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J’ai été réveillée par le bruit d’une porte et par le sentiment de ne plus être seule dans la pièce. En ouvrant les yeux, j’ai découvert Valentina qui me regardait fixement, debout au pied du lit.
— Il est déjà dix heures. Papai et moi, on a fait un quatre-quarts pour le petit déjeuner. Tu viens nous aider à le manger ?
J’avais dormi d’un sommeil profond dont il me fallait un peu de temps pour m’extirper. Valentina a hoché la tête d’un air satisfait, puis est ressortie. Je me suis alors levée et habillée rapidement. Dans le couloir, une délicieuse odeur de pâtisserie m’a emplie les narines, me rappelant la cuisine de Claudia à Atlantis. Guidée par la voix claire de Valentina, je suis montée sur la terrasse où j’ai trouvé le père et la fille, déjà assis, en train d’engouffrer de grosses parts d’un gâteau rond posé au milieu de la table.
— Bonjour, Maia. Vous avez bien dormi ? a demandé Floriano en tirant une chaise pour moi.
— Oui, très bien !
— Du café ?
— Oui, s’il vous plaît, ai-je répondu en mordant dans le gâteau qui était encore tout chaud. C’est ce que tu manges le matin au petit déjeuner, Valentina ? Chez moi, c’était toujours pain-beurre-confiture. Beaucoup moins drôle…
— Non, a soupiré la fillette. Seulement aujourd’hui. Je crois que Papai frime parce que tu es là…
Floriano a froncé les sourcils, feignant d’être accablé par l’impertinence de sa fille, mais j’ai cru voir une légère rougeur lui venir aux joues.
— Valentina et moi étions en train de discuter… Nous pensons tous les deux que vous avez besoin de vous amuser.
— Oui, Maia, a déclaré Valentina. Si mon papai était monté au ciel, je serais très triste et je voudrais qu’on me fasse rire.
— Nous avons trouvé une idée, a continué Floriano.
— Non, Papai, c’est toi qui as trouvé, l’a coupé Valentina avant de se tourner vers moi : moi, je voulais aller au parc d’attractions, et puis après, voir un film de Disney, mais Papai a dit non, et à la place, il te propose des choses pas marrantes…
— On pourrait peut-être faire un peu des deux…, ai-je suggéré, conciliante. Moi aussi, j’adore les films de Disney.
— En fait, je ne viendrai même pas avec vous, parce que Papai part à Paris demain pour son livre et il a du travail avant. Alors, moi je vais chez avô et vovó.
— Vous partez à Paris ?
Je me suis tournée vers Floriano, prise soudain d’une peur irraisonnée.
— Oui. Vous vous rappelez le mail que je vous ai envoyé il y a quelques semaines ? Vous êtes invitée aussi, n’oubliez pas, a-t-il répondu en me souriant.
— C’est vrai…
— Moi, je n’y vais pas, a dit Valentina, boudeuse. Papai pense que je dérangerai.
— Non, querida, je pense que tu t’ennuieras énormément. Tu te souviens que tu détestes venir à mes lectures et à mes signatures, ici ?
— Mais ici, ce n’est pas Paris. J’adorerai aller à Paris.
— Un jour, a répondu Floriano en se penchant pour l’embrasser sur ses cheveux d’un noir de jais, je te promets que je t’emmènerai. Allez… Tes grands-parents seront là d’une minute à l’autre. Tu as fait ta valise ? Maia, pendant que je débarrasse le petit déjeuner, ça vous ennuierait d’aller avec Valentina pour vérifier qu’elle a pris assez de vêtements pour deux semaines, et une brosse à dents ? Elle est parfois un peu… désinvolte quand elle prépare ses affaires.
— Oui, bien sûr.
Je suis descendue avec Valentina dans sa minuscule chambre. Tout était rose : murs, couette, jusqu’aux peluches alignées au pied du lit. J’ai souri en me rappelant que cette couleur était aussi ma préférée quand j’avais son âge. Valentina m’a fait signe de m’asseoir sur le lit et y a posé sa valise pour que j’en inspecte le contenu.
Dix minutes plus tard, j’ai entendu la sonnette et les pas de Floriano qui descendait de la terrasse.
— Les voilà. Tu es prête, Valentina ? a-t-il lancé dans le couloir.
Levant les yeux des dessins qu’elle était en train de me montrer, la petite fille a chuchoté :
— J’ai pas envie d’y aller.
Instinctivement, j’ai passé un bras autour de ses épaules.
— Tu vas bien t’amuser, j’en suis sûre. Je parie que tes grands-parents te gâtent beaucoup.
— Oui, mais Papai me manquera.
— C’est normal. Moi aussi, je détestais quand mon père partait. Et il s’absentait très souvent.
— Mais tu avais plein de sœurs pour jouer avec toi. Moi, je n’ai personne. Tu seras encore là quand je reviendrai, Maia ? a-t-elle demandé d’une voix plaintive tandis que je roulais sa valise jusqu’à la porte. Tu es beaucoup plus gentille que Petra.
— Je l’espère, querida, ai-je répondu en l’embrassant. Allez, va vite. Et ne sois pas triste, d’accord ?
— J’essaierai, a-t-elle encore soupiré. Papai t’aime vraiment beaucoup, tu sais, m’a-t-elle confié au moment d’ouvrir la porte de la chambre.
Ne voulant pas gêner les adieux du père et de la fille, ni embarrasser Floriano devant les parents de sa femme décédée, je suis retournée m’asseoir sur le lit de Valentina. Je pensais à sa vie avec son père, et j’admirais la manière dont ils avaient affronté leurs difficultés tous les deux. J’étais contente, en fait, parce que Valentina m’avait dit que son père m’aimait bien. Et je devais bien m’avouer que je l’appréciais énormément moi aussi.
Quelques minutes plus tard, Floriano a frappé à la porte et a passé la tête à l’intérieur de la pièce.
— Tout va bien, vous pouvez sortir. Je pensais vous présenter Giovane et Lívia, mais vous ne vous êtes pas montrée… Allez, je crois que vous avez besoin de vous amuser un peu. Prendre du bon temps, se divertir, vous vous rappelez ce que c’est ?
— Évidemment, ai-je répondu, sur la défensive.
— Maia, détendez-vous ! Je vous taquine. Même moi, qui ai une forte propension à me regarder le nombril, je sais que je ne dois pas me prendre trop au sérieux. Vous êtes seule depuis trop longtemps, c’est aussi simple que ça. Moi, au moins, j’ai ma fille qui me bouscule sans cesse et m’oblige à sortir de moi-même. Juste pour aujourd’hui, j’aimerais que vous mettiez vos chagrins de côté pour être dans la vie. D’accord ?
J’ai baissé la tête, gênée. Il avait raison. Depuis des années, je ne laissais personne m’approcher d’assez près pour rire avec moi de mes défauts.
— Je veux seulement vous montrer mon Rio à moi. Soyez tranquille, j’ai besoin de m’amuser aussi, tout autant que vous, a ajouté Floriano en ouvrant la porte de l’appartement et en s’effaçant galamment.
Au moment de sortir de l’immeuble, il m’a offert son bras. Puis il m’a entraînée dans les rues d’Ipanema, jusqu’à un café déjà très animé où des Brésiliens buvaient de la bière.
Après avoir salué le barman, qui manifestement le connaissait, il nous a commandé à chacun un caipirinha.
— Mais il n’est que onze heures du matin ! ai-je protesté, ahurie.
— Je sais. Aujourd’hui, c’est la fête. On se lâche ! Cul sec !
À peine nos verres vides, Floriano a payé et m’a délogée de mon tabouret.
Une fois dans la rue, il a hélé un taxi.
— Où allons-nous ?
— Je vous emmène faire la connaissance d’un ami, a-t-il répondu d’un air mystérieux. Il y a quelque chose que vous devriez voir avant de quitter Rio.
Le taxi est sorti de la ville. Vingt minutes plus tard, quand il nous a déposés, j’ai compris que nous nous trouvions à l’entrée d’une favela. Floriano a passé un bras autour de mes épaules et nous avons entrepris de grimper les marches qui menaient aux habitations. J’entendais déjà le roulement lointain des surdos. Nous nous sommes bientôt enfoncés dans des ruelles si étroites qu’en écartant les bras je pouvais toucher les murs de brique de chaque côté. Il faisait sombre, brusquement, et j’ai compris pourquoi en levant les yeux : au-dessus d’un premier niveau de cahutes s’entassaient toutes sortes de constructions hétéroclites.
— Le prix de la lumière…, a expliqué Floriano en surprenant mon regard. Ici, les habitants du rez-de-chaussée louent leurs toits pour que d’autres familles puissent s’installer.
Nous avons poursuivi notre ascension dans l’air suffocant de ce labyrinthe. Alors que je me targuais d’ordinaire de bien résister à la chaleur, je transpirais abondamment et la tête a commencé à me tourner. Floriano s’en est aperçu aussitôt. Il a disparu dans une masure, où, l’ayant suivi, j’ai découvert une sorte de boutique dotée d’un sol en ciment, de quelques étagères offrant un maigre assortiment de boîtes en conserve, et d’un réfrigérateur dans un coin. Il a acheté une bouteille d’eau, que j’ai bue avec gratitude, et nous avons repris notre marche pour arriver finalement devant une porte d’un bleu éclatant. Quand Floriano a frappé, un homme au teint basané a ouvert immédiatement. Ils se sont salués avec force accolades et claques dans le dos, puis nous sommes entrés. Je me suis étonnée de voir un ordinateur qui clignotait dans un coin de l’étroite pièce, ainsi qu’un grand écran de télévision. L’endroit était pauvrement meublé, mais d’une propreté impeccable.
— Maia, je vous présente Ramon. Il habite dans la favela depuis qu’il est né, mais maintenant il travaille pour le gouvernement en tant que… pacificateur.
L’homme a montré ses dents blanches en riant, la tête rejetée en arrière.
— Mon ami, tu es assurément un romancier, a-t-il dit d’une belle voix grave, puis il m’a tendu la main. Senhorita, c’est un plaisir de faire votre connaissance.
Durant les deux heures qui ont suivi, nous nous sommes promenés tous les trois et j’ai appris une foule des choses sur la vie des favelas. À mi-chemin, nous avons mangé et bu une bière devant dans un café qu’un habitant entreprenant avait aménagé dans sa minuscule cahute.
— Bien sûr, la pauvreté et la criminalité sont toujours très présentes dans les favelas de Rio, a expliqué Ramon. Il y a des endroits où même moi je n’oserais pas m’aventurer, surtout la nuit. Mais je veux croire que la situation s’améliore, même si les progrès sont lents, hélas. Tout le monde a accès à l’éducation maintenant, et j’espère que mes petits-enfants connaîtront une enfance meilleure que la mienne.
— Comment vous êtes-vous rencontrés tous les deux ? ai-je demandé, assise dans la chaleur étouffante.
— À l’université, a expliqué Floriano. Ramon avait obtenu une bourse et il étudiait les sciences sociales, mais il fréquentait aussi les cours d’Histoire. De nous deux, c’était le plus intelligent. Je ne cesse de lui répéter qu’il devrait écrire l’histoire de sa vie.
— Tu sais aussi bien que moi que personne ne publierait ça ici, au Brésil, a répondu Ramon, soudain grave. Mais je m’y mettrai peut-être un jour, quand je serai vieux et que le contexte politique aura changé. Bon, maintenant, je vais vous emmener voir mon projet favori.
Pendant que nous suivions Ramon dans le dédale des ruelles, Floriano m’a raconté à voix basse que la mère de Ramon avait été obligée de se prostituer, contrainte par son père, un baron de la drogue plus tard emprisonné pour double meurtre.
— Ramon a élevé ses six petits frères et sœurs quand sa mère est morte d’une overdose d’héroïne. C’est un homme extraordinaire. De ceux qui vous donnent confiance en la nature humaine. Il se bat pour que soit mis en place un système de santé ici, des structures d’accueil pour les enfants… Il a consacré sa vie aux favelas.
Floriano m’a pris le bras au sommet d’un escalier en pierres inégales. J’entendais les tambours, de plus en plus fort, marteler un rythme qui battait aussi dans mes veines. À mesure que nous descendions, les gens saluaient Ramon avec respect et affection sur le pas de leur porte, et lorsque nous sommes arrivés en bas et qu’il nous a conduits à une porte en bois aménagée entre de hauts murs, je me sentais moi aussi pleine d’admiration pour cet homme qui, dans des circonstances très difficiles, avait été capable de prendre sa vie en main en se vouant tout entier au bien d’autrui.
Nous avons pénétré dans une cour où une vingtaine d’enfants – certains plus jeunes même que Valentina – dansaient au son des tambours. Discrètement, Ramon nous a entraînés à l’ombre du bâtiment.
— Ils se préparent pour le Carnaval, a-t-il chuchoté. Savez-vous que c’est dans les favelas que tout a commencé ?
Il a approché une vieille chaise en plastique pour que je puisse m’asseoir. Les petits corps des enfants semblaient se mouvoir instinctivement au rythme des tambours et j’ai observé leurs visages transportés, leurs yeux pour la plupart fermés, tandis qu’ils s’abandonnaient à la musique.
— Ils apprennent une danse qu’on appelle samba no pé. C’est ce qui m’a sauvé quand j’étais enfant, m’a confié Ramon à l’oreille. Ils dansent pour leur vie.
Plus tard, j’ai regretté de ne pas avoir pris de photos, mais peut-être n’aurais-je pas réussi à saisir les expressions extatiques sur ces visages d’enfants. Je savais en tout cas que le spectacle dont j’avais été témoin resterait à jamais gravé dans ma mémoire.
Au bout d’un moment, Ramon a indiqué qu’il était temps de partir. Je me suis levée à contrecœur, et, après avoir salué les enfants d’un geste, nous avons repassé la porte en bois.
— Ça va ? m’a demandé Floriano, posant à nouveau une main protectrice sur mon épaule.
Je pouvais à peine parler, tant ma voix tremblait d’émotion.
— Oui. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau.
* * *
En quittant la favela, nous avons pris un taxi pour retourner en ville. J’avais le cœur encore rempli des images de ces enfants qui dansaient avec tant de joie et d’abandon.
— Vous avez aimé la samba, Maia ? m’a demandé Floriano.
— J’ai adoré.
— Tant mieux, parce que c’est dans une boîte de samba que nous allons ce soir.
Je l’ai regardé d’un air horrifié.
— Floriano, je ne sais pas danser !
— Bien sûr que si, Maia. Tout le monde est capable de danser, surtout les cariocas. Vous avez ça dans le sang. Mais d’abord… On va vous trouver une tenue convenable. Ah oui, et des chaussures de samba.
Il a fait arrêter le taxi sur la place du marché d’Ipanema. Je l’ai suivi comme un agneau tandis qu’il déambulait entre des portants chargés de vêtements et me proposait plusieurs articles.
— Je crois que la couleur pêche irait particulièrement à votre teint, a-t-il déclaré en me tendant une robe moulante en soie légère.
J’ai froncé les sourcils. C’était exactement le genre de tissu et de coupe que je n’aurai jamais choisi moi-même, bien trop près du corps…
— Allez, Maia. Vous m’avez promis de vivre un peu aujourd’hui ! Pour commencer, cessez de vous habiller comme ma mère ! a-t-il dit, taquin.
— Merci, ai-je répondu d’une voix maussade, pendant qu’il insistait pour payer la robe au vendeur.
— Bon… Les chaussures maintenant.
À nouveau, il m’a tirée par la main, et nous sommes bientôt arrivés devant une minuscule boutique qui ressemblait à l’échoppe d’un cordonnier.
Dix minutes plus tard, j’en ressortais équipée de sandales à talons qu’une lanière maintenait autour de la cheville.
Floriano, qui avait refusé une fois de plus de me laisser payer, m’a entraînée jusqu’à l’étal d’un vendeur de glaces aux innombrables parfums.
— Qu’est-ce que vous prenez ? Ce sont les meilleures de tout Rio, vous pouvez me croire.
— Comme vous.
Nous avons savouré les glaces, délicieuses en effet, tout en gagnant lentement le bord de mer où nous nous sommes assis sur un banc.
— Bon, a déclaré ensuite Floriano, il est plus de six heures. Je pense que vous devriez rentrer à l’hôtel et vous préparer pour votre grand bal de ce soir. Quant à moi, je dois écrire quelques mails et faire ma valise. Je viendrai vous chercher à huit heures et demie.
— D’accord, et merci pour cette formidable journée.
Floriano s’éloignait déjà, et je m’apprêtais à traverser la rue pour regagner mon hôtel quand il m’a lancé en riant :
— Ce n’est pas fini, Maia !
À la réception, l’employé à qui je demandais ma clé m’a accueilli avec un visage inquiet.
— Senhorita d’Aplièse, nous nous sommes fait du souci. Vous n’êtes pas rentrée hier soir.
— Non, j’ai dormi chez un ami.
— Ah bon… Il y a eu un appel pour vous. Comme le standard n’arrivait pas à vous joindre, la correspondante a dicté un message. Elle a dit que c’était urgent.
Le réceptionniste m’a tendu une enveloppe et a ajouté :
— Pourriez-vous nous prévenir, si possible, la prochaine fois que vous décidez de ne pas passer la nuit à l’hôtel ? Rio est une ville dangereuse pour les étrangers, voyez-vous. Nous étions sur le point d’alerter la polícia.
— Oui, bien sûr.
En me dirigeant vers l’ascenseur, j’ai songé que Rio était peut-être un endroit dangereux pour les étrangers, mais moi, qui y étais née, je m’y sentais parfaitement en sécurité.
Dans ma chambre, j’ai déchiré l’enveloppe en me demandant qui pouvait bien me laisser un message urgent et j’ai lu le texte dactylographié.
Chère senhorita Maia,
La senhora Beatriz accepte de vous voir. Elle est chaque jour de plus en plus faible et vous devez venir le plus vite possible. Demain matin à dix heures serait le mieux.
Yara Canterino
Grâce aux heures précieuses que je vivais aujourd’hui, j’avais complètement oublié mon passé inconnu, et aussi mon avenir incertain. En entrant sous la douche, j’ai décidé que non, je ne voulais pas y penser maintenant. Je m’inquiéterais plus tard de ce que demain me réservait. Mais pas ce soir.
J’ai enfilé la robe que Floriano m’avait achetée, convaincue qu’elle m’irait atrocement mal, mais après avoir attaché les sandales, quand je me suis tenue devant le miroir, j’ai été soufflée de découvrir le résultat. Le corsage croisé mettait en valeur ma poitrine ronde et ma taille mince, et la jupe en soie, épousant mes hanches, s’évasait autour de mes jambes que les talons faisaient paraître plus longues encore.
Le soleil de Rio avait donné un léger hâle à ma peau et, tout en me séchant les cheveux et en les relevant en chignon, puis en appliquant un trait d’eye-liner, du mascara et un rouge à lèvres d’un rouge profond, je me suis mise à rire à l’idée que mes sœurs ne me reconnaîtraient pas. Les taquineries de Floriano à propos de mon style vestimentaire m’avaient un peu froissée, mais je devais admettre qu’elles touchaient juste. Tout ce que je portais était neutre, banal, destiné à me permettre de me fondre dans la foule. Ici, à Rio, les femmes célébraient la sensualité de leur corps, alors que j’avais passé des années à cacher la mienne.
Voyant qu’il me restait encore une demi-heure avant de retrouver Floriano, j’ai envoyé une salve de mails à mes sœurs en leur racontant que j’allais beaucoup mieux et que je prenais plaisir à ce voyage. J’ai sorti une bouteille de vin du minibar, et tout en sirotant mon verre, je me suis étonnée de voir que ce que je leur écrivais était sincère. J’avais l’impression qu’un poids énorme avait été ôté de mes épaules, et ce soir, je me sentais légère comme l’air. La raison tenait peut-être tout simplement aux aveux que j’avais faits à Floriano, mais une voix intérieure me chuchotait que ce n’était pas tout.
C’était lui, aussi.
Son énergie, son optimisme, la simplicité avec laquelle il abordait le monde, sans parler de la belle relation qu’il avait réussi à instaurer avec sa fille, tout cela m’apportait une leçon de vie dont j’avais bien besoin. Par comparaison, ma propre vie me paraissait grise et terne, et j’avais conscience que Floriano – même si certains de ses commentaires m’avaient blessée –, m’aidait à comprendre que je me contentais de survivre, plutôt que de vivre.
À eux deux, cette ville et cet homme avaient percé la coquille invisible derrière laquelle je me dissimulais. J’ai lâché un petit rire en me voyant ainsi, tel un poussin en train d’éclore.
Et oui, je reconnaissais que j’étais probablement un peu amoureuse de lui.
En me dirigeant vers l’ascenseur, j’ai décidé que, même si je ne devais jamais le revoir, Floriano m’avait rendue à la vie et que ce soir, j’allais célébrer ma renaissance sans craindre le lendemain.
* * *
— Ça alors ! Vous êtes sublime !
Floriano m’a regardée sans cacher son admiration.
Au lieu de rougir et de repousser son compliment, je lui ai souri avec chaleur.
— Merci pour la robe. Vous aviez raison, elle me va bien.
— Maia, vous êtes absolument ravissante. Et croyez-moi, je n’ai fait que révéler au grand jour ce que vous paraissiez déterminée à maintenir dans l’ombre. Prête ? a-t-il dit en m’offrant son bras pour sortir de l’hôtel.
— Oui.
Nous avons pris un taxi et Floriano a demandé au chauffeur de nous emmener à Lapa, un vieux quartier de la ville autrefois fréquenté par les artistes.
— Il n’est pas recommandé de s’y promener seule, notez bien, a-t-il précisé quand nous sommes descendus de voiture et avons emprunté une rue pavée bordée de bâtiments vétustes en briques. Mais ce soir, je suis là pour vous protéger.
Je me raccrochais à lui, hésitante sur mes talons qui risquaient de me trahir sur le sol inégal. Partout, les gens mangeaient et buvaient aux tables que les cafés dressaient sur les trottoirs, mais nous avons quitté la rue principale pour nous enfoncer au cœur du quartier.
Enfin, Floriano s’est arrêté devant un escalier conduisant à un sous-sol.
— C’est le plus vieux club de samba de Rio. Ici, il n’y a pas de touristes ; seulement des vrais cariocas qui veulent danser la meilleure samba de la ville.
Une serveuse lui a souri, l’a embrassé sur les deux joues, puis nous a conduits à une table dans le coin de la salle. Tandis qu’elle nous tendait les menus, il a commandé deux bières en annonçant que le vin était imbuvable.
— S’il vous plaît, Floriano, laissez-moi vous inviter ce soir, ai-je dit en me tournant ensuite vers la piste où les musiciens s’installaient déjà avec leurs instruments.
Il a accepté gracieusement, et sur son conseil, nous avons commandé la spécialité de la maison, une sorte de ragoût aux haricots, puis nos bières sont arrivées et il a heurté sa bouteille contre la mienne.
— Maia, j’ai été ravi de ce temps passé avec vous. Et je suis sincèrement désolé de devoir partir à Paris demain.
— Moi aussi, je voudrais vous remercier. Vous avez été un soutien formidable pour moi, Floriano, vraiment.
— Alors, vous acceptez de traduire mon prochain livre ? a-t-il demandé malicieusement.
— Je serais vexée si vous preniez quelqu’un d’autre. Au fait, ai-je annoncé en m’efforçant de paraître désinvolte, Yara a laissé un message à mon hôtel. Apparemment, la senhora Beatriz souhaite me voir demain matin.
— Ah bon ? Et quel effet cela vous fait ?
— Vous m’avez dit de ne penser qu’à m’amuser aujourd’hui, lui ai-je rappelé avec un sourire espiègle. Donc je ne me suis pas posé la question.
— Très bien. Je regrette de ne pas pouvoir vous accompagner. Ou du moins, de vous servir de chauffeur. Ces derniers jours ont été un superbe voyage, et j’ai beaucoup aimé être votre passager. Vous me promettez que vous me raconterez ce qu’elle vous dira ?
— Oui, bien sûr. Je vous écrirai un mail.
Un silence tendu est tombé entre nous, que nous avons comblé en terminant le succulent contenu de nos assiettes. Floriano a commandé une autre bière, mais j’ai préféré me rabattre sur un verre du vin « imbuvable ». Bientôt, l’orchestre a entamé un air sensuel, et tandis que la musique des collines envahissait le club, deux couples se sont avancés sur la piste. Je les ai observés un moment, percevant dans leurs mouvements un reflet de la délicieuse tension qui s’était glissée entre mon compagnon et moi.
Bientôt, d’autres couples se sont ajoutés aux deux premiers.
— Alors, vous m’apprenez à danser la samba ? ai-je dit en tendant la main à Floriano, et sans plus parler, nous nous sommes levés pour gagner la piste.
Un bras passé autour de ma taille, son autre main enveloppant mes doigts, il m’a murmuré à l’oreille :
— Abandonnez-vous à la musique, Maia, c’est tout ce que vous avez à faire.
J’ai obéi, et le rythme peu à peu a pris possession de mes sens. Mes hanches se balançaient avec les siennes, nos pieds glissaient ensemble, les miens avec maladresse d’abord, mais bientôt, comme mue par un instinct, je me suis détendue et j’ai laissé mon corps suivre le sien tout naturellement.
Je ne sais pas combien de temps nous avons dansé ce soir-là. Sur la piste pleine à craquer, il me semblait que, tous ensemble, nous ne formions plus qu’un seul corps, des êtres humains célébrant simplement la joie d’être vivants. Pour la première fois de ma vie, je me moquais de ce que pouvaient penser les autres. Floriano me guidait, me faisait virevolter puis me rattrapait, me serrait contre lui, et je riais tout haut, happée par l’euphorie du moment.
Nous transpirions tous deux abondamment. Enfin, il m’a ramenée à notre table, et, attrapant la bouteille d’eau, m’a entraînée dehors pour respirer un peu d’air frais.
— Meu Deus, Maia ! Pour une débutante, je n’en reviens pas ! Vous êtes une vraie carioca.
— Ce soir, oui, c’est l’impression que j’ai. Grâce à vous.
— Si vous saviez comme vous êtes belle, là, en cet instant précis, a-t-il murmuré. Bien plus belle que votre arrière-grand-mère. Ce soir, il y a une lumière qui brûle en vous.
— C’est à vous que je la dois, Floriano.
— Maia, je n’ai rien fait. C’est vous qui avez décidé de revivre.
Brusquement, il m’a attirée dans ses bras et m’a embrassée. Et je lui ai rendu son baiser avec la même ardeur.
— Je vous en prie, a-t-il chuchoté quand nous avons repris notre souffle. Venez chez moi ce soir.
* * *
À peine avions-nous franchi la porte de son appartement qu’il a relevé ma robe avec fougue dans l’étroit couloir. La musique des collines résonnait toujours à mes oreilles. Puis nous avons refait l’amour dans son lit, plus lentement, mais avec autant de passion.
Un peu plus tard, appuyé sur un coude, il m’a contemplée de son regard attentif et pénétrant.
— Comme tu as changé, a-t-il dit. Quand je t’ai rencontrée, j’ai bien vu que tu étais très belle, comme n’importe quel homme le remarquerait, mais tu étais tellement fermée, tellement tendue. Tandis que maintenant… Tu es… délicieuse. Et moi qui depuis des mois ne rêve que d’aller à Paris, ce soir, je n’ai qu’une envie : rester ici, avec toi. Maia, je t’adore.
Il a roulé brusquement à plat ventre sur moi, plantant ses yeux dans les miens.
— Viens à Paris avec moi.
— Floriano, nous sommes ensemble, maintenant, ai-je murmuré. C’est toi qui m’as appris à vivre le moment présent. En plus, tu sais bien que je ne peux pas.
— Non, pas demain, mais s’il te plaît, quand tu auras parlé à la senhora Carvalho, saute dans un avion et rejoins-moi. Quelques jours à Paris tous les deux, ce serait formidable…
Je n’ai pas répondu. Je ne voulais pas penser au lendemain. Un peu plus tard, il s’est endormi contre moi et je l’ai regardé à la lumière du clair de lune qui entrait par la fenêtre. J’ai effleuré sa joue du bout des doigts, doucement.
— Merci, ai-je murmuré. Merci.