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Paris, décembre 1928
— Les voilà terminées, prêtes à être découpées en morceaux et envoyées chez ces marchands de café au-delà des mers, déclara Landowski en contemplant la tête et les mains du Christ qui occupaient toute la place dans l’atelier.
Il tourna autour de la tête en l’examinant pensivement.
— Le menton continue à me préoccuper. Ici, de près, il paraît disproportionné par rapport au reste du visage, mais ce fou de Brésilien tient à son idée.
— Il sera vu de très loin, professeur…, fit remarquer Laurent.
— Seul Son Père dans les cieux sait si mon œuvre arrivera saine et sauve à Rio de Janeiro, grommela Landowski. Le Brésilien a réservé une place sur un cargo. Espérons que la mer sera calme et qu’un autre container dans la cale ne s’écrasera pas sur ma création. Je l’accompagnerais bien, si je pouvais, pour superviser l’embarquement et suivre la première étape du chantier, mais il m’est tout simplement impossible de me libérer. Ce projet m’a retenu deux fois plus longtemps que prévu et je dois me mettre à ma commande de Sun Yat-Sen, qui a déjà pris un retard considérable. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, soupira-t-il. À présent, je n’ai plus aucun contrôle.
Pendant que Laurent écoutait Landowski, une idée commença à germer dans son esprit. Mais il la garda pour lui, préférant réfléchir avant de la soumettre.
Le lendemain, Heitor da Silva Costa vint à l’atelier, et les deux hommes discutèrent de la meilleure façon de découper la tête en morceaux afin de la transporter. À nouveau, Laurent entendit Landowski s’inquiéter des dommages que sa précieuse statue risquait de subir durant la traversée.
— Vous avez raison, dit Heitor. Il devrait y avoir quelqu’un pour la surveiller dans la cale, mais je ne peux envoyer aucun des membres de mon équipe, ils n’ont pas terminé leur mission ici.
— Moi, je pourrais y aller, proposa soudain Laurent, dont la résolution s’était affermie depuis la veille.
Les deux autres se tournèrent vers lui.
— Vous, Brouilly ? s’étonna Landowski. Mais je croyais que vous étiez marié aux rues de Montparnasse et à l’existence débridée que vous y menez.
— Hélas, professeur, je n’ai jamais eu l’occasion de voyager hors de France. Quelques mois à l’étranger, dans un pays exotique, me permettraient peut-être d’élargir mes horizons artistiques et de développer mon inspiration.
— Oui, et à votre retour, vous nous sculpterez un superbe grain de café, plaisanta Landowski.
— Monsieur Brouilly, dit Heitor, si vous êtes sérieux, cela me paraît une excellente idée. Vous avez assisté à la naissance de cette création. En fait, vos mains y ont même contribué. Si le professeur accepte de se séparer de vous, il pourrait suivre la construction sur place à travers vos yeux.
— Et veiller à ce qu’ils ne plantent pas un doigt de Notre Seigneur dans son nez en assemblant les morceaux, marmonna Landowski.
— Je serais heureux de faire le voyage si vous le souhaitez, professeur, répondit Laurent. Quand le bateau doit-il partir, monsieur da Silva Costa ?
— La semaine prochaine, ce qui nous laisse le temps de découper les morceaux et de les mettre en caisses. J’ai hâte de les savoir parvenus à destination, intacts… Pouvez-vous être prêt pour un départ aussi précipité, monsieur Brouilly ? demanda Heitor.
— Il va devoir reporter ses délais de livraison, dit Landowski en jetant un regard impérieux à Laurent pour lui intimer le silence. Et j’imagine que le temps qu’il consacrera à ce déplacement fera l’objet d’une compensation financière ? Le gîte et le couvert, par exemple ?
— Oui, bien sûr, s’empressa d’acquiescer Heitor. Et en fait, maintenant que j’y pense, j’ai reçu un appel téléphonique il y a quelques jours de Gustavo Aires Cabral, le fiancé d’Izabela Bonifacio. Il a entendu parler de la sculpture que vous avez faite d’elle, monsieur Brouilly, et il aimerait l’offrir à sa femme en cadeau de mariage. Je lui ai dit que je vous demanderais si vous étiez prêt à la vendre.
— Je…
Laurent s’apprêtait à répondre qu’en aucun cas il ne céderait la sculpture de sa précieuse Izabela à son fiancé, quand Landowski lui coupa la parole.
— Quel dommage. Et vous qui venez justement de recevoir la proposition d’un riche acheteur, Brouilly. Vous l’avez acceptée ?
— Non, je…, bredouilla Laurent.
— Ah, alors peut-être que le fiancé de Mademoiselle Bonifacio vous fera une meilleure offre, et vous prendrez votre décision en conséquence. Vous parliez de deux mille francs, c’est bien cela ?
D’un regard autoritaire, Landowski incita Laurent à jouer le jeu.
— Oui.
— Eh bien, Heitor, dites à monsieur Aires Cabral que s’il est disposé à offrir davantage, et à couvrir les frais d’envoi à Rio, la sculpture est à lui.
— Je n’y manquerai pas, répondit Heitor, à l’évidence peu intéressé par cette tractation, l’esprit entièrement préoccupé par ses propres affaires. Je suis sûr que cela ne lui posera aucun problème… Bien. Je reviendrai vous voir demain pour suivre vos progrès avec notre puzzle géant. Bonne journée.
Après avoir adressé un salut aux deux hommes, Heitor quitta l’atelier.
— Qu’est-ce qui vous prend, professeur ? demanda Laurent. Je n’ai pas d’acheteur pour la sculpture de Mademoiselle Izabela. D’ailleurs, je ne pensais pas la vendre.
— Brouilly, vous ne voyez pas que je vous ai rendu service en me faisant votre agent ? répliqua Landowski d’un air taquin. Vous devriez me remercier. Ne vous imaginez pas que je ne lis pas clair dans votre désir soudain de traverser l’océan avec les morceaux du Christ. Et si vous décidez de rester au Brésil, il vous faudra de l’argent. À quoi bon garder votre précieuse sculpture, là-bas, alors que vous aurez rejoint son image vivante, la personne même qui l’a inspirée ? Laissez donc son fiancé posséder et adorer sa beauté extérieure immortalisée dans la pierre. Il ne touchera sans doute jamais son âme, comme vous l’avez fait. Et personnellement, l’échange me paraît à votre avantage, ajouta Landowski avec un petit rire. Allons, au travail maintenant.
Cette nuit-là, en se couchant sur sa palette dans l’atelier, coincé entre la tête du Seigneur et un de Ses énormes doigts, Laurent se demanda s’il ne commettait pas une terrible bêtise.
Izabela avait clairement choisi son avenir. Son mariage était imminent et la célébration aurait probablement déjà eu lieu quand il arriverait à Rio. Qu’espérait-il donc en se rendant là-bas ?
Mais Laurent, comme tous les amoureux, croyait au destin. Avant de fermer les yeux, il lui sembla voir la promesse d’une intervention divine dans la paume géante suspendue au-dessus de lui.