22
— Bienvenue, Mademoiselle Izabela.
Laurent s’approcha et embrassa Bel sur les deux joues quand elle pénétra dans l’atelier avec Margarida.
— Venez me montrer comment vous faites le café dans votre pays, Izabela. Fort et noir, j’en suis sûr, dit-il en la prenant par la main pour l’entraîner dans la minuscule cuisine, puis, attrapant un sac en papier sur l’une des étagères, il l’ouvrit et en huma le contenu. Des grains brésiliens, fraîchement moulus ce matin dans une boutique que je connais à Montparnasse. Je l’ai acheté spécialement pour vous aider à vous détendre et vous rappeler votre terre natale.
En respirant l’arôme du café, Bel fut instantanément renvoyée à des milliers de kilomètres au-delà de l’océan.
— Allez, montrez-moi comment vous l’aimez, insista Laurent. Il lui tendit une cuillère, puis recula de quelques pas pour l’observer.
Bel attendit que l’eau ait bouilli sur le petit réchaud à gaz, ne voulant pas avouer qu’elle n’avait jamais préparé une seule tasse de café de sa vie. Chez elle, c’était l’affaire des domestiques.
— Vous avez des tasses ? demanda-t-elle en hésitant.
— Évidemment. (Il ouvrit un placard et en sortit deux tasses en émail.) Toutes mes excuses, ce n’est pas de la porcelaine fine. Mais le café aura le même goût.
Quelques minutes plus tard, dans l’atelier où Margarida était déjà au travail, il prit un bloc à dessin et l’entraîna jusqu’à la table où ils avaient déjeuné la première fois. Là, il tira le rideau pour fermer l’espace.
Après lui avoir fait signe de s’installer en face de lui, il prit place à son tour, tenant sa tasse de café à deux mains.
— Bien. Maintenant, vous allez me parler de votre vie au Brésil.
Bel le dévisagea avec étonnement.
— Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Parce que, mademoiselle, pour l’instant vous êtes raide comme une poutre en bois massif qui soutiendrait un toit depuis plus de cent ans. Je veux que vous vous détendiez, pour que les muscles de votre visage se relâchent, que votre bouche se décrispe et que vos yeux s’illuminent. Sinon, la sculpture s’en ressentira. Vous comprenez ?
— Je… je crois.
— Vous n’avez pas l’air convaincue. Je m’explique… La plupart des gens pensent qu’une sculpture ne montre que l’enveloppe extérieure, physique, d’un être humain. D’un point de vue strictement technique, ils ont raison. Mais tout grand artiste sait que pour atteindre la ressemblance, il faut capter l’essence du sujet que l’on représente.
Bel le regarda d’un air incrédule.
— Pour vous donner un exemple, continua-t-il, si je sculpte une très jeune fille, et que je vois dans ses yeux qu’elle a un cœur sensible et plein de compassion, je lui mettrai peut-être un animal entre les mains, une colombe qu’elle serrera tendrement. En revanche, dans le cas d’une femme dont je perçois la cupidité, j’ajouterai un bracelet clinquant à son poignet, ou une grosse bague à son doigt.
Posant sa tasse, Laurent empoigna son bloc à dessin et son crayon.
— Je vais donc vous dessiner pendant que vous me parlerez. Dites-moi… Où avez-vous passé votre enfance ?
— Nous habitions une ferme dans les montagnes, répondit Bel, et aussitôt, le souvenir de la fazenda qu’elle aimait tant amena un sourire sur ses lèvres. Nous avions des chevaux. Le matin, j’allais me promener dans les collines, ou me baigner dans le lac.
— Cela paraît idyllique, dit Laurent tandis que son crayon dansait sur le papier.
— Oui. Mais ensuite, nous avons déménagé à Rio, dans une maison au pied du Corcovado. C’est là que le Cristo se dressera un jour. La maison est somptueuse, bien plus belle que notre fazenda, mais comme elle est adossée à la montagne, il y fait sombre. Parfois, j’ai l’impression… (Elle marqua un arrêt, cherchant ses mots.) … que j’étouffe.
— Et ici ? Paris est une grande ville aussi. Vous vous sentez prisonnière, comme à Rio ?
— Oh non.
Bel secoua la tête, et les rides soucieuses qui étaient apparues sur son front se dissipèrent en un instant.
— J’adore cet endroit, surtout les rues de Montparnasse.
— Alors, je présume qu’il ne s’agit pas tant du lieu, mais plutôt de votre état d’esprit. Car on peut éprouver des sentiments claustrophobes à Paris aussi, et pourtant vous y êtes à l’aise.
— Vous avez raison, reconnut Bel. C’est à cause de la vie que je mène à Rio, pas de la ville elle-même.
Laurent leva les yeux pour la regarder, sans cesser de dessiner.
— Qu’est-ce qui ne va pas dans cette vie ?
— Rien. Enfin… J’ai beaucoup de chance. L’année prochaine, à cette même époque, je serai mariée. J’habiterai une maison magnifique et j’aurai tout ce qu’une femme peut désirer.
— Alors pourquoi vois-je vos yeux s’assombrir quand vous évoquez votre avenir ? Est-ce parce que – comme vous l’avez suggéré lors de notre première rencontre – en vous mariant, vous obéissez à votre raison et non pas à votre cœur ?
Bel garda le silence, mais ses joues en feu trahissaient la vérité que Laurent venait d’énoncer.
— Monsieur Brouilly, reprit-elle au bout d’un moment, vous ne comprenez pas. Les choses se passent différemment à Rio. Mon père souhaite que je fasse un bon mariage. Mon fiancé est issu de l’une des meilleures familles du Brésil. En plus, souligna-t-elle avec désespoir, je n’ai pas comme vous un talent qui me permettrait de gagner ma vie. Je dépends complètement de mon père, et bientôt, de mon mari, pour subsister.
— Oui, mademoiselle, je comprends votre situation, et je compatis. Mais hélas, soupira-t-il, il n’y a que vous qui puissiez y changer quelque chose.
Il contempla son dessin un moment, pendant que Bel demeurait immobile, tendue et troublée par ses mots.
Enfin, Laurent releva les yeux.
— D’après ce que je vois ici, vous pourriez facilement gagner votre vie en posant pour les artistes de Montparnasse. Non seulement vous avez un visage magnifique, mais en plus, sous les remparts qui dissimulent votre corps, vous êtes la quintessence de la féminité.
À nouveau, sous son regard appuyé, Bel sentit une étrange chaleur parcourir tout son corps.
— Pourquoi êtes-vous si gênée ? demanda-t-il. Ici, nous célébrons la beauté de la forme féminine. Après tout, nous naissons tous nus, et le port de vêtements n’est qu’un dictat imposé par la société. Et bien sûr, par le temps qu’il fait à Paris en hiver, ajouta-t-il en l’examinant des pieds à la tête. Je vous représenterai telle que vous êtes habillée aujourd’hui. C’est absolument parfait.
Bel hocha silencieusement la tête, soulagée.
— Il est déjà midi, déclara Laurent. À présent que je vous ai obligée à dévoiler le fond de votre âme, je vais préparer une collation et vous servir un peu de vin pour vous récompenser.
Il ramassa les tasses de café, partit en direction de la cuisine, et, en chemin, invita Margarida à se joindre à eux.
Bel resta seule, tournée vers la fenêtre derrière laquelle des buissons de lavande tremblaient au soleil, le regard perdu. Elle se sentait profondément ébranlée et très vulnérable. Sous les questions de Laurent, elle avait livré à voix haute ses véritables sentiments, la peur secrète que lui inspirait sa vie à venir.
— Tout va bien, Izabela ?
Inquiète, Margarida s’assit près d’elle et lui posa une main sur l’épaule.
— J’ai entendu des fragments de votre conversation. J’espère que monsieur Brouilly ne t’a pas trop bousculée en te forçant à ouvrir ton cœur. Et j’espère surtout, ajouta-t-elle à voix basse, qu’il agit vraiment dans un but professionnel.
— Que veux-tu dire ?
Mais Margarida n’eut pas le temps de répondre. Laurent revenait avec le plateau.
Bel parla peu pendant le déjeuner, tandis que Margarida et Laurent évoquaient les dernières frasques et audaces de leurs connaissances mutuelles.
— Cocteau a aménagé une pièce spéciale dans un immeuble rue de Châteaudun où il invite ses amis à boire des cocktails qu’il invente et baptise lui-même. On raconte qu’ils sont mortels, dit Laurent en avalant une bonne rasade de vin. Et il organise aussi des « séances ».
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Bel, ahurie.
— Des réunions pendant lesquelles on essaie d’entrer en contact avec les morts, expliqua Margarida en réprimant un frisson. Moi, ce n’est pas quelque chose qui me tenterait !
— Il se livre aussi à des tentatives d’hypnose en groupe, pour plonger dans l’inconscient. Voilà une démarche qui m’intéresse ! La psyché de l’être humain me fascine presque autant que sa forme physique. (Laurent jeta un coup d’œil à Bel.) Vous vous en êtes sûrement aperçue ce matin, mademoiselle. Allons, c’est l’heure de se remettre au travail. Je vous suggère de faire une petite promenade dans le jardin avant, car une fois que nous aurons commencé, vous n’aurez plus le droit de bouger, comme le bloc de pierre sous mes doigts.
— Je l’accompagne, monsieur Brouilly, dit Margarida. Moi aussi j’ai besoin de prendre l’air…
Les deux jeunes filles se levèrent et sortirent dans le jardin qui embaumait la lavande. Margarida soupira de plaisir et passa son bras sous celui de Bel pour l’entraîner.
— Izabela, tu es sûre que tout va bien ?
— Oui, répondit Bel, alanguie par le vin qu’elle avait bu au déjeuner.
— Bon. En tout cas, promets-moi seulement que tu ne te laisseras pas démonter par monsieur Brouilly.
— Promis.
Bel regarda autour d’elle dans le jardin fermé par une haie de cyprès soigneusement taillée.
— C’est étrange, dit-elle, même si le Brésil est aussi beau, avec sa flore et sa faune si riches, l’énergie et l’atmosphère sont complètement différentes en France. Là-bas, je ne me sens jamais en paix, dans la simple contemplation. Alors qu’ici, même au cœur de Montparnasse, il me semble lire clairement en moi-même.
Margarida haussa les épaules.
— Allez, nous devons retourner à l’atelier maintenant, pour que monsieur Brouilly puisse réaliser son chef-d’œuvre.
* * *
Trois heures plus tard, dans la voiture qui la ramenait à l’appartement, Bel était épuisée. Elle était restée assise sur une chaise pendant un temps qui lui avait paru une éternité, les mains sur les genoux, les doigts placés exactement comme Laurent l’avait demandé.
Au lieu de trouver une quelconque sensualité dans l’expérience, elle s’était sentie comme une vieille fille dont un appareil photo rendrait une image fidèle dans des tons sépia. À présent, elle avait le dos endolori et le cou raide de s’être tenue droite si longtemps. Un seul tressaillement du doigt, un mouvement infime afin de soulager sa tension, et Laurent se levait pour repositionner sa main.
— Izabela, réveille-toi, querida. Nous sommes arrivées chez toi.
Elle sursauta, gênée de s’être assoupie à côté de Margarida.
— Pardon, dit-elle en se ressaisissant tandis que le chauffeur descendait pour lui ouvrir la portière. Je n’imaginais pas que cela pouvait être aussi fatigant.
— Dure journée pour toi, oui. C’est éreintant de découvrir tant de choses nouvelles. Tu reviens demain ?
— Bien sûr, répondit fermement Bel en sortant de la voiture. Bonne soirée, Margarida. À demain, dix heures.
Le soir, après avoir refusé la traditionnelle partie de cartes qui suivait le dîner, elle posa avec gratitude sa tête sur l’oreiller. Finalement, se dit-elle, le métier de modèle ne devait pas être aussi facile qu’elle l’avait pensé jusque-là.