Elle n’avait absolument rien ressenti.
* * *
— Au revoir, chère Loen. Prends soin de ta santé, dit Bel en s’apprêtant à quitter sa chambre pour se rendre au port avec ses parents.
— Oh, senhorita Bel. Je suis inquiète à la pensée que vous allez traverser l’océan sans moi. S’il vous plaît, écrivez-moi souvent.
— Oui, c’est promis. Je te raconterai tout ce que je ne pourrai pas partager avec mes parents, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux. Surtout, veille à bien cacher mes lettres. Allons, je dois partir maintenant, mais toi aussi, écris-moi et tiens-moi au courant de tout ce qui se passe ici. Adieu, Loen.
Même sa femme de chambre en faisait l’expérience, songea Bel en s’asseyant dans la voiture. Le seul sentiment qu’il ne lui serait jamais donné de connaître, de toute sa vie, elle en avait maintenant la certitude : la passion.
* * *
Ses parents montèrent à bord du paquebot amarré au quai principal du port de Rio, Pier Mauá. Carla parcourut d’un regard éberlué la luxueuse cabine dans laquelle sa fille serait logée.
— On se croirait sur la terre ferme, dit-elle en s’asseyant sur le lit pour tester le matelas. Il y a des lampes électriques, de jolis rideaux…
— Tu ne pensais tout de même pas que Bel allait voyager à la lumière de bougies, étendue dans un hamac sur le pont ? plaisanta Antonio. Vu le prix du billet, on peut bien exiger le confort moderne.
Décidément, son père ne cesserait jamais d’évaluer toute chose à l’aune de l’argent que cela lui coûtait, se dit Bel pour la énième fois. La sirène du bateau retentit pour signaler le départ imminent aux familles et amis qui n’embarquaient pas. Bel prit sa mère dans ses bras.
— Prends soin de toi, Mãe, jusqu’à mon retour. Tu n’as pas l’air dans ton assiette depuis quelque temps.
— Ne dis donc pas de sottises, Bel. Je vieillis, c’est tout, protesta Carla. Mais toi, sois prudente, si loin de ton foyer…
Quand sa mère s’écarta, Bel vit des larmes dans ses yeux.
À son tour, Antonio serra sa fille contre lui.
— Au revoir, ma princesa. Et j’espère qu’après avoir vu la beauté de l’Ancien Monde, tu voudras tout de même rentrer chez toi, où t’attendent tes parents qui t’aiment et ton fiancé.
Bel les accompagna sur le pont et agita la main en signe d’adieu quand ils descendirent la passerelle. Lorsqu’elle les vit peu à peu réduits à d’infimes silhouettes, l’angoisse la saisit pour la première fois. Elle partait à l’autre bout du monde, avec une famille qu’elle connaissait à peine ! À cet instant, la puissante sirène lui emplit les oreilles et le bateau commença à s’éloigner du quai.
— Adeus, mes chers père et mère, murmura-t-elle sans cesser d’agiter la main. Gardez-vous du danger, et que Dieu vous bénisse tous les deux.
* * *
Le voyage plut beaucoup à Bel, enchantée de découvrir les innombrables divertissements offerts aux riches passagers du paquebot. Elle se baignait pendant des heures dans la piscine avec Maria Elisa – plaisir d’autant plus vif qu’il lui avait été refusé à Rio – et jouait au croquet sur l’herbe artificielle du pont supérieur. Les deux amies riaient sous cape en surprenant les regards admiratifs des jeunes hommes chaque fois qu’elles pénétraient dans la salle à manger.
Lorsqu’elles dansaient au son de l’orchestre après le dîner, Bel, sa splendide bague de fiançailles au doigt, était protégée des élans trop affectueux de cavaliers enhardis par le vin. Mais elle vécut quelques passions à travers les flirts innocents de Maria Elisa.
Sur le vaste océan qui les jetait les uns contre les autres, elle fit peu à peu la connaissance des membres de la famille da Silva Costa, bien mieux qu’elle n’en aurait eu l’occasion à Rio. Les deux jeunes frères de Maria Elisa, Carlos et Paulo, étaient âgés respectivement de quatorze et seize ans. À mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte, troublés par la barbe naissante qui leur venait au menton, ils osaient rarement lui adresser la parole. La mère, Maria Georgiana, était une femme intelligente et perspicace, dont Bel découvrit bientôt qu’elle était sujette à de violentes colères quand quelque chose ne lui plaisait pas. Elle passait le plus clair de son temps à jouer au bridge dans le grand salon, tandis que son mari, lui, sortait rarement de sa cabine.
— Que fait donc ton père enfermé toute la journée ? demanda Bel à Maria Elisa un soir, alors qu’ils approchaient des îles du Cap-Vert, au large de la côte africaine, où le bateau devait accoster pour assurer son ravitaillement.
— Il travaille à son Cristo, évidemment, répondit Maria Elisa. Mãe dit qu’elle a perdu l’amour de son mari et qu’il préfère maintenant Notre Seigneur, quelqu’un à qui il ne croit même pas ! Ironique, non ?
Un après-midi, Bel frappa chez Maria Elisa – du moins croyait-elle se trouver devant la cabine de son amie. Ne recevant aucune réponse, elle ouvrit la porte et l’appela. Elle s’aperçut aussitôt de son erreur quand Heitor da Silva Costa leva les yeux d’un bureau couvert de documents présentant divers calculs, projections et dessins. Non seulement le bureau, mais le lit et le sol aussi en étaient jonchés.
— Bonjour, senhorita Izabela. Vous désirez me voir ?
— Pardon, je ne voulais pas vous déranger… Je cherchais Maria Elisa et je me suis trompée de cabine.
— Ne vous excusez pas, je vous en prie. J’ai moi-même un peu de mal à me repérer dans ces couloirs. Toutes les portes se ressemblent, répondit Heitor avec un sourire aimable. Quant à ma fille, essayez juste à côté, mais je ne sais pas si elle est là. J’avoue que je ne surveille pas ses allées et venues sur le bateau. J’ai l’esprit ailleurs, ajouta-t-il en désignant le bureau.
— Puis-je… puis-je voir vos dessins ?
— Cela vous intéresse ?
Le plaisir s’alluma dans les yeux bleu pâle d’Heitor.
— Mais oui, beaucoup ! Tout le monde à Rio dit que ce sera un miracle de parvenir à construire cette statue au sommet d’une si haute montagne.
— C’est ma foi vrai. Et comme le Cristo ne peut pas s’en charger Lui-même, c’est moi qui Le remplace. Approchez… Je vais vous montrer comment je compte m’y prendre.
Une heure durant, Heitor lui exposa les détails de la structure qu’il devait concevoir, suffisamment solide pour soutenir son gigantesque Christ.
— … Des poutres en acier, et, à l’intérieur, une nouveauté venue d’Europe qu’on appelle béton armé. Voyez-vous, Bel, le Cristo n’est pas une statue. C’est tout simplement un bâtiment, déguisé en figure humaine. Il devra pouvoir résister aux vents d’altitude, à la pluie qui s’abattra sur Sa tête. Sans parler de la foudre que Son père depuis les cieux envoie ici-bas, sur nous, mortels, pour nous rappeler Sa puissance.
Bel écoutait, fascinée, la langue poétique d’Heitor qui se mêlait à des considérations hautement techniques. Il lui parlait sans retenue, et elle se sentait honorée de sa confiance.
— Une fois que nous serons en Europe, je dois trouver le sculpteur capable de créer cette vision que j’ai de Lui. Les arcanes technologiques de Son intérieur importeront peu au public, qui ne verra que Son enveloppe extérieure. (Il leva les yeux vers Bel d’un air songeur.) Ce qui est fréquemment le cas dans la vie… Vous n’êtes pas de mon avis, senhorita ?
— Si…, répondit Bel en hésitant, parce qu’elle ne s’était jamais vraiment penchée sur la question.
— Par exemple, continua-t-il, vous êtes une très belle jeune femme, mais est-ce que je connais l’âme qui vous embrase à l’intérieur ? La réponse est non, bien sûr. Je dois donc trouver le sculpteur visionnaire qui saura percevoir l’essence de mon Cristo, et rapporter à Rio le visage, le corps et les mains que Ses admirateurs désirent.
* * *
Ce soir-là, en se couchant, Bel dut s’avouer avec un soupçon de honte que, même s’il avait l’âge d’être son père, elle était tombée sous le charme du senhor da Silva Costa.