27

Il était plus de minuit quand j’ai terminé de lire la dernière lettre. À bord du paquebot, Izabela Bonifacio se préparait à retrouver un homme qu’elle n’aimait pas après avoir quitté Laurent Brouilly.

L A U…

En proie à une formidable excitation, j’ai compris tout d’un coup l’origine des trois premières lettres gravées au dos du carreau de stéatite : Laurent, l’amour secret de Bel. Et la sculpture de la femme assise, dans le jardin de la Casa, était sûrement celle pour laquelle Bel avait posé pendant ces journées exaltées à Paris. Mais comment l’œuvre avait-elle traversé l’océan et atterri au Brésil ?

J’ai décidé de relire les lettres le lendemain, car je savais que, dans mon impatience d’absorber l’intrigue, je n’avais pas enregistré tous les détails. Je chercherais aussi ce Laurent Brouilly sur Internet. Son nom me disait quelque chose. Mais, ce soir-là, épuisée, je me suis déshabillée, j’ai tiré le drap sur moi et me suis endormie, ma main reposant toujours sur les lettres, telle une porte ouvrant sur mon passé.

* * *

Réveillée par un bruit strident, j’ai mis un peu de temps avant de comprendre que ces notes discordantes provenaient du téléphone près de mon lit. J’ai tendu la main pour attraper l’appareil sur la table de chevet et j’ai marmonné :

— Allô ?

— Maia, c’est Floriano. Comment vous vous sentez ?

— Euh… mieux, ai-je bredouillé, me sentant aussitôt coupable de lui avoir menti la veille.

— Parfait. On peut se voir aujourd’hui ? J’ai plein de choses à vous raconter.

Et moi donc, ai-je pensé. Mais j’ai seulement répondu :

— D’accord.

— Il fait un temps magnifique, allons nous promener sur la plage. Je vous retrouve à onze heures dans le hall de votre hôtel ?

— Oui, mais surtout, Floriano, si vous avez autre chose à faire, je…

— Maia, je suis romancier : toute excuse pour ne pas m’asseoir à mon bureau et écrire est la bienvenue. J’ai hâte de vous parler.

Pendant que je prenais le petit déjeuner dans ma chambre, j’ai relu les premières lettres pour les avoir bien présentes à l’esprit. Puis, voyant que l’heure tournait, j’ai pris une douche rapide et, à onze heures pile, je me présentais dans le hall.

Floriano m’y attendait déjà, assis dans un fauteuil.

— Bonjour, ai-je dit en me plantant devant lui.

— Bonjour. Vous avez l’air reposé.

— Oui, j’ai bien dormi.

Je me suis assise dans le fauteuil à côté et j’ai décidé de lui avouer tout de suite la vérité.

— Floriano, ce n’est pas parce que je ne me sentais pas bien que je suis restée dans ma chambre hier soir. Yara, la vieille domestique, m’a donné un paquet quand nous sommes partis de la Casa das Orquídeas… Et elle m’a fait jurer de garder le secret.

Floriano haussa un sourcil intrigué.

— Je vois. Et que contenait le paquet ?

— Des lettres, écrites par Izabela Bonifacio à sa domestique de l’époque. Une femme du nom de Loen Fagundes. C’était la mère de Yara.

— Exact.

— Je suis désolée de ne pas vous en avoir parlé. Je voulais les lire avant… Et jurez-moi que vous n’en soufflerez mot à personne. Yara était terrifiée à l’idée que la senhora Carvalho s’aperçoive de son geste.

— Pas de problème. Je comprends. Après tout, c’est l’histoire de votre famille, pas la mienne. Et je crois que vous êtes quelqu’un qui a du mal à accorder sa confiance. Je suis sûre que vous gardez bien d’autres secrets. Alors ? Vous voulez me dire ce qu’il y a dans ces lettres ? C’est à vous de décider, et je ne serai pas du tout offensé si vous refusez.

— Oui, bien sûr, j’ai envie de vous en faire part, ai-je répondu, décontenancée par la perception qu’il avait de mon caractère, en résonance avec ce que Pa avait écrit dans sa lettre.

— Allons nous promener, nous pourrons parler.

J’ai emboîté le pas à Floriano et nous avons gagné la large promenade en bordure de la plage. Partout, des stands déjà pris d’assaut vendaient du jus de noix de coco frais, de la bière et divers snacks aux baigneurs.

— Marchons jusqu’à Copacabana. Je vous montrerai l’endroit où votre arrière-grand-mère s’est mariée.

— Et où elle a fêté son dix-huitième anniversaire.

— Oui, j’ai des photos de cet événement-là aussi, trouvées dans les archives de la presse à la Bibliothèque. Bon… Si vous êtes toujours d’accord, Maia, racontez-moi ce que vous avez découvert.

Tout en marchant sur la plage d’Ipanema, je lui ai restitué avec le maximum de détails ce que j’avais appris dans les lettres.

Plus loin, après être arrivés à la plage de Copacabana, nous sommes allés jusqu’au célèbre Copacabana Palace, un édifice unique en son genre, somptueusement rénové, d’un blanc étincelant sous le soleil : l’un des joyaux architecturaux de Rio.

— Très impressionnant, ai-je dit en contemplant la magistrale façade. Je comprends pourquoi le mariage de Bel et de Gustavo ne pouvait avoir lieu qu’ici. Je l’imagine parfaitement, dans sa superbe robe blanche, acclamée par toute la belle société de Rio.

Le soleil tapant fort à l’approche de midi, nous nous sommes assis sur les tabourets d’un kiosque à l’ombre d’un parasol. Floriano a commandé une bière pour lui, du jus de coco pour moi, puis il a pris la parole à son tour :

— La première chose que j’ai à vous annoncer, c’est que mon ami à l’imagerie UV du Museu da República a confirmé les deux noms gravés au dos du carreau de stéatite. Il n’a pas encore déchiffré la date ni l’inscription, mais les noms ne font aucun doute : « Izabela Aires Cabral » et « Laurent Brouilly ». Évidemment, grâce aux lettres, vous et moi savons maintenant qui était l’amour de Bel à Paris. Il est devenu un sculpteur célèbre en France. Regardez. Voici quelques-unes de ses œuvres.

Floriano a sorti plusieurs feuillets d’un dossier et me les a tendus. Je me suis penchée sur les clichés au grain irrégulier montrant les sculptures de Laurent Brouilly, pour la plupart des figures aux lignes simples, semblables à la statue de la Casa das Orquídeas. Il y avait aussi un grand nombre de soldats en uniforme.

— Il s’est fait un nom au moment de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il a combattu dans la Résistance, expliqua Floriano. D’après Wikipédia, il a été récompensé pour ses actes de bravoure. Un homme très intéressant, de toute évidence. Tenez, voici une photo de lui. Vous remarquerez qu’il était loin d’être laid.

J’ai regardé le beau visage de Laurent. Des traits fins et racés, un menton affirmé, des pommettes hautes.

— Et voici Gustavo et Izabela le jour de leur mariage.

Délaissant Izabela, je me suis intéressée d’abord à Gustavo. On n’aurait pu imaginer contraste plus saisissant avec Laurent. En voyant son physique maigrichon, sa figure chiffonnée, son nez pointu, j’ai compris pourquoi Bel et Maria Elisa le comparaient à un furet. Mais je décelais aussi la bonté dans ses yeux.

Puis j’ai longuement examiné Izabela, à qui je ressemblais incontestablement. J’étais sur le point de reposer la photo quand j’ai remarqué le collier à son cou.

— Oh, mon Dieu.

— Quoi ?

— Regardez.

J’ai indiqué le détail sur l’image, portant instinctivement la main à ma pierre de lune.

Floriano a observé le cliché avec attention, ainsi que mon propre pendentif.

— Oui, Maia. Il semble en effet que ce soit le même.

— C’est la raison pour laquelle Yara m’a donné les lettres. Elle a dit qu’elle le reconnaissait.

— Alors ? Maintenant vous voulez bien croire que vous êtes parente des Aires Cabral ? a-t-il lancé en me souriant.

— Oui, ai-je répondu, c’est une preuve irréfutable.

— Vous devez être contente.

— Oui. Sauf que…

J’ai posé les feuilles avec un soupir. Floriano a allumé une cigarette en me regardant.

— Quoi ?

— Elle a quitté l’homme qu’elle aimait pour épouser Gustavo Aires Cabral, qui ne lui plaisait pas. C’est triste.

— Vous êtes une âme romantique, Maia ?

— Non, mais si vous aviez lu les lettres d’Izabela à sa domestique dans lesquelles elle parle de son amour pour Laurent Brouilly, vous seriez ému par son histoire.

— J’espère que vous me permettrez de les lire bientôt.

— Bien sûr. Cela dit, ce n’était peut-être qu’une amourette de jeune fille, et rien de plus.

— Exact. Mais dans ce cas, pourquoi votre père vous a-t-il fourni comme indice le carreau de stéatite ? Il aurait été bien plus simple de vous remettre une photo d’Izabela et de son mari.

— Je ne sais pas, ai-je répondu avec découragement. Et je ne le saurai peut-être jamais. Il n’y a plus de lettres après octobre 1928, quand elle a quitté Paris pour retourner à Rio. Je dois donc présumer qu’elle a épousé Gustavo et fait sa vie avec lui ici.

— En réalité, je ne crois pas que l’histoire s’arrête là, a dit Floriano en me présentant un autre cliché. Cette photo a été prise en janvier 1929. Elle montre le moulage en plâtre de la tête du Cristo à la descente du bateau qui l’a transporté depuis la France. Cet étrange objet, à côté, est en fait la paume d’une main géante. Il y a deux hommes sur la photo. L’un est Heitor da Silva Costa, le directeur du chantier de construction. À présent, regardez bien l’autre.

J’ai examiné attentivement le visage de l’homme appuyé contre la main du Cristo, puis vérifié en comparant avec la photo que Floriano m’avait montrée un instant plus tôt.

— Mon Dieu, c’est Laurent Brouilly !

— Oui.

— Alors, il est venu ici, à Rio ?

— Apparemment. Et, sans être un génie, on peut en déduire qu’il venait pour travailler au projet du Cristo.

— Peut-être aussi pour voir Izabela ?

— Un historien ne doit jamais se livrer à de telles suppositions, surtout que nous connaissons seulement les sentiments d’Izabela à son égard. Nous ignorons ce que lui éprouvait pour elle.

— Exact. Mais, dans ses lettres, elle parle de ses séances de pose dans l’atelier de Paul Landowski et décrit la sculpture qui se trouve maintenant dans les jardins de la Casa das Orquídeas. Elle raconte aussi à Loen que Laurent l’a suppliée de rester en France et de ne pas rentrer au Brésil… Mais comment savoir s’ils se sont revus ici, à Rio ?

— Il suffit de le demander à votre amie Yara, la vieille servante, répliqua Floriano en haussant les épaules. Elle vous a transmis les lettres… Pour une raison mystérieuse, elle veut que vous découvriez la vérité.

— Mais elle est terrifiée par sa maîtresse. Les lettres, c’est une chose. Quant à me raconter de vive voix ce qu’elle sait…

— Maia, trancha fermement Floriano, cessez d’être si défaitiste. Elle vous a déjà fait suffisamment confiance pour vous donner les lettres. À présent, si nous retournions à l’hôtel pour que je puisse les lire ?

— D’accord.

* * *

Pendant que Floriano, assis dans ma suite, lisait les lettres de Bel, je suis retournée à la plage d’Ipanema pour m’offrir un bain délicieux et vivifiant dans les vagues de l’Atlantique. Puis, en me séchant au soleil, j’ai décidé que Floriano avait raison : je ne devais pas avoir peur de débrouiller les fils de l’histoire pour laquelle j’avais déjà effectué un si long voyage.

Couchée sur le sable chaud, je me suis demandé si je ne craignais pas, tout simplement, de découvrir l’identité de mes parents biologiques. Étaient-ils seulement encore vivants ? De même, j’ignorais pourquoi Pa Salt m’avait laissé un indice qui m’entraînait si loin dans le passé.

Et pourquoi la senhora Carvalho refusait-elle catégoriquement d’admettre que sa fille ait même porté un enfant ? Une jeune femme qui avait exactement l’âge d’être ma mère…

À nouveau, je me suis rappelé les mots de Pa Salt gravés dans la sphère armillaire.

Je ne pouvais pas, je ne devais pas fuir.

* * *

— Vous êtes partant pour monter à la Casa das Orquídeas avec moi ? ai-je demandé à Floriano en revenant dans la suite. On verra bien si Yara accepte de nous parler.

— Pas de problème, a-t-il répondu sans lever les yeux. Je n’ai plus que deux lettres à lire…

— Je vais me rincer pendant ce temps.

— Oui, oui…

Sous la douche, j’avais une conscience aiguë de la présence de Floriano de l’autre côté de la porte de la salle de bains. Lui qui, deux jours plus tôt, m’était encore un parfait étranger, il montrait tant de naturel et de simplicité que j’avais l’impression de le connaître depuis bien plus longtemps.

Pourtant, son livre que j’avais traduit était empreint de réflexions philosophiques, d’interrogations sur la condition humaine et d’émotions d’une infinie complexité. Je m’étais donc attendue à rencontrer quelqu’un qui se prendrait beaucoup plus au sérieux que l’homme assis à quelques mètres de moi. En sortant de la salle de bains, j’ai vu qu’il avait soigneusement empilé les lettres sur la table basse et regardait maintenant par la fenêtre, les yeux dans le vague.

— Vous voulez les mettre dans le coffre-fort ? m’a-t-il demandé.

— Oui.

Il m’a tendu les lettres et j’ai tapé mon code de sécurité.

— Merci, Maia, a-t-il dit brusquement.

— Pourquoi merci ?

— Pour m’avoir donné accès à cette correspondance privée. C’est un privilège que beaucoup de mes collègues m’envieraient. Le fait que votre arrière-grand-mère se trouvait présente au moment de la construction de notre Cristo, qu’elle demeurait sous le même toit qu’Heitor da Silva Costa et sa famille, qu’elle était même assise dans l’atelier de Landowski pendant qu’il préparait les moulages et les maquettes… C’est vraiment incroyable. Je suis très honoré, sincèrement, a-t-il ajouté en s’inclinant avec une politesse exagérée.

— C’est vous qui méritez d’être remercié. Vous m’avez déjà tellement aidée à rassembler les morceaux du puzzle.

— Retournons donc à la Casa pour voir si nous pouvons en trouver d’autres.

— Vous devrez attendre dehors, Floriano. J’ai promis à Yara que je ne parlerais des lettres à personne, et je ne veux pas trahir sa confiance.

— Dans ce cas, je me contenterai d’être le chauffeur de la senhorita, a-t-il répondu avec un grand sourire. Prête ?

Dans l’ascenseur, j’ai vu que Floriano me regardait dans les miroirs qui tapissaient la cabine.

— Vous avez bronzé, m’a-t-il fait remarquer. Ça vous va bien, puis les portes se sont ouvertes au rez-de-chaussée et il est sorti d’un pas enthousiaste dans le hall, moi à sa suite.

* * *

Vingt minutes plus tard, nous étions garés en face de la Casa. Nous avions tous deux remarqué, en passant devant le grand portail en fer rouillé, qu’il était fermé par une lourde chaîne et un cadenas qui ne s’y trouvaient pas la veille.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? ai-je dit en descendant de voiture avec Floriano. Vous croyez que la senhora Carvalho se méfie de nous ?

Floriano s’est éloigné le long de la haie.

— Aucune idée. Je vais voir s’il y a un autre moyen d’entrer, légalement ou pas.

J’ai observé la maison à travers les barreaux, à la fois déçue et irritée. Mais il ne s’agissait peut-être que d’une simple coïncidence, la vieille dame et Yara avaient très bien pu prévoir une sortie, une visite à un parent quelconque. À ce moment précis, j’ai réalisé que j’avais désespérément envie de connaître ce passé – mon passé.

Floriano a surgi à mon côté.

— C’est une véritable forteresse. J’ai fait le tour de la propriété, et, à moins de s’attaquer à la haie avec une tronçonneuse, il n’y a pas la moindre brèche. Même les volets à l’arrière de la maison sont fermés. Il semblerait que les habitants de ces lieux soient partis.

— Et s’ils ne reviennent pas ? ai-je demandé, consciente de la note anxieuse dans ma voix.

— À quoi bon poser ce genre d’hypothèse, Maia ? Nous les avons ratés, c’est tout. Regardez, il y a une boîte aux lettres. Laissez un mot à Yara avec l’adresse de votre hôtel et un numéro de téléphone.

— Mais la vieille dame pourrait le trouver…

— Je peux vous garantir que la senhora Carvalho ne vérifie pas le contenu de sa boîte aux lettres. C’est une femme d’une autre époque, elle en laisse le soin à sa domestique. On lui apporte probablement son courrier sur un plateau en argent, ajouta-t-il avec un sourire en coin.

Sortant un carnet et un stylo de mon sac, j’ai suivi le conseil de Floriano et ai glissé mon message dans la petite boîte mangée par la rouille.

— On ne peut rien faire de plus, a-t-il déclaré. Venez.

J’ai gardé le silence pendant presque tout le trajet du retour. Après l’excitation dans laquelle m’avait plongée la lecture des lettres, j’étais terriblement frustrée de ne pas en apprendre davantage.

— J’espère que vous ne songez pas à renoncer, a dit Floriano, lisant dans mes pensées alors que nous longions la plage d’Ipanema.

— Bien sûr que non. Mais je ne vois vraiment pas où chercher…

— La patience, Maia, c’est la clé. Nous allons simplement devoir attendre que Yara réponde à votre message. Et bien sûr, surveiller la Casa avec l’espoir qu’elles réapparaissent. En attendant, quelle explication rationnelle pourrait-on trouver à leur absence ?

— Elles sont allées rendre visite à des parents ? ai-je suggéré, exprimant la pensée qui m’était venue plus tôt.

— C’est une possibilité. Mais compte tenu de l’état de santé de la vieille dame, je doute qu’elle soit capable de supporter un long voyage. Ni même un bref échange de mondanités.

— Alors elles sont peut-être parties parce qu’elles avaient peur de nous ?

— Là encore, possible, mais peu probable. La senhora Carvalho a vécu toute sa vie dans cette maison, et même si elle ne semble pas disposée à discuter de votre éventuel lien de parenté, nous ne nous sommes pas présentés armés de couteaux et de pistolets. Personnellement, je ne vois qu’une seule raison.

— Laquelle ?

— Que la senhora Carvalho a dû être transportée à l’hôpital. Je me propose donc de téléphoner aux établissements de la ville, en expliquant que je cherche ma « grand-tante ».

Je lui ai jeté un regard admiratif.

— C’est une très bonne idée.

— Allons chez moi, alors, je relèverai les numéros dans l’annuaire, a-t-il dit en tournant à droite au lieu de continuer dans l’avenida Vieira Souto, sur le front de mer, jusqu’à mon hôtel.

— Floriano, je ne veux pas vous embêter… Je peux les chercher sur mon ordinateur.

— Maia, allez-vous vous taire à la fin ? Les lettres que j’ai lues ce matin sont ce que j’ai vu de plus intéressant dans toute ma carrière d’historien. Elles sont fascinantes pour une autre raison aussi, dont je ne vous ai pas encore parlé, et qui permettra peut-être de résoudre une vieille énigme concernant le Cristo. Si je vous aide, croyez bien que vous m’apportez beaucoup en retour. Mais je tiens à vous prévenir : mon logement ne ressemble pas du tout au Copacabana Palace.

Après avoir viré encore une fois à droite, Floriano s’arrêta bientôt sur une aire de ciment devant un petit immeuble décrépit. Nous n’étions qu’à cinq ou dix minutes à pied de l’hôtel, mais dans un quartier qui paraissait un autre monde.

— Bienvenue dans mon chez-moi, a-t-il annoncé en m’entraînant vers l’entrée. Préparez-vous, il n’y a pas d’ascenseur.

Il a ouvert la porte et s’est élancé quatre à quatre dans un escalier étroit. J’ai grimpé à sa suite plusieurs volées de marches, jusqu’à un palier où il a poussé une autre porte.

— Je ne suis pas un pro du rangement…, m’a-t-il avertie à nouveau. Entrez, je vous en prie.

J’hésitais sur le seuil, en proie à un malaise fugace à l’idée de pénétrer dans l’appartement d’un homme dont je ne savais pas grand-chose, au bout du compte. Mais j’ai bientôt écarté cette pensée en me rappelant que, lors de notre première rencontre, il avait reçu un appel de la femme avec laquelle il vivait.

Le salon dans lequel je me suis avancée confirmait les déclarations de Floriano : un fatras d’objets, un vieux canapé en cuir et un fauteuil élimé, une table basse jonchée de livres, de journaux et de papiers, à quoi s’ajoutaient une assiette sale et un cendrier plein à ras bords.

— Allons en haut, c’est bien plus agréable.

Au sommet d’un autre escalier, nous sommes parvenus à une terrasse dont la plus grande partie était abritée sous un toit en pente. Il y avait là un canapé, une table, des chaises, et un bureau dans le coin sur lequel trônait un ordinateur portable, surmonté d’une étagère de livres. Au-delà du toit, la terrasse était exposée aux éléments, et des pots de fleurs disposés tout le long de la rambarde formaient comme une guirlande de couleurs.

— C’est ici que je vis et que je travaille. Mettez-vous à l’aise, a expliqué Floriano en allant s’asseoir à son bureau et en allumant son ordinateur.

J’ai traversé la terrasse pour m’accouder à la rambarde, percevant immédiatement la brûlure du soleil sur mon visage. Plus loin, à quelques centaines de mètres à peine, je distinguais un entassement d’habitations accrochées au flanc d’une colline. Des cerfs-volants se balançaient dans la brise et j’entendais un vague roulement de tambours.

Après le décor stérile de ma chambre d’hôtel, j’ai eu soudain l’impression de me trouver dans le cœur palpitant de la ville.

— Quelle vue magnifique, ai-je soufflé. C’est une favela, là-bas ?

— Oui. Jusqu’à il y a quelques années encore, c’était un endroit très dangereux. Haut lieu de la drogue et du meurtre, bien que touchant Ipanema, l’un des quartiers les plus chics de Rio. Mais les autorités y ont mené une opération de nettoyage et même fourni un funiculaire aux habitants. Certains pensent qu’il aurait mieux valu dépenser cet argent pour leur donner l’accès aux soins, mais au moins c’est un début.

— Pourtant, le Brésil est sur la voie de la prospérité, non ?

— En effet, mais comme dans toute économie à croissance rapide, au début, les nouvelles richesses ne profitent qu’à un pourcentage infime de la population, tandis que le sort de la vaste majorité, à savoir les pauvres, ne change pas. C’est ce qui se passe aussi en Inde et en Russie en ce moment. Bref… Ne me lancez pas sur la question de l’injustice sociale au Brésil. C’est mon cheval de bataille préféré, et nous avons d’autres sujets à traiter… Je présume que la senhora Carvalho fait partie de ces rares privilégiés qui peuvent se permettre d’éviter les terribles hôpitaux publics de Rio. Cherchons plutôt les établissements privés… Là, voilà.

Après avoir appelé tous les établissements de la liste, nous étions bredouilles.

— N’ayez pas l’air si découragée, Maia, a dit Floriano en posant sur la table une grande assiette présentant différentes sortes de fromages et de charcuteries, ainsi qu’une baguette. Mangeons un peu, cela nous donnera des forces pour réfléchir.

Je me suis aperçue dès la première bouchée que j’étais affamée. Il était plus de six heures, et je n’avais rien avalé depuis le petit déjeuner.

— De quel mystère parliez-vous, qui pourrait être résolu par les lettres de Bel ? ai-je demandé quand, rassasié, Floriano s’est dirigé vers l’avant de la terrasse pour fumer une cigarette.

Accoudé à la balustrade, il a laissé errer son regard sur la ville envahie par le crépuscule.

— La jeune femme mentionnée par Bel, Margarida Lopes de Almeida, est longtemps passée pour le modèle dont Landowski s’est inspiré afin de réaliser les mains du Cristo. Dans ses lettres, Bel confirme que Margarida se trouvait bien dans l’atelier du sculpteur et qu’elle était aussi une pianiste de talent. Pendant toute sa vie, Margarida n’a jamais réfuté la rumeur. Et puis, sur son lit de mort il y a quelques années, elle a avoué que ce n’étaient pas ses mains que Landowski avait utilisées.

Floriano a marqué une pause, guettant une réaction sur mon visage.

— Bel écrit que Landowski a réalisé un moulage de ses mains aussi, ai-je enchaîné.

— Exactement. Bien sûr, il se peut que ni l’une ni l’autre n’ait servi à Landowski, mais Margarida savait qu’il y avait deux moulages… Alors ? Peut-être s’agit-il des mains d’Izabela, puisqu’elle était présente dans l’atelier à l’époque.

— Mon Dieu…, ai-je murmuré.

Les mains de mon arrière-grand-mère, là-haut, étendues sur le monde…

— Honnêtement, je doute qu’on puisse jamais établir la vérité sur cette affaire, mais vous comprendrez pourquoi ces lettres m’ont tellement transporté, a repris Floriano. Et transporteraient bien des gens, s’il vous était un jour possible de les rendre publiques. C’est pourquoi, non seulement pour découvrir vos origines, Maia, mais pour l’histoire du Brésil aussi, nous ne devons pas renoncer à essayer d’en savoir davantage.

— Mais nous sommes dans une impasse.

— Eh bien, il suffit de faire marche arrière et de chercher une autre route.

— J’ai eu une idée tout à l’heure… Yara a clairement indiqué que sa maîtresse était gravement malade. Mourante… Sur le coup, je me suis dit que c’était peut-être une excuse pour se débarrasser de nous, mais la senhora Carvalho semblait vraiment mal en point. Ce que je veux dire, c’est qu’en Suisse, les gens qui arrivent en fin de vie et souffrent beaucoup vont dans un centre de soins palliatifs. Il en existe au Brésil ?

— Pour les riches, oui. Il y en a même un dans une maison tenue par des sœurs. Et les Aires Cabral étaient de fervents catholiques… C’est une excellente suggestion, Maia !

Floriano se dirigeait déjà vers son ordinateur quand la porte s’est ouverte en grand. Une petite fille aux cheveux sombres et aux yeux noirs, vêtue d’un T-shirt Hello Kitty et d’un short rose, a couru vers lui pour se jeter dans ses bras.

— Papai !

— Bonjour, minha pequena. Tu as passé une bonne journée ? a-t-il demandé en lui souriant.

— Oui, mais tu m’as manqué.

Mes yeux se sont tournés vers la porte où se tenait une jeune femme svelte. Son regard a croisé le mien et elle a vaguement souri en guise de salut.

— Allez, viens, Valentina, a-t-elle lancé. Ton père est occupé et tu dois prendre une douche. On est allées à la plage après l’école, il faisait tellement chaud, a-t-elle ajouté sans s’adresser à personne en particulier.

— Je ne peux pas rester un peu ici avec toi, Papai ? a demandé Valentina, boudeuse, tandis que son père la posait à terre.

— Va prendre ta douche. Quand tu seras prête à te coucher, apporte ton livre et je te lirai un chapitre. À tout à l’heure, querida.

Il l’a embrassée tendrement avant de la pousser vers la jeune femme.

Aussitôt la porte close, je me suis levée.

— Je dois y aller aussi… Je vous ai déjà pris assez de temps.

— Pas avant que nous ayons appelé le couvent auquel je pense, a dit Floriano en s’asseyant devant son ordinateur.

— Votre fille est magnifique. Elle vous ressemble… Quel âge a-t-elle ?

— Six ans. Ah, voilà… C’est sûrement fermé à cette heure-ci, donc je propose que nous y allions dès demain.

— C’est peut-être encore une fausse route…

— Peut-être, mais mon instinct me dit qu’il faut suivre cette piste.

Floriano m’a souri chaleureusement.

— Bravo, Maia. Vous allez devenir un fin limier, spécialiste de l’enquête historique !

— On verra ça demain. Bon, je vous laisse…, ai-je dit en esquissant un pas vers la porte.

— Je vous raccompagne à l’hôtel en voiture.

— Non, non. Je peux rentrer à pied, ai-je assuré avec fermeté.

Floriano s’est incliné.

— D’accord. Alors, disons midi, demain ? J’ai une réunion parents-professeurs à neuf heures et demie. L’école pense que Valentina est peut-être dyslexique, a-t-il expliqué avec un soupir.

— Oh, désolée… Vous savez, j’ai une sœur, Électra, qui est dyslexique. Et c’est la plus intelligente de nous toutes, ai-je ajouté pour le rassurer. Bonne soirée, Floriano.