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Il était à peine vingt heures quand je suis rentrée à l’hôtel, aussi fatiguée que s’il avait été plus de minuit. J’ai commis l’erreur de me coucher tout de suite et me suis réveillée avec le jour à cinq heures. Tout en restant allongée, j’ai réfléchi à ce qu’il s’était passé la veille. Malgré les démentis véhéments de la propriétaire de la Casa das Orquídeas, mon instinct me disait que les données de Pa Salt étaient correctes. Mais, ai-je pensé avec regret, je ne savais absolument pas comment m’y prendre pour le prouver. De toute évidence, la vieille dame et sa domestique ne m’apprendraient rien.
J’ai sorti le morceau de mosaïque de mon sac et ai essayé encore une fois de déchiffrer l’inscription, mais à nouveau, j’ai dû renoncer.
Je me suis mise à l’ordinateur pour me changer les idées. Un mail de mon éditeur brésilien, que j’avais contacté pendant mon escale à l’aéroport Charles de Gaulle à Paris, s’affichait dans ma messagerie.
Chère senhora d’Aplièse,
Bienvenue au Brésil. Nos bureaux se trouvent à São Paulo, aussi n’aurez-vous peut-être pas la possibilité de nous rendre visite mais nous serions ravis de vous accueillir. Nous avons cependant transmis votre mail à Floriano Quintelas, qui habite à Rio. Je suis certain qu’il serait heureux de vous rencontrer et de vous offrir son aide pendant votre séjour dans notre beau pays. N’hésitez pas à me contacter.
Cordialement,
Luciano Baracchini
La gentillesse et la chaleur de ces mots m’ont fait sourire. Lors de ma dernière visite, j’avais trouvé le mode de vie ici bien différent de celui de la Suisse, qui était beaucoup plus formel. Je n’avais aucun doute qu’en cas de difficultés, je pourrais compter sur ces gens, bien qu’ils ne me connaissent pas du tout.
De mon lit, j’ai vu le soleil se lever sur la mer. Le bruit de la circulation matinale sur l’avenue en contrebas montait jusqu’à ma chambre. Rio s’éveillait. Après les événements de la veille, je ne savais plus si je devais persévérer dans mes efforts pour percer le secret qu’on me cachait.
Si j’abandonnais, je n’avais d’autre choix que de rentrer à Genève. Impensable pour le moment. J’ai donc décidé de rester encore quelques jours au moins et d’en profiter pour faire un peu de tourisme. Même si j’étais arrivée à une impasse dans mes recherches généalogiques, il m’était toujours possible de découvrir la ville qui m’avait vu naître.
Une fois prête, je suis descendue sur la plage d’Ipanema, peu fréquentée à cette heure-là. Tout en marchant vers les vagues qui déferlaient sur le sable fin, je me suis retournée pour admirer Rio depuis le rivage.
Des bâtiments de hauteur et de taille différentes se disputaient le terrain le long du front de mer. On apercevait tout juste le haut des collines au-delà de la ligne des toits. À ma droite, la baie s’étendait au loin jusqu’à un promontoire rocheux, tandis qu’à gauche, les deux sommets du Morro Dois Irmãos offraient une vue splendide.
Et à ce moment-là, avec la plage pour moi toute seule, je me suis sentie soudain pleine de vie, légère, et formidablement libérée.
J’ai trouvé ma place, je suis chez moi…
Tout d’un coup, je me suis mise à courir sur le sable, les bras grands ouverts, ivre de bien-être. Quand je me suis arrêtée, haletante, je riais tellement ce comportement ne me ressemblait pas.
J’ai ensuite quitté la plage pour m’enfoncer dans la ville. Partout, j’étais frappée par le mélange des styles colonial et moderne, contraints de se côtoyer et reflétant les changements successifs de la mode architecturale.
En tournant au coin d’une rue, je me suis retrouvée sur une place où des primeurs étaient en train de s’installer pour le marché. Brusquement, à la vue de la statue blanche du Cristo qui flottait au-dessus de moi, je me suis arrêtée net.
Voilà ce que je vais faire aujourd’hui.
Réalisant à cet instant que je n’avais aucune idée de l’endroit où je me trouvais ni si j’étais loin de l’hôtel, je me suis tout simplement laissée guider par le bruit de la mer. Et, tel un pigeon voyageur conservant en mémoire le plan du quartier, j’ai réussi à rentrer.
J’ai pris le petit déjeuner sur la terrasse, et, pour la première fois depuis la mort de Pa, j’ai mangé avec plaisir. De retour dans ma chambre, une liste de messages s’affichait sur mon portable. J’ai décidé de les ignorer, tant je craignais que la dure réalité vienne gâcher l’euphorie de cette matinée. Toutefois, un nom dans ma boîte mail a attiré mon attention : Floriano Quintelas.
Chère senhorita d’Aplièse,
Mon éditeur m’a informé de votre visite inattendue à Rio. Je serais très heureux de faire votre connaissance. Peut-être pourrions-nous dîner ou déjeuner ensemble ? Je voudrais vous remercier de votre travail, mon éditeur français m’assure que le livre se vendra bien. Si vous souhaitez découvrir la ville à travers les yeux d’un carioca, je suis prêt à vous servir de guide. Vous trouverez mon numéro de portable au bas de ce message. En toute franchise, je serais terriblement déçu si vous refusiez de me rencontrer.
Je reste à votre disposition.
Cordialement
Floriano Quintelas
Je n’ai pas pu retenir un petit rire. Nous avions correspondu régulièrement pendant toute l’année pour discuter de la traduction de son livre, et je savais déjà qu’il n’aimait pas tourner autour du pot.
Aurait-il pris contact avec moi s’il s’était trouvé à Genève et que je lui avais proposé une visite de la ville ? Aurais-je été vexée s’il avait refusé ?
À ces deux questions, je répondais oui. Aussi lui ai-je immédiatement écrit un texto, non sans m’être relue plusieurs fois avant de l’envoyer :
Cher Floriano,
Je suis ravie d’être ici, à Rio, et j’accepte volontiers votre invitation. Je prévois de monter au Corcovado aujourd’hui, comme tous les touristes, mais vous pouvez me joindre sur ce numéro.
Cordialement
Maia d’Aplièse
Satisfaite d’avoir donné l’impression d’accepter chaleureusement son invitation tout en restant assez distante, je suis descendue à la réception pour demander au concierge comment me rendre à la statue du Christ Rédempteur.
— Vous avez deux possibilités, senhorita. Vous pouvez vous offrir une excursion de luxe, ou préférer une visite plus authentique. Personnellement, c’est ce que je recommande. Prenez un taxi jusqu’à Cosme Velho, précisez bien que vous allez voir le Cristo, puis continuez par le train qui monte au Corcovado.
Dix minutes plus tard, j’étais dans un taxi en route pour Cosme Velho et le Cristo, quand mon portable a sonné. C’était Floriano Quintelas.
— Senhorita d’Aplièse ?
— Oui.
— Floriano. Où êtes-vous ?
— Dans un taxi, je vais voir le Cristo. Je ne suis plus très loin de la gare.
— Puis-je vous accompagner ? Mais si vous préférez faire la visite seule, je comprends, a-t-il ajouté, sentant mon hésitation.
— Non, non. Je serais très heureuse d’avoir un guide éclairé.
— Prenez le train et je vous attendrai en haut, près de l’escalier.
— D’accord. Mais comment vais-je vous reconnaître ? Il y aura forcément un monde fou.
— Je vous reconnaîtrai, moi, senhorita d’Aplièse. J’ai vu votre photo sur Internet. Adeus.
Parvenue devant l’Estação de Ferro do Corcovado, une toute petite gare au pied de la montagne, j’ai essayé d’imaginer à quoi pouvait ressembler Floriano car je ne l’avais jamais rencontré en personne, j’étais simplement tombée amoureuse de sa façon d’écrire.
J’ai acheté mon billet et suis montée dans le train composé de deux wagons seulement qui m’a rappelé ceux que l’on voit dans des Alpes, accrochés aux flancs des montagnes. Personne ne parlait portugais, ai-je remarqué une fois assise au milieu d’une cacophonie de langues étrangères. Le train a fini par démarrer. En traversant des coteaux recouverts d’une forêt dense, j’ai été sidérée de trouver pareille jungle si près d’une grande ville. On ne permettrait jamais cela en Suisse.
Au bout d’un moment, j’ai senti ma tête partir en arrière tant la pente était raide. J’étais époustouflée devant cette capacité de l’homme à concevoir un véhicule qui grimpait presque à la verticale. Le paysage est devenu de plus en plus spectaculaire, jusqu’à l’arrivée dans une minuscule gare où tout le monde est descendu.
Levant les yeux, j’ai aperçu les talons du Christ Rédempteur sur son socle de pierre. La statue se dressait si haut que j’en voyais à peine le reste. Mes compagnons de voyage ont commencé l’ascension et je me suis alors demandé si Floriano allait m’attendre en haut ou en bas de l’escalier. Ne voulant pas perdre de temps, je me suis mise à gravir les marches. Et des marches, il y en avait ! Cent pas plus haut, j’ai enfin repris mon souffle, épuisée par cet effort en plein soleil.
— Olà, senhorita d’Aplièse. Quel plaisir de faire enfin votre connaissance.
Deux yeux noisette, chaleureux, fixés sur les miens, me souriaient. Il semblait amusé par mon air surpris.
— Floriano Quintelas ?
— Oui ! Vous ne me reconnaissez pas ? Vous avez bien dû voir ma photo sur la jaquette du livre ?
J’ai balayé du regard ce séduisant visage bronzé dans lequel un grand sourire mettait en valeur des dents très blanches.
— Si, mais…, ai-je commencé avant d’indiquer l’escalier de la main : Comment avez-vous fait pour arriver plus vite que moi ?
— Senhorita, j’étais déjà en haut, a répondu Floriano.
— Mais, je… Je ne comprends pas.
— Vous n’avez évidemment pas lu ma biographie en détail, sinon, vous sauriez que je suis historien et que je travaille aussi de temps en temps comme guide au service de personnes distinguées qui peuvent ainsi profiter de mes vastes connaissances.
— Ah…
— À vrai dire, mon livre ne me rapporte pas assez pour vivre et c’est un complément à mes revenus, a-t-il avoué. Mais j’y prends beaucoup de plaisir. Ce matin, j’ai accueilli un groupe de riches Américains qui voulaient venir avant la foule. Vous voyez qu’il y a déjà beaucoup de monde… Et maintenant, senhorita d’Aplièse, je suis à votre disposition.
Floriano a esquissé une révérence moqueuse.
— Merci, ai-je répondu, encore troublée par son apparition.
— Vous êtes prête à apprendre l’histoire du monument le plus emblématique du Brésil ? Je vous promets que je n’attendrai pas de pourboire à la fin de la visite, a-t-il lancé malicieusement.
Il m’a guidée jusqu’au pied de la statue.
— C’est d’ici qu’on a la meilleure vue. Incroyable, non ?
J’ai levé les yeux vers le doux visage du Cristo pendant que Floriano me relatait les différentes étapes de sa construction. L’esprit empli de cette merveilleuse vision, je l’écoutais à peine.
— … C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de mort… Autre détail intéressant : le chef de chantier. Il était juif, mais il s’est converti au catholicisme une fois les travaux terminés. Le senhor Levy a écrit sur un papier la liste de tous les membres de sa famille puis il l’a déposée au cœur de la statue du Cristo avant que celle-ci ne soit définitivement scellée.
— C’est une belle histoire.
— Il existe beaucoup d’anecdotes touchantes comme celle-ci.
Il m’a fait signe d’approcher avant de reprendre :
— Par exemple, la surface extérieure est composée d’une mosaïque de petits triangles en stéatite. Des femmes de la haute société ont passé des mois à les coller sur de grands filets. De cette façon, le revêtement est flexible et il y a moins de risque que des fissures importantes se creusent. Une vieille dame, qui était présente parmi ces femmes, m’a dit que beaucoup écrivaient les noms de leurs êtres chers au dos de ces triangles de mosaïque avec un message ou une prière. Et les voilà maintenant liés à jamais au Christ.
Mon cœur s’est arrêté de battre et j’ai regardé Floriano, complètement ébahie.
— Maia, j’ai dit quelque chose… ? Qu’est-ce qui se passe ?
J’ai mis du temps avant de pouvoir lui répondre.
— C’est une longue histoire.
— Ce sont celles que je préfère, vous l’aurez compris, a-t-il répliqué, avec un sourire un peu coquin, mais il s’est vite repris en voyant mon expression : Vous m’inquiétez, Maia, vous voilà toute pâle. Trop de soleil, peut-être ? On va prendre une photo et après, on descendra au café. Vous avez besoin de boire de l’eau. Allez, prenez la pose devant le Cristo, les bras grands ouverts.
Comme des centaines de milliers de touristes avant moi, j’ai obéi. Je me suis sentie ridicule, plantée là, bras écartés, me forçant à sourire.
Une fois la photo prise, nous sommes redescendus jusqu’à un café ombragé. Il n’a pas mis longtemps à revenir s’installer en face de moi avec une bouteille d’eau.
— Alors, dites-moi, c’est quoi votre longue histoire ?
— Floriano, c’est vraiment compliqué, ai-je répondu avec un soupir, incapable de continuer.
— Vous ne me connaissez pas et ça vous gêne de m’en parler ? Je comprends, a-t-il dit en hochant la tête avec flegme. Je réagirais comme vous. Puis-je vous poser deux questions ?
— Allez-y.
— La première : êtes-vous à Rio à cause de votre histoire vraiment compliquée ?
— Oui.
— Et la deuxième : ai-je dit quelque chose qui vous a contrariée ?
J’ai réfléchi pendant quelques secondes en buvant lentement mon eau. Si je lui répondais, il faudrait tout expliquer. D’un autre côté, il était probablement l’une des rares personnes capables de me dire si mon carreau de mosaïque et son inscription presque effacée avaient été autrefois destinés au Cristo. Je n’avais donc pas le choix.
— Je voudrais vous montrer quelque chose, ai-je fini par dire.
— Je vous en prie.
— C’est à l’hôtel, dans le coffre-fort.
Floriano a froncé les sourcils.
— Un objet de valeur ?
— Non, il n’en a que pour moi.
— Écoutez. J’ai déjà passé trois heures ici, j’en ai assez. Si je vous ramenais à l’hôtel, vous pourriez me montrer l’objet en question ?
— Mais non, Floriano, je ne veux pas vous déranger.
— Maia, je dois redescendre moi aussi, alors autant m’accompagner. Allons-y.
— D’accord. Merci.
Il ne s’est pas dirigé vers la gare comme je m’y attendais mais vers un minibus arrêté à proximité du café. En montant, il a salué le chauffeur et lui a donné une tape dans le dos. D’autres passagers étaient déjà installés et le bus s’est engagé sur une route tortueuse bordée d’une jungle épaisse. Nous sommes bientôt arrivés sur un parking, où Floriano m’a conduite jusqu’à une petite Fiat rouge.
— Il arrive que mes clients préfèrent rentrer par la voie rapide, a-t-il expliqué. Le train est plus pittoresque, mais c’est plus long. Alors, senhorita Maia, où allons-nous ?
— À l’hôtel Cesar Park à Ipanema.
— C’est parfait. Mon restaurant préféré se trouve au coin de la rue et mon estomac me dit que c’est l’heure du déjeuner.
Il conduisait vite sur la route sinueuse qui descendait en pente raide.
— Je dois avouer que je suis très curieux de découvrir ce dont il s’agit, a-t-il déclaré au bout d’un moment, quand, à quelque distance du Corcovado, nous nous sommes faufilés dans la circulation dense de Cosme Velho, en direction du centre-ville.
— Ce n’est sans doute pas grand-chose, ai-je dit.
— Alors vous n’avez rien à perdre en me le montrant, a conclu Floriano avec sagesse.
Durant le trajet, je l’ai observé discrètement du coin de l’œil. Rencontrer quelqu’un en chair et en os, après l’avoir connu seulement par correspondance, me faisait toujours une drôle d’impression. Mais Floriano était exactement comme je me l’étais imaginé d’après ses romans et ses mails.
Il était incroyablement beau, encore plus séduisant que sur la photo de la jaquette de son livre où on ne devinait pas ce charme, cette énergie naturelle. Tout dans son physique, ses cheveux noirs et épais, sa peau hâlée, son corps musclé et solide, témoignait de ses origines sud-américaines.
Pourtant, bizarrement, il n’était pas du tout mon type d’homme. J’avais toujours été attirée par des Occidentaux à la peau claire. Peut-être recherchais-je, moi qui étais si brune, quelqu’un qui ne me ressemblait pas.
Il s’est arrêté devant l’hôtel.
— Allez récupérer votre objet, je vous attends ici.
Dans ma suite, je me suis recoiffée et ai mis un peu de rouge à lèvres avant de sortir le triangle de mosaïque du coffre-fort pour le glisser dans mon sac.
— Filons déjeuner maintenant, a lancé Floriano en démarrant à peine étais-je remontée dans la voiture. C’est tout près, mais encore faut-il trouver à se garer.
Deux minutes plus tard, il m’a indiqué une maison blanche de style colonial agrémentée d’une jolie terrasse.
— C’est là. Asseyez-vous, je vous rejoins dès que possible.
Une serveuse m’a conduite à une table dans un coin ombragé. J’ai observé les gens pendant un moment avant de me décider à écouter mes messages, et j’ai reçu un nouveau choc en entendant la voix de Zed. Il était passé à Atlantis, expliquait-il, où on l’avait informé que j’étais à l’étranger. Il était désolé que nous nous soyons ratés car il repartait à Zurich le lendemain.
Ce qui signifiait que je pouvais désormais rentrer chez moi l’esprit tranquille…
— Meu Deus ! Je ne peux pas vous laisser seule deux minutes sans que vous ne changiez de couleur ! s’est exclamé Floriano qui venait d’arriver et me regardait d’un air perplexe.
Il s’est assis en face de moi.
— Qu’est-ce qui ne va pas, maintenant ?
J’ai été étonnée qu’il ait remarqué mon émotion une fois de plus, et j’ai compris qu’il allait être impossible de cacher quoi que ce soit à cet homme. Il semblait doué d’une perception plus aiguisée qu’un laser.
— Ce n’est rien, ai-je répondu en rangeant mon portable dans mon sac. À vrai dire, je suis plutôt soulagée.
— Tant mieux. Je vais prendre une bière Bohemia. Vous m’accompagnez ?
— Pour être honnête, la bière, ce n’est pas ce que je préfère.
— Enfin, Maia, vous êtes à Rio ! Il faut absolument boire une bière. Ou alors, un caipirinha, ce qui est beaucoup plus fort, croyez-moi.
J’ai accepté la bière. Quand la serveuse est arrivée, nous avons tous les deux commandé le steak-sandwich que m’a vanté Floriano.
— Le bœuf vient d’Argentine. On déteste leur équipe de foot qui nous bat bien trop souvent mais on adore manger leurs vaches, a-t-il dit avec un large sourire. Je vous en supplie… Ne me faites plus languir. Montrez-moi enfin cet objet qui vous est si précieux !
— Le voilà.
Sortant le triangle de mon sac, je l’ai placé délicatement sur la table.
— Je peux ? a-t-il demandé en avançant la main.
— Bien sûr.
Il l’a soulevé avec précaution et l’a examiné. Puis, après l’avoir retourné, il a découvert l’inscription presque effacée.
Je l’ai vu retenir son souffle, bouche bée, manifestement très surpris.
— Je comprends mieux votre émotion tout à l’heure. Et la réponse est oui : ceci était en effet destiné à rejoindre le revêtement du Cristo. Ça alors !
Il en est resté muet un instant, déconcerté devant ce triangle de pierre.
— Vous pouvez m’expliquer d’où il vient ? a-t-il fini par demander.
Nos bières sont arrivées, suivies des sandwichs. J’ai tout raconté à Floriano qui a écouté patiemment, ne m’interrompant que rarement pour réclamer un éclaircissement. Quand je me suis enfin tue, l’assiette de Floriano était vide et je n’avais pratiquement pas touché la mienne.
— Inversons les rôles maintenant. Vous mangez pendant que je parle, a-t-il déclaré en souriant. Je peux certainement vous aider pour une chose, à savoir le nom des habitants de la Casa das Orquídeas. C’est une vieille famille – aristocratique, en fait – très connue à Rio, les Aires Cabral. Des descendants de l’ancienne branche royale portugaise, éminentes figures de l’histoire de Rio depuis deux cents ans.
— Mais je n’ai aucune preuve que la vieille dame soit une parente, lui ai-je rappelé.
— Oui, c’est vrai, pas encore. On ne peut être sûr de rien avant d’avoir fait des recherches plus approfondies. D’abord, retracer l’histoire familiale en consultant les extraits de naissances, de mariages et décès, ce qui, pour moi, sera un jeu d’enfant. Dans le cas d’une famille catholique si importante, je suis certain que les archives ont été précieusement conservées. Il faudra aussi réussir à déchiffrer les noms inscrits sur la mosaïque pour savoir s’il s’agit de membres du clan Aires Cabral.
Je me sentais un peu étourdie à cause de la bière, du décalage horaire et de mon réveil matinal.
— Ça en vaut vraiment la peine ? lui ai-je demandé. De toute façon, je doute que la vieille dame admette quoi que ce soit.
— Une chose à la fois, Maia. Et, s’il vous plaît, ne partez pas battue d’avance. Vous êtes venue jusqu’ici pour retrouver vos origines, vous ne pouvez pas abandonner au bout d’un seul jour. Bon, si vous êtes d’accord, rentrez à l’hôtel pour vous reposer et moi, je joue au détective. Ça vous va ?
— Vraiment, Floriano, je ne veux pas que vous vous donniez tant de mal.
— De mal ? Pour un historien comme moi, c’est une aubaine ! Mais, je vous préviens, je risque de m’en servir dans mon prochain roman, a-t-il ajouté en souriant, puis, indiquant la mosaïque : Je peux la prendre ? Si je passe au Museu da República, je trouverai peut-être un collègue au laboratoire. Avec leur matériel d’imagerie UV, ils sont capables de faire des miracles. Ils pourront sûrement m’aider à déchiffrer l’inscription.
— Bonne idée, ai-je répondu, sentant qu’il aurait été impoli de refuser.
J’ai soudain remarqué deux jeunes filles d’une vingtaine d’années qui s’avançaient timidement derrière Floriano.
— Excusez-moi, vous êtes bien Floriano Quintelas ? a demandé l’une d’elles en s’approchant de la table.
— Oui, c’est moi.
— On voulait juste vous dire qu’on a adoré votre livre. Est-ce que ce serait possible d’avoir votre autographe ?
La fille a tendu un petit agenda et un stylo à Floriano.
— Bien sûr.
Il a signé en souriant et leur a parlé gentiment. Puis les filles sont reparties, toutes roses de plaisir.
— Vous êtes une célébrité ! ai-je lancé d’un ton moqueur.
— À Rio, oui. (Il a haussé les épaules.) Mon livre est un best-seller ici, mais seulement parce que j’ai payé des gens pour le lire, a-t-il repris en plaisantant. Des éditeurs étrangers ont acheté les droits de traduction et vont le publier dans le courant de l’année. On verra bien… Je pourrai peut-être abandonner mon métier de guide pour me consacrer à l’écriture à plein temps, qui sait ?
— Moi, je l’ai trouvé formidable, très beau et très touchant. Je suis persuadée qu’il se vendra comme des petits pains.
— Merci, Maia. Nous sommes tout près de votre hôtel, a-t-il dit en m’indiquant la direction. J’aimerais arriver au Museu da República avant la fermeture des bureaux. Voulez-vous qu’on se retrouve à la réception ce soir vers sept heures ? J’aurai peut-être du nouveau.
— Oui, si vous avez le temps.
— Pas de problème. Tchau.
Il m’a saluée d’un geste de la main et je l’ai regardé descendre la rue d’un pas assuré. En m’éloignant du côté opposé, j’ai pensé que cet homme – historien, célébrité et guide à ses heures – n’avait pas fini de me surprendre.