39

Deux jours plus tard, Bel sortit de l’hôpital, seule. Le médecin avait insisté pour que Carla passe une série d’examens et elle devait revenir la chercher à dix-huit heures.

Luiza et Gustavo la sachant retenue par son devoir filial, il lui aurait été possible de passer l’après-midi dans les bras de Laurent, mais elle ne pouvait s’y résoudre, rongée par la culpabilité à la pensée qu’elle avait négligé sa mère au profit de son amant. Aussi, pendant que Carla s’abandonnait aux mains du personnel soignant, elle resta assise près de la porte à regarder les gens aller et venir avec leur lot de souffrances.

À l’heure dite, elle remonta dans le service où sa mère avait été accueillie.

— Le médecin a demandé à vous voir, annonça l’infirmière. Suivez-moi.

Quinze minutes plus tard, les jambes flageolantes, Bel ressortit dans le couloir et partit chercher sa mère. Le médecin avait confirmé que le cancer s’était étendu au foie, et sûrement à d’autres parties du corps. Sa mère ne s’était pas trompée : il n’y avait aucun espoir.

Dans la voiture qui la ramenait à la maison, Carla parut simplement soulagée de quitter l’hôpital. Elle se livrait à des plaisanteries auxquelles Bel était incapable de sourire. Quand le chauffeur s’arrêta devant le portail, elle se tourna vers sa fille et lui prit les mains.

— Ne te donne pas la peine d’entrer, querida. Je sais que tu as vu le médecin, et je sais aussi ce qu’il t’a dit. Je suis allée à l’hôpital avec toi aujourd’hui simplement pour te convaincre. Maintenant que c’est chose faite, nous n’en parlerons plus, à personne. Surtout pas à ton père.

Bel perçut le désespoir de sa mère derrière son apparente sévérité.

— Mais il faut tout de même…

— Quand ce sera nécessaire, je le préviendrai, coupa Carla, laissant clairement entendre que le sujet était clos.

Ce soir-là, en rentrant à la Casa das Orquídeas, Bel avait l’impression que son monde venait de basculer sur son axe. Pour la première fois, elle était confrontée à la disparition de sa mère. Et à travers elle, à sa propre mort. Elle regarda tour à tour Gustavo, assis à son côté à la table du dîner, puis Maurício, en face d’elle, et enfin Luiza. Son mari et sa belle-mère savaient tous deux ce qu’elle avait fait l’après-midi. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne se souciait de prendre des nouvelles de Carla. Gustavo était déjà ivre et incapable de soutenir une conversation, tandis que Luiza craignait sans doute qu’un sujet désagréable ne l’empêche de digérer la viande dure comme du cuir qui leur était servie.

Après le dîner, quand ils eurent achevé les innombrables parties de cartes – que son mari arrosait avec autant de verres de brandy –, elle monta avec lui dans la chambre.

— Tu viens te coucher, querida ? demanda Gustavo après s’être déshabillé à la hâte pour mieux s’effondrer sur le lit.

— Oui, répondit-elle en partant vers la salle de bains. Dans cinq minutes.

Une fois la porte fermée, Bel s’assit sur le bord de la baignoire et se prit la tête dans les mains, espérant que Gustavo ronflerait déjà lorsqu’elle ressortirait. Là, livrée seule à son chagrin, elle se rappela la conversation qu’elle avait eue avec sa mère avant son mariage, durant laquelle celle-ci avait raconté qu’elle avait dû apprendre à aimer Antonio.

L’image de la femme soumise se délitait, cette épouse dont Bel se demandait autrefois comment elle pouvait supporter l’arrogance de son père et son insatiable désir de reconnaissance sociale. Pour la première fois, elle comprit la force de l’amour que sa mère éprouvait pour son mari.

Et l’admiration qu’elle lui vouait en fut encore augmentée.

* * *

— Comment va-t-elle ?

Le visage inquiet de Laurent accueillit Bel à la porte de l’appartement quelques jours plus tard.

— Elle est en train de mourir, comme elle me l’avait dit.

— Je suis désolé, ma chérie. Que va-t-il se passer maintenant ?

— Je… Je ne sais pas. Elle refuse toujours de l’annoncer à mon père, répondit Bel en se laissant tomber dans un fauteuil.

— Oh, Bel, c’est un moment très difficile pour toi, et tu es encore tellement jeune. Même pas vingt ans… J’imagine aussi que cette mauvaise nouvelle t’amène à reconsidérer ta propre vie.

— Oui, avoua Bel. C’est vrai.

— Et je suis sûr que tu te sens coupable. Tu te demandes si tu ne devrais pas te consacrer entièrement à ton devoir de fille et d’épouse, et m’oublier. Mais en même temps, tu prends conscience que la vie est courte et que tu ferais mieux de profiter du temps qui t’est donné en suivant ton cœur.

Bel le regarda d’un air stupéfait.

— Comment sais-tu exactement ce que je pense ?

— Parce que je suis un être humain aussi, répondit Laurent en haussant les épaules. Et je crois que là-haut, des forces supérieures nous envoient de tels dilemmes pour nous obliger à réfléchir. Mais nous seuls pouvons prendre nos décisions et agir en conséquence.

— Tu es très sage, fit remarquer Bel.

— Humain, tout simplement. Et puis, j’ai quelques années de plus que toi. J’ai déjà eu l’occasion de me remettre en question, c’est pourquoi je comprends. Je ne t’impose rien, mais si tu souhaites que je reste à tes côtés, ici au Brésil, pendant cette épreuve, je le ferai. Parce que je t’aime et que je veux être là pour toi. Je me rends compte aussi que l’amour que j’éprouve pour toi m’a fait grandir. Pour autant, reprit-il avec un sourire mélancolique, je ne suis pas complètement altruiste. Si je reste, tu dois me promettre que, quand la situation avec ta mère sera… résolue, alors nous prendrons une décision, toi et moi, concernant notre avenir. Mais ce n’est pas pour tout de suite… Viens que je te serre contre moi.

Laurent lui ouvrit les bras et elle s’y blottit.

— Je t’aime, Bel, dit-il en lui caressant tendrement les cheveux. Et je suis là si tu as besoin de moi.

— Merci, répondit-elle, accrochée à lui. Merci.

* * *

Juin céda place à juillet. Un après-midi, alors que Bel rentrait chez elle après avoir travaillé à la mosaïque à l’église Igreja da Glória, Loen lui apprit que son père l’attendait au salon.

— Comment te semble-t-il ? demanda-t-elle en ôtant son chapeau.

— On dirait qu’il a maigri, répondit Loen sans trop se prononcer. Mais vous en jugerez par vous-même.

Prenant une grande inspiration, Bel ouvrit la porte du salon et découvrit son père qui faisait les cent pas dans la pièce. Quand il se tourna vers elle, elle constata qu’en effet, sa silhouette s’était amincie. Mais surtout, son beau visage s’était creusé et accusait de nouvelles rides. Ses cheveux noirs ondulés, qui jusque-là ne blanchissaient qu’aux tempes, étaient maintenant uniformément gris. Bel le trouva brusquement vieilli de dix ans.

Princesa, dit-il en s’avançant pour la prendre dans ses bras. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes pas vus. Bien sûr, tu es une femme mariée maintenant. Tu mènes ta vie et tu n’as plus beaucoup de temps à consacrer à ton vieux Pai !

— Je suis souvent venue voir Mãe à la maison, répliqua Bel. Tu n’étais jamais là. Il me semble que c’est toi qui n’étais pas disponible, Pai.

— Oui, je le reconnais. J’ai été très occupé. Ton beau-père a dû t’en parler, les affaires sont difficiles en ce moment.

— En tout cas, je suis contente de te voir aujourd’hui… Assieds-toi, je t’en prie, je vais demander qu’on nous serve des rafraîchissements.

— Non, je ne veux rien, dit Antonio en prenant place dans un fauteuil. Izabela, qu’est-ce qui arrive à ta mère ? Dimanche, elle a passé presque toute la journée au lit. Elle prétend souffrir de migraines depuis quelques mois.

— Pai, je…

— Elle est de nouveau malade, n’est-ce pas ? J’ai remarqué ce matin qu’elle avait une mine épouvantable et ne mangeait rien.

Bel fixa son père en silence, puis elle demanda :

— Pai, tu veux dire que tu n’as rien vu jusqu’à maintenant ?

Antonio baissa la tête, accablé.

— Je suis tellement occupé au bureau que souvent, je pars avant que ta mère ne soit levée, et quand je reviens, elle est déjà couchée. J’aurais peut-être le voir, mais je ne voulais pas. Alors…, soupira-t-il avec une résignation mêlée de désespoir, tu sais si c’est grave ?

— Oui, Pai, je le sais.

— Est-ce que… Est-ce qu’elle…

— Oui, confirma Bel.

Antonio se leva et se frappa la tempe avec la paume de la main.

Meu Deus ! Bien sûr que j’aurais dû le voir ! Quel homme, quel mari suis-je donc pour ma femme ?

— Pai, je comprends que tu te sentes coupable, mais Mãe était déterminée à ne pas t’inquiéter, pour ne pas ajouter à tous tes soucis. Elle a joué un rôle elle aussi.

— Comme si mes affaires comptaient plus pour moi que la santé de ma femme ! Me cacher une chose pareille… Elle doit vraiment me prendre pour un monstre ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit, Izabela ? s’écria-t-il brusquement.

— Parce que j’ai promis à Mãe de me taire. Elle voulait absolument que tu l’apprennes le plus tard possible.

— Eh bien, je le sais maintenant, dit Antonio en se ressaisissant. Nous allons trouver les meilleurs médecins, les meilleurs chirurgiens, tout ce qu’il lui faut pour guérir.

— Mãe a vu son médecin, et moi aussi je l’ai rencontré. Il m’a dit qu’il n’y avait aucun espoir. Je suis désolée, Pai, mais tu vas devoir affronter la réalité.

Antonio s’était figé, le visage tordu par une série d’émotions qui se bousculaient toutes en même temps : incrédulité, colère, affolement.

— Tu es en train de me dire qu’elle va mourir ? réussit-il enfin à articuler.

— Oui. Je suis vraiment, terriblement désolée.

Antonio s’effondra dans un fauteuil et, la tête dans ses mains, se mit à pleurer éperdument.

— Non, non… pas ma Carla, je Vous en supplie, pas elle.

Bel posa un bras sur ses épaules secouées par les sanglots pour tenter de le réconforter.

— Quand je pense qu’elle porte son secret toute seule depuis si longtemps… Elle n’avait pas assez confiance en moi pour me le dire.

— Pai, même si elle t’en avait parlé, tu n’aurais rien pu faire. Mãe a décidé qu’elle ne voulait plus subir aucun traitement. Elle dit qu’elle est en paix, qu’elle a accepté, et je la crois. Je t’en prie, si tu veux l’aider, tu dois respecter son souhait. Tu vois enfin la gravité de son état. Maintenant, tout ce dont elle a besoin, c’est de notre amour et de notre soutien à tous les deux.

Antonio s’affaissa brusquement en avant, comme vidé de son énergie. Il leva vers elle des yeux pleins de douleur.

— Quoi que vous pensiez, ta mère et toi, elle est tout pour moi et je ne peux pas imaginer la vie sans elle.

Puis, lentement, sous le regard de Bel, impuissante, il se mit debout et sortit de la pièce.