40

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Gustavo, la voix pâteuse, quand Bel ressortit de la salle de bains en chemise de nuit. Depuis quelque temps, tu ne desserres pas les dents à table et tu m’adresses à peine la parole quand

nous sommes seuls.

Bel s’approcha du lit. Une semaine s’était écoulée depuis qu’Antonio était venu à la Casa et avait appris la terrible nouvelle.

En rendant visite à sa mère le lendemain, Bel l’avait trouvé assis à son chevet, lui tenant la main, des larmes silencieuses coulant sur son visage.

Carla avait accueilli sa fille avec un faible sourire.

— Je lui ai dit d’aller travailler. Gabriela s’occupe très bien de moi et je n’ai pas besoin de lui ici. Mais il s’obstine à me couver comme une mère poule.

Bel avait senti que sa mère, malgré son apparente sérénité, était heureuse d’avoir son mari auprès d’elle. Après avoir persuadé Antonio de la quitter quelques heures pour se rendre à son bureau, Carla avait parlé à Bel.

— À présent que ton père est au courant, je voudrais te dire où et comment j’aimerais finir ma vie…

Depuis, Bel essayait de trouver le moment propice pour annoncer à Gustavo qu’elle souhaitait accompagner sa mère avant que celle-ci ne parte pour son ultime voyage. Elle n’ignorait pas que ce projet déplairait à son mari.

Elle s’assit doucement sur le bord du lit et le considéra. Il avait les yeux rouges, les pupilles dilatées par l’alcool.

— Gustavo, dit-elle, ma mère est mourante.

— Je vois. Son cancer est revenu ?

— Oui.

Tremblante, Bel s’arma de courage pour présenter sa requête.

— Elle voudrait passer ses derniers jours dans sa fazenda bien-aimée. Gustavo, me permets-tu d’aller avec elle ?

Il la fixa d’un regard vitreux.

— Pendant combien de temps ?

— Je ne sais pas. Quelques semaines. Deux mois peut-être, si Dieu le veut.

— Serais-tu de retour pour le début de la saison ?

Comment pouvait-il s’inquiéter de sa vie sociale, songea Bel indignée, alors qu’il s’agissait pour elle de dire adieu à sa mère ?

— Oui, je crois, réussit-elle à répondre.

— Je ne peux guère refuser, n’est-ce pas ? Évidemment, je préférerais que tu restes ici. D’autant plus que tu n’es toujours pas enceinte et que cette absence retardera l’arrivée d’un héritier. Ma mère est très inquiète. Elle se demande si tu es stérile, ajouta-t-il cruellement.

— Je suis désolée.

Bel baissa les yeux, résistant à l’envie de rétorquer que ce n’était pas sa faute à elle. Mais bien sûr, comment reconnaîtrait-il son incompétence alors même qu’il ne s’en souvenait pas ?

— Nous allons essayer tout de suite, décréta-t-il en la renversant brusquement sur le lit. Il eut tôt fait de lui remonter sa chemise de nuit, et elle sentit son membre qui cherchait à la pénétrer, sans succès. Elle comprit à son agitation qu’il se croyait en elle. Fidèle à sa routine habituelle, il s’affala, gémissant de soulagement, et roula sur le côté. Bel, les cuisses poisseuses, le regarda avec un mélange de dégoût et de pitié.

— Peut-être aurons-nous enfin conçu un enfant ce soir, dit-il, avant que sa respiration ne se perde dans des ronflements d’ivrogne.

Bel se leva et alla à la salle de bains pour se laver. Comment pouvait-il s’imaginer que cette parodie d’accouplement aboutisse au miracle de la conception ?

Néanmoins, pensa-t-elle, si ce qu’elle venait de subir était le prix à payer pour quitter Rio et rester avec sa mère jusqu’à la fin, elle ne le regrettait pas.

* * *

Deux jours plus tard, dans l’Igreja da Glória, Bel s’appliquait avec ses compagnes à coller les petits triangles de stéatite sur les filets. Toutes ces heures passées dans la fraîcheur de l’église lui avaient procuré la détente et le calme dont elle avait tant besoin. Les femmes – si bavardes ailleurs – parlaient peu ici, absorbées par leur besogne commune, dans une atmosphère harmonieuse et paisible.

Héloïse, l’amie qui lui avait servi d’alibi un jour pour rendre visite à Laurent, était assise à côté d’elle. Bel remarqua qu’elle inscrivait quelque chose au dos de son carreau. Elle se pencha pour mieux voir.

— Qu’est-ce que vous écrivez ? demanda-t-elle.

— Les noms des membres de ma famille. Et celui de mon amoureux. Ainsi, ils resteront là-haut au sommet du Corcovado, conservés pour toujours au sein du Cristo. Les autres femmes aussi font cela, Izabela.

— Quelle belle idée !

Bel soupira tristement en lisant les noms de la mère d’Héloïse, de son père, de ses frères et sœurs… et de son bien-aimé. Elle contempla le morceau de mosaïque qu’elle était sur le point de coller. Sa mère ne serait plus de ce monde pour voir le Cristo une fois terminé… Ses yeux s’emplirent de larmes.

Bel écrivit alors les noms de sa mère adorée, de son père, puis le sien. Elle hésita, sachant qu’elle devrait y ajouter celui de son mari, mais elle ne put s’y résoudre.

Après avoir vérifié que l’encre était sèche, elle étendit une épaisse couche de colle sur le triangle et l’apposa sur le filet. Au même moment, la responsable sonna l’heure de la pause. Bel regarda ses compagnes se lever et, sans réfléchir, attrapa un triangle de stéatite dans la pile au milieu de la table. Elle le fourra discrètement dans son petit sac à main.

Bel s’empressa de rejoindre Jorge qui l’attendait dehors. Se glissant sur la banquette arrière, elle lui ordonna de la conduire chez Madame Duchaine à Ipanema.

Un quart d’heure plus tard, devant le salon de la couturière, elle lui demanda de passer la chercher à dix-huit heures. Elle gravit les marches du perron et fit semblant de sonner et d’attendre, tout en observant la voiture à la dérobée jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de la rue. Bel se donna encore deux ou trois minutes avant de courir jusque chez Laurent.

Alors qu’elle montait à l’appartement de Laurent, elle réalisa brusquement qu’elle n’aurait aucun alibi pour justifier son absence, mais, pour la première fois, elle s’en moquait.

— Ma chérie, comme tu es pâle ! Que t’arrive-t-il ? s’exclama Laurent en la découvrant sur le seuil, haletante et épuisée.

— Ma mère m’a demandé de l’accompagner à notre plantation dans les montagnes, pour y passer ses derniers jours. Je ne peux pas refuser, lâcha-t-elle.

Toute la tension de ces dernières semaines remonta alors à la surface, et elle éclata en sanglots.

— Je suis désolée, Laurent, mais je n’ai pas le choix. Ma mère a besoin de moi. J’espère que tu pourras me pardonner, et que tu comprendras que je dois quitter Rio.

— Bel, tu as vraiment une piètre opinion de moi ! Bien sûr que tu dois rester avec ta mère. Pourquoi croyais-tu que je serais en colère ? demanda-t-il doucement.

— Parce que… parce que tu m’as dit que tu ne restais ici qu’à cause de moi, et maintenant, je pars.

— Ce n’est pas ce que j’aurais souhaité, je te l’accorde. Mais pour être franc, de savoir que tu ne partageras plus le lit de ton mari, même si moi, je ne peux pas te voir pendant quelque temps, cela rend la situation plus facile à accepter, déclara-t-il pour la réconforter. Au moins, pendant ton absence, tu seras véritablement mienne. Et nous pouvons correspondre, n’est-ce pas ? Je peux écrire à la fazenda, en passant par Loen ?

— Oui, répondit Bel. Pardonne-moi, Laurent, mais Gustavo et Luiza se sont montrés tellement froids ce matin quand je leur ai annoncé que je devais m’absenter… J’ai pensé que tu réagirais comme eux, avoua-t-elle.

— Je préfère m’abstenir de tout commentaire concernant ton mari et ta belle-mère… Sois certaine que je partage ta peine. De plus – une lueur brilla dans les yeux de Laurent et ses lèvres esquissèrent un sourire –, l’appétissante Alessandra Silveira pourra toujours me tenir compagnie jusqu’à ton retour.

— Laurent…

— Izabela, je plaisante. Elle est très belle à regarder, mais elle a autant de personnalité qu’un épouvantail, dit-il avec un petit rire.

— Dans le journal, l’autre jour, j’ai vu ta photo à Parque Lage, à un gala de bienfaisance présidé par la célèbre Gabriella Besanzoni, fit remarquer Bel, maussade.

— Il semble en effet que je suis la star du moment à Rio. Mais tu sais bien que tu es tout ce qui compte pour moi. J’ose croire que c’est réciproque.

— Oh oui, répondit-elle avec passion.

— Et ton père ? Comment va-t-il ?

Bel haussa tristement les épaules.

— Il est brisé. Si Mãe souhaite aller à la fazenda, c’est en partie pour lui épargner d’assister à son lent déclin. Il viendra quand il le pourra. À la place de ma mère, je ferais pareil. Les hommes supportent mal la maladie.

— C’est vrai pour la plupart d’entre eux. Mais il ne faut pas généraliser, lui reprocha Laurent. Si tu étais mourante, j’espère bien que je serais à ton chevet. Vais-je te revoir avant ton départ ?

— Non, pardonne-moi mais c’est impossible, Laurent. J’ai beaucoup de choses à régler, notamment un rendez-vous avec le médecin de ma mère. Pour me procurer les médicaments nécessaires, et de la morphine…

— Alors, ne perdons pas plus de temps. Les quelques heures qui nous restent sont précieuses, gardons-les pour nous.

Laurentlui tendit la main et l’entraîna vers la chambre.