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— Tu as demandé à ton père de parler au mien ?

En interrogeant Maria Elisa quelques jours plus tard, Bel entendit le désespoir dans sa propre voix.

— Oui, répondit Maria Elisa tandis que les deux jeunes filles s’asseyaient à leur place habituelle dans le jardin. Il serait ravi que tu nous accompagnes, si ton père le permet, et il a promis de lui en glisser un mot quand il viendra me chercher tout à l’heure.

Meu Deus, souffla Bel. Pourvu qu’il réussisse à convaincre Pai !

— Mais je m’inquiète, Bel. D’après ce que tu viens de me raconter, la demande en mariage semble plus imminente que jamais. Même si ton père est d’accord, ton fiancé refusera sûrement que tu t’éloignes de sa vue.

Maria Elisa marqua une pause et observa longuement le visage angoissé de Bel.

— Ce serait vraiment si terrible que ça, reprit-elle, si tu l’épousais ? Après tout, tu l’as admis toi-même, Gustavo est intelligent et plutôt gentil. Tu habiterais dans l’une des plus belles maisons de Rio, que ton père ferait restaurer à ton goût. Et avec ton nouveau nom, en plus de ta beauté, tu régnerais sur la société de Rio. Bien des jeunes filles aimeraient avoir ta chance, fit-elle remarquer.

Bel se tourna vers son amie, ses yeux sombres lançant des éclairs.

— Que veux-tu dire ? Je croyais que tu étais de mon côté.

— Je le suis, Bel, mais tu me connais. J’ai l’esprit pratique, j’écoute ma tête plutôt que mon cœur. Et je dis simplement qu’il pourrait t’arriver pire.

— Maria Elisa, dit Bel en se tordant les mains, je ne l’aime pas ! C’est le plus important, non ?

— Dans un monde idéal, oui. Mais nous savons toutes les deux que le monde n’est pas parfait.

— On croirait entendre une vieille femme ! Tu ne veux pas être amoureuse, toi ?

— Si, si… Mais je comprends aussi que l’amour n’est pas tout, quand il s’agit de mariage. Sois prudente, Bel. Si tu repousses Gustavo, ce sera une gifle terrible pour sa famille. Certes, ils ont perdu leur fortune, mais ils détiennent un pouvoir immense ici, à Rio. Ta vie et celle de tes parents pourraient devenir très difficiles.

— Donc tu me dis que si Gustavo me demande en mariage, je suis obligée d’accepter. Dans ce cas, je n’ai plus qu’à me jeter du haut du Corcovado !

Maria Elisa secoua la tête en haussant les sourcils.

— Bel… Je t’en prie, calme-toi. Il y a sûrement un moyen. Mais tu devras peut-être accepter certains compromis, entre ce que tu veux, toi, et les désirs des autres.

Bel regarda Maria Elisa. Son amie semblait toujours sereine, comme un lac tranquille dont aucune ride ne troublait la surface, tandis qu’elle-même était pareille à une chute d’eau dévalant les montagnes et bouillonnant sur les rochers au-dessous.

— J’aimerais te ressembler, Maria Elisa. Tu es tellement raisonnable.

— Non, j’accepte les choses, c’est tout. Mais je n’ai pas ton tempérament de feu ni ta beauté.

— Ne dis pas de bêtises. Tu es l’une des plus belles personnes que je connaisse, à l’extérieur et à l’intérieur, fit Bel en la prenant dans ses bras. Merci, tes conseils et ton aide me sont précieux. Tu es une vraie amie.

* * *

Une heure plus tard, Heitor da Silva Costa, le père de Maria Elisa, se présenta à la porte de la Mansão da Princesa. Quand Gabriela lui ouvrit, Bel et Maria Elisa, cachées dans le petit salon près de l’entrée, l’entendirent demander si Antonio était là.

Bel n’avait fait qu’échanger des paroles futiles avec le senhor da Silva Costa lors de diverses réunions mondaines, mais il lui paraissait sympathique. Elle le trouvait très bel homme, avec ses traits fins et ses yeux bleu pâle, qui semblaient souvent ailleurs. Au sommet du Corcovado, peut-être, où il voyait déjà le Christ monumental qu’il était chargé d’ériger.

Bel poussa un soupir de soulagement en voyant son père apparaître sur le seuil de son bureau et accueillir Heitor avec chaleur, malgré sa surprise manifeste. Antonio respectait Heitor, qui était non seulement issu d’une vieille famille portugaise, mais aussi une figure célèbre à Rio depuis qu’on lui avait confié le projet du Cristo.

Les deux jeunes filles entendirent leurs pères entrer dans le bureau et fermer la porte derrière eux.

Bel se laissa tomber dans un fauteuil.

— C’est insupportable, gémit-elle. Tout mon avenir dépend de cette conversation.

— Que tu es excessive, Bel, dit Maria Elisa en souriant. Tout ira bien, j’en suis sûre.

Vingt minutes plus tard, la porte se rouvrit. Bel, rongée d’inquiétude, écouta les deux hommes qui s’entretenaient du Cristo.

— Si l’envie vous prend de visiter le chantier, n’hésitez pas à me le faire savoir, déclara Heitor. Allons, je dois maintenant retrouver ma fille et la ramener à la maison.

— Votre visite était un plaisir, senhor, et je vous remercie de votre aimable proposition.

— Je vous en prie… Ah, te voilà, Maria Elisa. Dépêchons-nous, j’ai une réunion en ville à cinq heures. Adeus, senhor Bonifacio.

Avant de suivre son père, Maria Elisa se retourna vers Bel et haussa les épaules d’un air incertain.

Antonio demeura un instant immobile, puis repartit vers son bureau. Apercevant sa fille dans le couloir, il lut l’anxiété sur ses traits et secoua la tête en soupirant.

— Je vois à ton visage que tu étais au courant.

— C’était l’idée de Maria Elisa, expliqua promptement Bel. Elle a pensé que ce serait mieux si elle emmenait une compagne. Elle n’a que deux frères plus jeunes, et…

— Je vais te répéter ce que j’ai dit au senhor da Silva Costa, Izabela. Il n’en est pas question.

— Mais pourquoi, Pai ? Un voyage en Europe serait idéal pour parfaire mon éducation !

— Tu n’as plus besoin d’éducation, Izabela. J’ai dépensé des milliers de reais pour toi, et l’investissement a rapporté. Tu as déjà ferré un gros poisson. Nous savons tous deux que Gustavo Aires Cabral s’apprête à faire sa demande. Pourquoi t’enverrais-je au-delà des mers, dans l’Ancien Monde, alors que tu es sur le point de devenir la reine du Nouveau Monde ?

— Pai, s’il te plaît, je…

— Assez ! Je ne veux plus rien entendre. Le sujet est clos. Nous nous verrons au dîner.

Bel se détourna avec un sanglot. Elle traversa la cuisine en courant, sous les yeux étonnés des domestiques qui préparaient le repas du soir, et se rua dans le jardin. Puis, sans se soucier de sa robe, elle escalada la pente en s’agrippant aux branches des arbustes tropicaux.

Dix minutes plus tard, parvenue assez haut pour que personne ne l’entende, elle s’effondra sur la terre chaude et humide et gémit comme un animal blessé. Quand sa colère et sa frustration furent enfin retombées, elle se redressa, essuya la poussière sur sa robe, et s’assit, enserrant ses genoux dans ses bras. Le panorama était magnifique à cet endroit, englobant toute la baie de Rio, avec l’enclave du Cosme Velho à ses pieds. Peu à peu, le calme se répandit en elle. Elle se retourna pour lever les yeux vers le Corcovado, dont le sommet disparaissait à moitié dans les nuages.

Sur le versant opposé, les misérables cahutes d’une favela s’accrochaient tant bien que mal à la montagne. En tendant l’oreille, elle distinguait le lointain roulement des surdos dont les habitants jouaient nuit et jour en dansant la samba, la musique des collines, pour oublier le fardeau de leur vie. À la pensée de ces gens désespérés, elle se ressaisit.

Je ne suis qu’une gamine riche, égoïste et gâtée, s’admonesta-t-elle. Comment puis-je me conduire ainsi alors que j’ai tout et qu’eux n’ont rien ?

Bel posa le front sur ses genoux et demanda pardon.

S’il vous plaît, Sainte Vierge, débarrassez-moi de mon cœur passionné et remplacez-le par un autre comme celui de Maria Elisa, pria-t-elle avec ferveur, car le mien ne m’apporte rien de bon. Et je promets d’être reconnaissante et obéissante à partir de maintenant, et de ne pas m’opposer aux désirs de mon père.

* * *

Dix minutes plus tard, Bel descendit de la montagne et retraversa la cuisine, sale et échevelée, mais la tête haute. Elle monta dans sa chambre, demanda à Gabriela de lui faire couler un bain, puis s’allongea dans l’eau chaude en pensant qu’à l’avenir, elle serait une bonne fille… et une épouse soumise.

Personne ne parla du voyage en Europe durant le dîner, et cette nuit-là, couchée dans son lit, Bel comprit que le sujet ne serait plus jamais évoqué.