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Tandis que son père aidait Carla, maintenant très affaiblie, à monter à l’arrière de la Rolls-Royce, Bel comprit qu’ils étaient arrivés à un point de non-retour. Antonio grimpa à la place du chauffeur et Loen s’assit à côté de lui. Après avoir arrangé des coussins autour du corps frêle de sa mère, Bel s’installa à son tour dans la voiture. Lorsque le véhicule s’engagea dans l’allée, Carla se retourna en tendant le cou pour jeter un dernier regard à la maison. Elle savait qu’elle ne la reverrait pas.

Quand ils se garèrent devant la fazenda, Fabiana se força à sourire pour accueillir sa maîtresse. Carla, épuisée par le voyage, sortit de la voiture en chancelant, soutenue par Antonio qui finit par la prendre dans ses bras pour la porter à l’intérieur.

Bel se sentit bien inutile les jours suivants : Antonio restait au chevet de sa femme vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Fabiana et Bel, émues aux larmes par un tel dévouement, parlaient de lui dans la cuisine où elles se retranchaient.

— Je n’aurais jamais imaginé une chose pareille de votre père, répétait Fabiana. Aimer une femme à ce point-là… ça me fend le cœur.

— Oui, soupira Bel. Moi aussi.

Loen, qui avait retrouvé Bruno, était la seule dans la fazenda à être heureuse – bien qu’elle s’efforçât de cacher son bonheur, compte tenu des circonstances. Bel lui avait accordé quelques jours de congé, la présence constante d’Antonio auprès de sa femme réduisant considérablement son travail.

Loen et Bruno ne se quittaient pas d’une semelle et, comme lors de son précédent séjour, Bel les enviait. Mais cette fois, elle aussi vivait pleinement son amour, même dans l’absence, en composant de longues lettres à Laurent et en s’enivrant de ses réponses, tandis que Loen jouait le rôle de messagère.

Quant à son mari, Bel essaya de penser à lui le moins possible. Malgré le malheur auquel elle se préparait, elle était soulagée d’échapper à l’ambiance confinée et déprimante de la Casa das Orquídeas et de pouvoir oublier qu’elle était mariée à un homme qu’elle méprisait.

Ils étaient à la fazenda depuis dix jours quand Antonio, le teint blafard et les traits tirés, repartit pour Rio. Au bord des larmes, il étreignit Bel contre son cœur.

— Je serai de retour vendredi soir, mais, pour l’amour du ciel, Izabela, appelle-moi tous les jours pour me donner des nouvelles. Si je dois revenir plus tôt, dis-le-moi. Les secrets, c’est fini.

— Je te le promets, Pai. En tout cas, Mãe paraît contente d’être ici.

Antonio secoua la tête avec désespoir, puis il monta dans la Rolls-Royce et s’éloigna vivement, soulevant un nuage de poussière et de graviers dans l’allée.

* * *

Gustavo, installé avec le journal dans un des fauteuils de son club, remarqua qu’il n’y avait pas grand monde à la bibliothèque cet après-midi-là. Le président Washington Luís avait appelé les grands producteurs à se réunir d’urgence pour discuter de la chute des prix du café. Au déjeuner aussi, il avait trouvé le restaurant presque désert.

Tandis qu’il finissait son troisième whisky, ses pensées se tournèrent vers sa femme. Quand elle l’avait quitté, trois semaines plus tôt, elle avait vraiment mauvaise mine, les yeux cernés, le teint pâle. Elle lui manquait terriblement. Son absence laissait un vide à la Casa, où la condescendance de sa mère – qui persistait à le traiter comme un vilain petit garçon – lui pesait plus que jamais. Quant à son père, il le jugeait manifestement incompétent pour tout ce qui touchait aux affaires de la famille, repoussant ses questions d’un geste agacé de la main comme lorsqu’on chasse une mouche.

Gustavo commanda un autre whisky. Il grimaça en se rappelant son manque d’égards lorsque Izabela lui avait fait part de l’état de santé de Carla. Où était passée son empathie ? Sa mère lui avait pourtant reproché ce trait de caractère quand, enfant, il pleurait en trouvant un oiseau mort dans le jardin.

— Tu es bien trop sensible, disait-elle. Tu es un garçon, Gustavo, et les garçons ne montrent pas leurs émotions.

L’alcool, évidemment, l’aidait à se protéger contre cette sensibilité excessive. Il avait cru que son statut d’homme marié renforcerait sa confiance en lui, mais au contraire, l’estime qu’il avait de lui-même s’était complètement évaporée. Ce qui le poussait à boire de plus en plus.

Gustavo lâcha un long soupir. Même s’il savait qu’Izabela ne l’aimait pas comme lui l’aimait, il avait espéré que son affection grandirait après leur mariage. Hélas, dès le début, il avait senti sa réticence – en particulier quand ils faisaient l’amour. À présent, chaque fois qu’elle le regardait, il voyait dans ses yeux un sentiment proche de la pitié, parfois même de l’aversion. Et l’idée qu’il pût décevoir non seulement ses parents, mais sa femme aussi, augmentait son dégoût de lui-même.

Par ailleurs, qu’Izabela ne soit toujours pas enceinte exacerbait son sentiment d’échec. De toute évidence, sa mère le considérait incapable de remplir son devoir envers son épouse. Et si son mariage avait fait de lui le maître de maison et Izabela la maîtresse, Gustavo se devait de reconnaître qu’il avait échoué à affirmer son autorité auprès de sa mère.

Pour la première fois depuis son mariage avec Izabela, Gustavo s’avoua que leur relation s’était terriblement dégradée. En six mois à peine, ils étaient arrivés à vivre chacun de leur côté, et il en était en grande partie responsable, à force de passer ses journées à son club et ses soirées à boire.

Bref, il avait tout simplement négligé sa femme.

Comment s’étonner alors qu’elle parût si malheureuse ? Entre une belle-mère glaciale et un mari alcoolique, Izabela devait penser qu’elle avait fait une terrible erreur.

Pourtant, je l’aime, pensa Gustavo, envahi par le désespoir.

Peut-être n’était-il pas trop tard pour revenir en arrière, pour retrouver l’affection et les conversations qu’ils avaient partagées avant leur mariage, quand Izabela lui témoignait au moins un peu d’amitié…

Je vais prendre la situation en main, se promit-il. Il demanda aussitôt l’addition et regagna sa voiture, résolu à confronter ses parents. S’il ne le faisait pas, il perdrait sa femme à jamais.

* * *

Pendant les deux semaines précédant la mort de Carla, Bel et Loen se relayèrent à son chevet afin de ne jamais la laisser seule. Un soir, lors d’un rare moment de lucidité, Carla tendit mollement le bras pour prendre la main de sa fille.

Querida, il faut que je te parle avant qu’il ne soit trop tard, dit-elle – sa voix n’était qu’un faible murmure et Bel dut se pencher pour l’entendre. Je sais que ta vie d’épouse n’a pas été facile jusqu’à présent, et il est de mon devoir de te conseiller…

— Mãe, s’il te plaît, interrompit Bel, consternée. Gustavo et moi avons eu nos problèmes, comme tous les couples, mais je t’assure que tu ne dois pas t’inquiéter, tout va bien.

— Peut-être, s’obstina Carla. Mais tu es ma fille, et je te connais beaucoup mieux que tu ne le crois. Ton… penchant pour une certaine personne qui n’est pas ton mari ne m’a pas échappé. Je l’ai remarqué à la Casa, lorsqu’il est venu dévoiler la sculpture.

— Mãe, tu te fais des idées. C’est… c’était juste un ami, protesta Bel, choquée que sa mère ait deviné ses sentiments.

— J’en doute, répondit Carla, un triste sourire aux lèvres. Rappelle-toi que j’ai vu aussi le regard que vous avez échangé ce jour-là, au Corcovado. Tu as fait mine de ne pas savoir qui il était, mais j’ai compris que tu le connaissais, et même très bien. Je dois te prévenir… Si tu t’engages dans cette voie, tout le monde en souffrira. Je t’en supplie, Izabela, tu es mariée depuis si peu de temps. Laisse à Gustavo une chance de te rendre heureuse.

Ne voulant pas que sa mère s’agite, Bel acquiesça d’un hochement de tête.

— Oui. Je te donne ma parole.

* * *

Deux jours plus tard, Fabiana entra dans la chambre de Bel à la première heure.

— Senhora, je crois que le moment est venu d’appeler votre père.

Antonio arriva aussitôt et ne quitta plus le chevet de sa femme.

Carla mourut paisiblement. Antonio et Bel, debout au pied du lit, enlacés, versèrent des larmes silencieuses. Après les funérailles – Carla avait demandé à être enterrée dans le petit cimetière de Paty do Alferes –, ils rentrèrent ensemble à Rio, profondément affligés.

— Pai, s’il te plaît, dit Bel en arrivant à la Mansão de Princesa, si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-le-moi savoir. Souhaites-tu que je passe te voir demain ? Je suis sûre que Gustavo ne verra aucun inconvénient à ce que je te tienne compagnie quelques jours.

— Non, querida. Retourne à la Casa où tu as ta vie. Moi, j’ai tout perdu.

— Je t’en prie, Pai, ne dis pas cela. Mãe souhaitait que tu sois heureux… même sans elle.

— Oui, princesa, je te promets d’essayer. Mais tu dois me pardonner. Pour l’instant, dans cette maison atrocement vide, cela m’est impensable.

* * *

Durant le court trajet jusqu’à la Casa, Bel se demanda ce qui l’attendrait à son arrivée. Chaque fois que Gustavo avait téléphoné à la fazenda, elle s’était débrouillée pour ne pas lui parler, chargeant Fabiana de lui dire qu’elle était auprès de sa mère. Cependant, en apprenant la mort de Carla, il s’était montré bien plus compatissant qu’à son habitude, et Bel en avait été surprise. De plus, il n’avait pas l’air d’avoir bu. Lorsqu’elle lui avait expliqué que sa venue n’était pas nécessaire, Carla ayant souhaité des obsèques dans la plus stricte intimité, il avait répondu qu’il comprenait, ajoutant simplement que Bel lui manquait et qu’il était impatient de la revoir.

En entrant dans la maison, elle perçut, comme chaque fois, l’atmosphère glacée qui régnait entre les murs, contrastant avec la douceur de l’air extérieur. Un frisson la saisit. Personne ne se pressait sur le perron pour lui réserver un accueil chaleureux.

Soudain, une silhouette apparut à la porte du salon.

— Te voilà enfin de retour.

— Oui, bonjour Luiza.

— Mes condoléances. Le dîner sera servi à l’heure habituelle.

— Merci. Je monte me préparer.

Luiza concéda à peine un hochement de tête et Bel, accablée, gravit l’escalier comme un automate. Une fois dans sa chambre, elle songea qu’elle pouvait au moins compter sur la présence réconfortante de Loen et elle laissa sa jeune servante la déshabiller, ce qu’elle n’avait pas fait à la fazenda où la routine avait été abandonnée, l’attention de tous étant entièrement tournée vers Carla. Quand elle fut nue, elle remarqua que Loen l’observait, les sourcils froncés.

— Qu’y a-t-il ?

Le regard de Loen s’était posé sur son ventre.

— Rien. Je…, non, rien, senhora. Votre bain est prêt. Allez vite vous plonger dans l’eau chaude.

Bel obéit et, là, allongée dans la baignoire, elle remarqua à quel point son corps avait changé. On ne prenait pas de bain à la fazenda. La toilette se faisait au moyen de baquets dans lesquels l’eau était chauffée au soleil. De plus, tout à ses soucis, elle ne s’était pas regardée dans un miroir depuis des semaines.

Meu Deus ! Ses doigts tracèrent timidement l’arrondi de son ventre qui émergeait à la surface de l’eau. Sa poitrine aussi semblait plus généreuse, plus lourde.

— J’attends un enfant, murmura-t-elle, le cœur battant.

Tout à coup, la voix nasillarde de Gustavo qui s’adressait à Loen s’éleva dans la chambre. Bel se lava rapidement, enfila son peignoir en prenant soin de ne pas trop serrer la ceinture pour que son mari ne remarque pas ses rondeurs, et sortit de la salle de bains.

Gustavo ne bougea pas. Il avait l’air hésitant, un peu effrayé.

— Merci, Loen, dit-il. Tu peux disposer.

Loen quitta la pièce. Immobile, Bel attendit que Gustavo parle le premier.

— Je te présente mes sincères condoléances, Izabela, dit-il.

— Merci. Je dois avouer que j’ai passé des moments difficiles.

— Moi aussi, ici, sans toi.

— Je suis désolée.

— Je t’en prie, ne t’excuse pas, répondit-il vivement. Je suis très heureux que tu sois de retour. Tu m’as manqué, Izabela.

— Merci, Gustavo… Je dois me préparer pour le dîner, et toi aussi.

Il acquiesça et s’éclipsa dans la salle de bains en fermant la porte derrière lui.

Bel s’approcha de la fenêtre. Bien qu’il fût plus de sept heures, le soleil commençait tout juste à descendre à l’horizon, et elle réalisa soudain qu’on était déjà à la mi-octobre. Le printemps battait son plein à Rio. Revenant vers le lit, toujours sous le choc de sa découverte, elle vit que Loen avait étalé une robe de coupe assez ample qu’elle ne portait que rarement. Tant pis pour Gustavo, qui la préférait dans des tenues soulignant sa svelte silhouette. Émue aux larmes par la prévenance de sa domestique, elle s’habilla et descendit promptement au salon pour éviter de se retrouver seule avec son mari. Au bas de l’escalier, elle jeta un long regard à la porte d’entrée. Comme elle aurait aimé pouvoir l’ouvrir et courir retrouver Laurent ! Car elle n’avait aucun doute : l’enfant qu’elle portait était le sien.

* * *

Au dîner ce soir-là, Bel constata que rien n’avait vraiment changé pendant son absence. Luiza, toujours froide et condescendante, lui témoigna peu de compassion. Maurício, bien que plus chaleureux, passa la soirée à parler avec Gustavo des complexités financières de Wall Street et de quelque chose qui s’appelait l’indice Dow Jones, ainsi que de la vente massive des actions survenue le jeudi précédent.

— Dieu merci, j’ai vendu mes actions le mois dernier. J’espère que votre père a fait de même, déclara Maurício. Heureusement que je n’en détenais pas beaucoup… Je n’ai jamais fait confiance à ces Yankees. Ils essaient de consolider le marché en attendant qu’il se stabilise ce week-end, mais à mon avis, les valeurs vont encore baisser. À long terme, si les cours s’effondrent, les conséquences pour l’industrie du café, ici, seront désastreuses. Nous exportons la majorité de notre récolte vers l’Amérique qui devra sérieusement réduire sa demande. Et la surproduction brésilienne de ces dernières années n’arrange pas les choses, ajouta-t-il d’un air sombre.

— C’est une chance que notre famille se soit retirée des marchés américains au bon moment, commenta Luiza en jetant un coup d’œil appuyé à Bel. J’ai toujours pensé que la gourmandise était un vilain défaut. On ne récolte que ce que l’on sème.

Bel interrogea son mari du regard, et il lui rendit un sourire anormalement bienveillant.

— Il est vrai que nous avons perdu notre fortune, souligna sobrement son beau-père, mais au moins, nous ne risquons pas de tomber dans la précarité.

Plus tard, alors qu’ils montaient se coucher, Bel demanda à Gustavo :

— La situation en Amérique est-elle vraiment grave ? Je m’inquiète pour mon père. Comme il était absent de Rio la semaine dernière, il se pourrait qu’il ne soit pas au courant…

— Tu sais bien que je ne me préoccupais guère des marchés jusqu’à maintenant, avoua Gustavo en ouvrant la porte de leur chambre. Mais d’après mon père, et d’après ce que je commence tout juste à comprendre, la conjoncture est très inquiétante, oui.

Bel s’enferma dans la salle de bains. La tête lui tournait, tant elle avait l’esprit empli de tout ce qu’elle venait d’entendre. En se déshabillant, elle ne put s’empêcher, une fois de plus, d’examiner son ventre gonflé. Elle espérait encore s’être trompée. Que devrait-elle faire ? Une chose était sûre, elle ne supporterait pas que son mari la touche ce soir. Elle prolongea sa toilette, espérant que Gustavo s’endorme, mais quand elle sortit enfin, il était bien réveillé et l’attendait dans le lit.

— Tu m’as manqué, Izabela. Viens.

Elle se glissa craintivement à ses côtés. De toutes les excuses qui se présentaient à elle, aucune n’était envisageable face à un mari qui n’avait pas vu sa femme depuis deux mois.

— Izabela, tu sembles terrorisée. As-tu donc si peur de moi ?

— Non… non.

Querida, je comprends ton chagrin, et je sais bien qu’il va te falloir du temps avant de te détendre. Laisse-moi juste te tenir dans mes bras.

Les paroles de Gustavo la prirent complètement au dépourvu. Après la découverte de sa grossesse, la douleur d’avoir perdu sa mère et les nouvelles financières désastreuses qu’elle avait apprises durant le repas, la gentillesse de Gustavo fut la goutte qui fit déborder le vase et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Je t’en prie, Izabela, ne sois pas inquiète. Tout ce que je désire, c’est t’apporter un peu de réconfort ce soir, ajouta-t-il en éteignant la lumière.

Elle s’abandonna à son étreinte, la tête sur son épaule, les yeux grands ouverts dans l’obscurité. Gustavo lui caressa les cheveux, et à la pensée du minuscule petit cœur qui battait dans son ventre, elle fut envahie par une immense culpabilité.

— J’ai beaucoup réfléchi pendant ton absence, murmura Gustavo. Je me suis souvenu de nos premiers rendez-vous, quand nous discutions d’art et de culture et que nous partagions des moments agréables ensemble… Mais depuis notre mariage, nous nous sommes éloignés l’un de l’autre et je reconnais que j’en porte la responsabilité. Je passe beaucoup trop de temps au club. Pour être honnête, cela me permet de sortir de cette maison. Nous savons tous les deux que l’ambiance y est plutôt… austère.

Dans l’obscurité, Bel l’écouta sans l’interrompre.

— Là aussi, je n’ai pas été à la hauteur. J’aurais dû montrer plus de fermeté avec ma mère quand nous nous sommes mariés, lui déclarer que tu étais dorénavant la maîtresse de maison et qu’elle devait te céder gracieusement la place. Pardonne-moi, Izabela, j’ai été faible. Je n’ai pas pris ta défense et je me suis laissé mener.

— Gustavo, tu n’y es pour rien si Luiza ne m’aime pas.

— Ce n’est pas toi qu’elle n’aime pas, répondit-il amèrement. Elle se comporterait ainsi avec n’importe quelle personne qui menacerait sa position dans cette maison. Et comme nous n’avons toujours pas produit d’héritier, elle est même allée jusqu’à me suggérer de demander à l’évêque d’annuler notre mariage. Au motif qu’il n’a pas été consommé, évidemment.

Bel étouffa un cri d’horreur à la pensée du secret que son corps abritait à présent. La croyant blessée par la terrible cruauté de sa belle-mère, Gustavo la serra tendrement contre lui.

— J’étais furieux, bien sûr, et je lui ai dit que si elle proférait encore une fois de telles insultes, ce serait elle qui se retrouverait à la rue, non pas ma femme. Ensuite, continua Gustavo, j’ai décidé que je devais agir. J’ai demandé à mon père de transférer cette maison en mon nom, ce qui aurait dû être fait dès que nous nous sommes mariés, puisque c’est l’usage. Il y a consenti, et je prendrai en main la gestion des finances de la famille sitôt que j’aurai acquis les compétences nécessaires. C’est pourquoi, au cours des semaines à venir, je passerai une grande partie de mon temps avec mon père à apprendre quelque chose d’utile au lieu de gâcher mes journées au club. Quand je serai prêt, je te confierai la responsabilité de tenir la maison. Ma mère devra accepter, elle n’aura pas le choix.

— Je vois.

Malgré la détermination nouvelle qu’elle entendait dans la voix de Gustavo, Bel songea qu’elle ne trouvait guère de consolation entre les bras de son mari, encore moins maintenant qu’auparavant.

— Avec un peu de retard, et je le regrette, poursuivit Gustavo, toi et moi serons enfin les maîtres chez nous. Par ailleurs, je me suis rendu compte que je buvais beaucoup trop depuis quelque temps. Je te donne ma parole, Izabela, que depuis déjà plusieurs semaines je ne bois qu’un verre au repas, pas plus. Peux-tu pardonner à ton époux de ne pas s’être imposé plus tôt ? Ces derniers mois ont été difficiles pour toi, je le sais. Mais tu m’as entendu, je suis résolu à prendre un nouveau départ. J’espère que toi aussi, tu pourras tourner la page. Je t’aime tant.

— Oui… bien sûr que je te pardonne, balbutia-t-elle, confondue devant tant de sincérité.

— Et désormais, je ne t’obligerai plus à subir… – Gustavo chercha ses mots – nos ébats nocturnes. Si tu ne le désires pas, je respecterai ta volonté. Mais j’espère que, plus tard, quand j’aurai regagné ta confiance, tu auras envie de revenir vers moi. Voilà, c’est tout ce que je voulais te dire. À présent, querida, après la douloureuse épreuve que tu as traversée, j’aimerais seulement te tenir dans mes bras jusqu’à ce que tu t’endormes.

Quelques minutes plus tard, Gustavo ronflait paisiblement. Bel se dégagea et roula sur le côté. L’estomac noué, le cœur battant, elle réfléchit à sa situation. Y avait-il la moindre chance que son mari ait engendré ce bébé ? Elle tenta désespérément de se rappeler la dernière fois que Gustavo avait réussi à lui faire l’amour, et dut admettre qu’il ne pouvait pas être le père.

Les heures passèrent lentement. Bel se tourna et se retourna toute la nuit, sachant qu’elle devait prendre une décision rapidement. Après tout, Laurent serait peut-être horrifié d’apprendre qu’elle attendait son enfant. Ni l’un ni l’autre n’avait envisagé ce scénario, et Laurent avait toujours soigneusement veillé à ce que cela n’arrive pas. La mise en garde de Margarida lui revint à l’esprit : les hommes comme Laurent ne voulaient pas d’attaches.

Alors que le jour s’annonçait à travers les fentes des volets, tous les anciens doutes de Bel l’assaillirent à nouveau. Il n’y avait qu’une seule chose qu’elle puisse faire : voir Laurent le plus vite possible.