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Deux heures plus tard, j’ai entendu le vrombissement discret du moteur de la vedette qui annonçait l’arrivée d’Électra. J’ai pris une grande inspiration pour me ressaisir et je suis sortie. Alors que je m’avançais sur la pelouse baignée par le clair de lune, mes pieds nus au contact de la tiède rosée d’été, j’ai vu Électra remonter vers moi. Sa magnifique peau d’ébène semblait refléter la lumière, et ses jambes incroyablement longues ont eu tôt fait de franchir la distance qui nous séparait.
Je me sentais toujours minuscule, insignifiante, à côté du mètre quatre-vingts d’Électra et de son élégance de mannequin. C’est elle qui m’a attirée dans ses bras et j’ai logé ma tête au creux de son épaule.
— Oh, Maia ! a-t-elle gémi. S’il te plaît, dis-moi que ce n’est pas vrai ! Je ne peux pas croire qu’il soit parti, c’est tout simplement…
Électra s’est mise à pleurer à fendre l’âme. Plutôt que de réveiller mes autres sœurs qui devaient déjà dormir, j’ai décidé de l’emmener dans le Pavillon. Elle sanglotait toujours quand j’ai fermé la porte derrière nous et l’ai conduite au salon pour la faire asseoir sur le canapé.
— Maia, qu’est-ce qu’on va devenir sans lui ?
Ses yeux couleur d’ambre me suppliaient de lui apporter la solution.
— Je ne sais pas…, ai-je dit, cherchant à toute vitesse une réponse qui la satisferait. En tout cas, on est toutes là, ensemble. On pourra au moins se soutenir les unes les autres.
J’ai attrapé une boîte de mouchoirs en papier sur l’étagère et l’ai posée près d’elle sur le canapé. Elle en a pris un et s’est essuyé les yeux.
— Je n’arrête pas de pleurer depuis que Ma m’a annoncé la nouvelle. Je ne peux pas supporter cette idée, Maia, je n’y arrive pas…
— Je te comprends. Nous non plus…
Et tandis que je regardais ma sœur, que je l’écoutais déverser son chagrin, j’ai été frappée par le contraste qui existait entre son physique tout de sensualité et la petite fille vulnérable qui habitait son âme. Je la voyais souvent en photo dans des magazines, au bras d’une star de cinéma ou d’un riche playboy, belle à couper le souffle, pleine d’assurance, et je me demandais alors comment elle pouvait être aussi cette femme-là, moi qui la savais si fragile, si démunie devant ses propres émotions. J’en étais venue à croire qu’Électra recherchait désespérément ces marques d’amour et d’attention afin d’apaiser un profond sentiment d’insécurité.
— Tu veux boire quelque chose ? ai-je demandé, profitant d’une brève pause entre deux sanglots. Un brandy ? Ça t’aiderait peut-être à te calmer.
— Non, je ne bois plus d’alcool depuis des mois. Mitch aussi est abstinent.
Mitch était son actuel petit ami – Michael Duggan, pour le reste du monde, chanteur américain de renommée internationale qui effectuait alors une tournée à guichets fermés dans d’immenses salles omnisports, devant des milliers de fans hurlant leur admiration.
— Où est-il, ce soir ? ai-je demandé, dans l’espoir qu’Électra sécherait ses larmes en parlant de lui.
— À Chicago. Et la semaine prochaine au Madison Square Garden. Maia… Tu peux me dire comment Pa Salt est mort ? J’ai besoin de savoir.
— Tu es sûre ? Électra, tu es encore sous le choc, et tu as fait un long voyage. Peut-être qu’après une bonne nuit de sommeil, quand tu te sentiras un peu mieux…
— Non, Maia, m’a-t-elle interrompue en secouant la tête avec un effort visible pour se reprendre. S’il te plaît, dis-le-moi maintenant.
Pour la troisième fois, donc, j’ai répété ce que Marina m’avait raconté en m’efforçant de restituer les faits le plus rapidement possible. Électra m’a écoutée sans bouger, absorbant chacune de mes paroles.
— Qu’est-ce qui est prévu pour l’enterrement, alors ? a-t-elle finalement demandé. Mitch a dit que si c’était la semaine prochaine, il pourrait sauter dans un avion et me rejoindre.
Une pensée m’est venue soudain : Pa avait été bien inspiré d’organiser son départ dans la plus stricte intimité. J’ai frissonné à l’idée du tumulte médiatique qui se serait abattu sur nous si le petit ami ultra-célèbre d’Électra avait fait une apparition aux funérailles.
— Électra… On est fatiguées toutes les deux, et…
Elle a immédiatement perçu mon hésitation.
— Qu’y a-t-il, Maia ? Je t’en prie, dis-moi.
— Bon. Mais s’il te plaît, essaie de te maîtriser, d’accord ?
— Oui, promis.
Je lui ai donc raconté que l’enterrement – bien que le terme fût impropre – avait déjà eu lieu. Électra a tenu parole, elle a serré les poings si fort que ses articulations sont devenues toutes blanches, mais elle a retenu ses larmes.
— Mais pourquoi a-t-il fait ça ? a-t-elle seulement demandé. Il ne nous permet pas de lui dire au revoir, c’est cruel.
Un éclair de colère a flambé dans ses yeux dorés.
— C’est même terriblement égoïste, je trouve. Typique de sa part !
— Ou bien, on peut penser qu’au contraire, il voulait nous épargner la douleur des adieux.
— À Los Angeles, les psys parlent tout le temps de « clôturer », d’affronter la réalité de la séparation, ou de la perte, pour mieux l’accepter… Comment allons-nous faire notre deuil ?
— Pour être honnête, Électra, je ne crois pas qu’on puisse vraiment clôturer quoi que ce soit quand on perd quelqu’un qu’on aime.
Électra m’a fusillée du regard.
— Peut-être, mais sans enterrement, ça n’aide pas. De toute façon, Pa et moi, on n’a jamais vu les choses de la même manière. Il désapprouvait ouvertement la manière dont je gagne ma vie. D’un autre côté, c’est sans doute la seule personne qui me croyait dotée de cervelle. Rappelle-toi comme il était furieux quand je ratais mes examens.
Oh oui, je me souvenais. J’entendais encore les éclats de voix qui montaient du bureau paternel au sujet des résultats scolaires désastreux d’Électra, et, plus tard, à l’occasion de ses diverses frasques. De l’avis d’Électra, les règles existaient uniquement pour qu’on les transgresse, et elle était la seule d’entre nous qui osait se dresser contre Pa et lui tenir tête. Pourtant, je voyais aussi l’admiration dans les yeux de notre père quand il parlait de sa « terrible » benjamine. « Elle a du caractère, me confiait-il. C’est ce qui la distinguera toujours des autres. »
— Il t’adorait, Électra, ai-je dit pour la réconforter. D’accord, il voulait peut-être que tu te serves davantage de ta cervelle, mais c’est ce qu’un père souhaite toujours pour son enfant, non ? Et puis, on doit bien le reconnaître, tu es celle qui a le mieux réussi. La plus célèbre… Regarde ta vie comparée à la mienne. Tu as tout ce que tu désires.
— Non, répondit-elle en soupirant. Ce ne sont que des miroirs aux alouettes, de la fumée. Il n’y a aucune substance là-dedans. Mais bon… Je suis fatiguée, Maia. Ça t’embête si je dors avec toi dans le Pavillon, ce soir ?
— Pas du tout. Le lit est fait dans la chambre d’amis. Tu peux dormir aussi longtemps que tu veux demain matin, parce que tant qu’on n’aura pas localisé Ally, il n’y a rien à faire sinon attendre.
— Merci. Et excuse-moi de m’être effondrée comme ça. Mitch m’a trouvé un thérapeute qui essaie de m’aider à mieux gérer mes émotions. Tu veux bien me serrer dans tes bras ? a-t-elle demandé en se levant.
— Évidemment.
Je l’ai prise contre moi et l’ai embrassée. Puis elle a attrapé sa valise et est partie vers la chambre d’amis.
Des réflexions se bousculaient dans ma tête quand j’ai éteint les lumières du Pavillon avant de gagner ma chambre. Déjà, Tiggy m’avait surprise par son mutisme, et à présent Électra me troublait davantage que je ne m’y étais attendue. Je lui avais trouvé un air désespéré qui m’inquiétait.
En me glissant sous ma couette – retapée avec soin par Claudia après ma nuit agitée –, j’ai pensé que la disparition de Pa Salt allait ouvrir un épisode de nos vies qui serait profondément déterminant pour nous toutes.
* * *
Aucune de mes sœurs n’était encore levée le lendemain matin quand je suis allée voir Marina. Je lui ai demandé si elle avait reçu des nouvelles d’Ally.
— Non, a-t-elle répondu d’un air accablé.
— Pa aurait trouvé une solution. Il avait toujours une idée.
— C’est vrai, a reconnu Marina. Comment allait Électra ?
— Elle était sous le choc, bouleversée, et furieuse de ne pas pouvoir dire au revoir à Pa, mais elle a réussi à se contrôler. Enfin, à peu près.
— Bon, tant mieux. Georg Hoffman m’a rappelée pour savoir si nous avions retrouvé Ally. J’étais bien obligée de lui avouer la vérité. Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Rien, sauf essayer d’être patientes. Au fait, Ma, j’ai essayé d’entrer dans le bureau de Pa hier soir, mais la porte était fermée à clé. Tu sais pourquoi ?
— Parce que ton père m’a demandé de la fermer juste avant de mourir. Il a insisté pour que je lui donne la clé ensuite. Je ne sais absolument pas où il a pu la mettre, et pour être honnête, tout est tellement compliqué maintenant… Je n’y pensais plus.
— Il va falloir qu’on la retrouve. Georg voudra sûrement entrer dans le bureau. C’est là que Pa rangeait tous ses papiers.
— Oui, bien sûr. Dis-moi… Aucune de tes sœurs ne s’est montrée pour le petit déjeuner et puisqu’il est presque midi, je propose que Claudia serve un brunch.
— Bonne idée. Je vais voir si Électra est réveillée.
Marina m’a souri d’un air compatissant.
— Allez… Il n’y a plus très longtemps à attendre.
— Je l’espère.
En chemin vers le Pavillon, j’ai distingué à travers les arbres une silhouette solitaire assise sur la jetée, face au lac. Je me suis approchée et lui ai doucement touché l’épaule pour ne pas l’effrayer.
— Star ? Ça va ?
Elle a haussé les épaules.
— Oui… Enfin, je ne sais pas.
— Je peux rester un peu avec toi ?
Ma proposition a été accueillie par un hochement de tête imperceptible. Je me suis assise à côté d’elle et, en la regardant, j’ai vu que son visage était inondé de larmes.
— Où est CeCe ? ai-je demandé.
— Elle dort encore. Quand elle est mal, elle se réfugie dans le sommeil. Pour ma part, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
— C’est dur pour moi aussi, ai-je avoué.
— Je n’arrive tout simplement pas à croire qu’il est parti, Maia.
J’ai gardé le silence. Je savais qu’elle livrait très rarement ses sentiments, sauf à CeCe, et j’avais peur qu’elle ne se referme si je parlais.
Au bout d’un moment, elle a repris d’une voix tremblante :
— Je me sens perdue… J’ai toujours eu l’impression que Pa était la seule personne qui me comprenait. Qui me comprenait vraiment.
Elle s’est alors tournée vers moi. Son visage aux traits saisissants, presque lunaire, n’était plus qu’un masque ravagé par le désespoir.
— Tu vois ce que je veux dire, Maia ?
— Oui, ai-je répondu gravement. Je comprends. Tu sais, Star… Si tu as besoin de quelqu’un à qui parler, je suis là. Je serai toujours disponible pour toi. Tu le sais, hein ?
— Merci.
— Ah, vous êtes là !
Nous nous sommes retournées en sursautant toutes les deux. CeCe approchait à grands pas sur la jetée. Peut-être était-ce un effet de mon imagination, mais j’ai cru voir une ombre d’agacement passer dans le bleu opalin des yeux de Star.
— J’ai eu envie de prendre l’air, a expliqué Star en se levant. Tu dormais…
— Eh bien, je suis debout maintenant. Et Tiggy aussi. Électra est arrivée hier soir ? J’ai regardé dans sa chambre, on dirait que le lit n’a pas été défait.
— Elle a couché au Pavillon, ai-je dit en me levant à mon tour et en emboîtant le pas à mes sœurs. Je vais voir si elle est réveillée…
En chemin, CeCe m’a interrogée.
— Ça n’a pas été trop éprouvant pour toi ?
— En fait, non. Elle s’est plutôt mieux maîtrisée que d’habitude, ai-je répondu.
Je savais que la troisième et la cinquième de mes sœurs ne s’appréciaient pas beaucoup. Évidemment, chacune était l’antithèse de l’autre : CeCe, avec son sens pratique et sa répugnance à montrer ses émotions, et Électra, au tempérament si explosif.
— Ce n’est que partie remise, a déclaré CeCe d’une voix tranchante. Bon, à tout à l’heure…
Je suis rentrée au Pavillon, l’esprit envahi par la détresse de Star. Elle ne l’avait pas formulé, mais pour la première fois, je devinais que l’emprise de CeCe lui pesait. En franchissant la porte, j’ai entendu du bruit dans la cuisine.
Électra, superbe dans un peignoir vert émeraude, était en train de remplir la bouilloire.
— Tu as bien dormi ? lui ai-je demandé.
— Comme un bébé. Tu me connais, je n’ai aucun problème de ce côté-là. Tu veux du thé ?
J’ai jeté un regard méfiant au sachet qu’elle balançait au bout de ses doigts.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du thé vert bio. La boisson préférée des Californiens. Mitch dit que c’est très bon pour la santé.
— Oh, moi, tu sais, je suis accro au thé anglais traditionnel, très noir et fort en caféine.
J’ai souri en m’asseyant à la table.
— On a tous une addiction à quelque chose, Maia. À ta place, je ne m’inquiéterais pas trop d’être accro au thé. Alors… Des nouvelles d’Ally ?
Je lui ai rapporté les paroles de Marina.
— Je sais bien que la patience ne fait pas partie de mes qualités, a dit Électra. Ma thérapeute ne cesse de me le répéter… Mais on ne va tout de même pas rester ici à tourner en rond en attendant qu’Ally donne signe de vie ? Si elle est partie en mer, il pourrait s’écouler des semaines.
— J’espère bien que non, ai-je soupiré en la regardant évoluer gracieusement dans la pièce.
Même si l’on me considérait comme la plus belle de la famille, j’avais toujours pensé que ce titre aurait dû revenir à Électra. Au sortir du lit, avec ses cheveux lâchés dont les boucles retombaient en cascade sur ses épaules, elle n’avait nul besoin de maquillage pour mettre en valeur ses pommettes hautes et ses lèvres charnues. Son corps mince et athlétique, mais aux formes extrêmement féminines, évoquait celui d’une Amazone.
Elle a ouvert la porte du réfrigérateur pour inspecter son contenu.
— Tu n’as rien à manger ici qui ne soit pas bourré d’additifs ? a-t-elle demandé.
— Désolée. Les créatures ordinaires comme moi ne décortiquent pas les étiquettes, ai-je rétorqué, préférant l’entraîner sur le terrain de l’humour.
— Évidemment, toi, Maia, tu n’as pas à te préoccuper de ton physique. Tu ne vois personne pendant des jours et des jours.
— Tu as raison, ai-je répliqué sans me froisser, car après tout, c’était vrai.
Électra a finalement opté pour une banane, l’a épluchée et en a mordu la pointe d’un air abattu.
— J’ai une grosse séance photo pour Vogue dans trois jours, j’espère que je ne serai pas obligée d’annuler.
— Je l’espère aussi, mais qui sait quand Ally va refaire surface ? Hier soir, j’ai cherché sur Internet toutes les régates qui ont lieu en ce moment… Je n’ai rien trouvé, donc on ne peut même pas demander aux autorités maritimes de la contacter.
Après un bref silence, j’ai repris :
— Les autres sont réveillées, à la maison. Tu ne veux pas qu’on aille les rejoindre, quand tu seras habillée ?
— S’il le faut, a répondu Électra d’un air morne.
— Bon, je t’attends, ai-je dit en me levant.
Mieux valait la laisser tranquille quand elle était dans ce genre d’humeur. Je suis passée dans la pièce qui me tenait lieu de bureau et ai allumé mon ordinateur. Aussitôt, j’ai vu que j’avais reçu un mail adorable d’un auteur brésilien, Floriano Quintelas, dont j’avais traduit le magnifique roman, Les Eaux silencieuses, quelques mois auparavant. J’avais correspondu avec lui chaque fois que je butais sur une difficulté particulière – car, bien entendu, je tenais à rendre compte scrupuleusement de la poésie, de la légèreté de son écriture presque aérienne –, et depuis, nous étions restés en contact.
Il m’informait qu’il serait de passage à Paris pour la sortie de son livre, en juillet, et me conviait à la soirée donnée par l’éditeur. Il me soumettait aussi en pièce jointe les premiers chapitres de son nouveau roman, en me demandant de les lire si j’avais le temps.
Son message m’a fait du bien. La traduction est parfois une tâche terriblement ingrate pour nous, travailleurs de l’ombre, et j’appréciais les rares occasions où un auteur se montrait désireux d’établir un lien direct avec moi.
Mon attention fut distraite par la vue d’une silhouette familière qui courait vers la maison.
— Ally, ai-je soufflé, stupéfaite, en me levant d’un bond. Électra ! Ally est arrivée !
Je suis sortie en trombe pour aller à sa rencontre.
Mes autres sœurs aussi avaient dû la voir débarquer de la vedette, car le temps que j’atteigne la terrasse, CeCe, Star et Tiggy faisaient déjà cercle autour d’elle.
— Maia, a dit Ally en me voyant. C’est affreux !
— Oui… Mais comment l’as-tu appris ? On essaie de te joindre depuis deux jours.
— Rentrons, a suggéré Ally. Je vous expliquerai tout.
Je suis restée un peu en retrait pendant que les autres se pressaient pour suivre Ally dans la maison. J’avais beau être l’aînée, celle dont on recherchait le soutien en privé, quand nous étions en groupe, c’était toujours Ally qui prenait les commandes. Et, comme d’habitude, je la laissais faire.
Marina était déjà au pied de l’escalier, les bras grands ouverts.
Nous nous sommes toutes réunies dans la cuisine. Pendant que Claudia préparait une grosse cafetière, Électra nous a rejointes. Tout le monde l’a accueillie chaleureusement, sauf CeCe, qui s’est contentée de hocher froidement la tête dans sa direction.
— Il faut que je vous raconte, a commencé Ally une fois que nous avons toutes été assises, parce qu’à vrai dire, je ne comprends toujours pas très bien. Ma, a-t-elle ajouté à l’intention de Marina qui s’attardait à la porte, toi aussi, tu devrais écouter. Tu pourras peut-être nous éclairer.
Marina a pris place à la table avec nous.
— J’étais sur la mer Égée, a continué Ally, en train de m’entraîner pour la régate des Cyclades qui a lieu la semaine prochaine, quand un ami marin m’a proposé de naviguer quelques jours avec lui sur son yacht à moteur. Il faisait un temps superbe, et je dois avouer que j’étais ravie de me reposer sur l’eau, pour une fois, a-t-elle ajouté avec un sourire en coin.
— Qui était le propriétaire du bateau ? a demandé Électra.
— Ça ne te regarde pas, a répondu Ally abruptement. Un ami, c’est tout.
Feignant de ne pas remarquer nos mines étonnées, elle a poursuivi :
— Bref, c’était il y a deux jours… Tout d’un coup, mon ami m’a annoncé qu’un de ses copains, marin aussi, venait de lui signaler par radio qu’il avait repéré le Titan ancré au large de Délos. Mon ami savait que c’était le bateau de Pa, apparemment, et on s’est dit tous les deux que ce serait marrant de lui rendre une petite visite surprise. Nous n’étions qu’à une heure de distance… donc, on a levé l’ancre et poussé le moteur à fond.
Ally a bu une gorgée de café avant de poursuivre son récit.
— Quand j’ai aperçu le Titan de loin dans les jumelles, j’ai envoyé un message radio à Hans, le skipper de Pa, pour lui dire qu’on approchait. C’est là que je ne comprends pas…
Ally a soupiré.
— On n’a reçu aucune réponse et le bateau a commencé à s’éloigner. On a essayé de le rattraper, mais, comme vous savez, Pa est une véritable anguille sur l’eau.
J’ai regardé les visages captivés de mes sœurs autour de la table. L’histoire d’Ally nous tenait toutes en haleine.
— Je ne captais aucun réseau sur mon portable, a dit encore Ally. C’est seulement hier que j’ai pu écouter vos messages me demandant de vous rappeler d’urgence. Surtout le tien, CeCe, dans lequel j’ai appris ce qui s’était passé.
— Pardon, Ally, a soufflé CeCe en baissant les yeux, gênée. J’ai pensé qu’il était inutile de tourner autour du pot. On voulait que tu reviennes le plus vite possible.
— C’est ce que j’ai fait. Alors maintenant… (La voix d’Ally s’est faite suppliante.) S’il vous plaît, dites-moi ce qui se passe ! Que faisait le bateau de Pa Salt en Grèce alors qu’il était déjà… mort ?
Tous les yeux se sont tournés vers moi, y compris ceux d’Ally. Je me suis donc appliquée à résumer ce que je savais, en sollicitant de temps à autre une confirmation de la part de Marina. Ally est devenue blanche comme un linge quand j’ai expliqué le choix de notre père concernant son dernier repos.
— Oh mon Dieu, a-t-elle murmuré. Alors… je suis tombée sur son enterrement. Je comprends maintenant pourquoi le bateau est parti si vite. Je…
Ally s’est pris la tête entre les mains. Les autres se sont levées pour la réconforter. Marina et moi, chacune à un bout de la table, avons échangé un regard douloureux. Enfin, Ally a repris contenance et s’est excusée d’avoir « craqué ».
— C’est normal, a dit Tiggy. Quel choc terrible pour toi ! Tu te rends compte après coup de ce qui se déroulait là-bas, presque sous tes yeux ! On est avec toi, Ally.
— Merci, a-t-elle répondu en hochant la tête. Mais maintenant que j’y repense… Un jour, sur le bateau, Pa m’a dit qu’il voulait être inhumé en mer. Alors tout ça est assez logique, finalement.
— Sauf qu’on n’a pas été invitées à y assister, a fait remarquer Électra avec un soupçon de hargne.
Ally a soupiré.
— Non, c’est vrai. Et pourtant, par la plus pure des coïncidences, moi, j’y étais. Si ça ne vous ennuie pas, je vais sortir un peu. J’ai besoin d’être seule un moment.
Mes sœurs et moi la comprenions, bien sûr, et nous lui avons manifesté notre soutien quand elle s’est levée et a quitté la cuisine.
— C’est très éprouvant pour elle, a dit Marina une fois Ally partie.
— Au moins, on sait à peu près où se trouve le corps de Pa Salt, a déclaré Cece.
— C’est tout l’effet que ça te fait ? s’est indignée Électra.
— Pardon. Je ne peux pas m’empêcher de réagir avec bon sens, a répliqué Cece sans se troubler.
Tiggy a pris sa défense.
— Moi non plus, je ne suis pas mécontente de savoir. Il adorait les îles grecques, surtout les Cyclades. Peut-être qu’on devrait prendre le yacht cet été et aller déposer une couronne en mer à l’endroit où Ally a vu son bateau.
— Oui, a dit timidement Star. C’est une super idée, Tiggy.
Et Marina a conclu :
— Bon, vous êtes partantes pour un brunch, maintenant ?
— Pas moi, merci, a décrété Électra. Je vais manger une salade, s’il est possible d’avoir des crudités dans cette maison.
— On trouvera sûrement quelque chose qui te conviendra, a répondu Marina, toujours bienveillante, puis elle s’est tournée vers moi : Maintenant qu’Ally est là, dois-je appeler Georg Hoffman pour lui demander de venir au plus vite ?
— Évidemment ! a répondu CeCe avant que je n’aie le temps d’ouvrir la bouche. Si Pa Salt avait quelque chose à nous révéler, autant le découvrir tout de suite.
Mais Marina hésitait.
— Tu crois qu’Ally sera d’attaque ? Elle a été très secouée…
— Franchement, je crois que, comme nous toutes, elle préférerait en finir, ai-je déclaré. Donc, oui, Ma, appelle Georg.