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À cinq heures, après avoir erré dans les jardins tout l’après-midi, puis tenté de me mettre à ma traduction pour ne plus penser à Pa, j’ai entendu la vedette. Soulagée de savoir que Tiggy était finalement arrivée et qu’enfin, je ne serais plus seule avec mes pensées, j’ai brusquement ouvert la porte et me suis précipitée pour l’accueillir.
Elle est descendue du bateau, légère et gracieuse. Quand elle était jeune, Pa lui avait souvent suggéré de prendre des cours de danse classique. Tiggy ne marchait pas, elle flottait, comme si son corps souple et svelte ne touchait pas terre. Il y avait quelque chose d’irréel chez elle, dans ses immenses yeux limpides bordés de cils épais. À cet instant, sa ressemblance avec la jeune biche fragile dont elle s’occupait si passionnément m’a frappée.
— Maia, a-t-elle dit seulement en me tendant les bras.
Nous sommes restées un moment enlacées, sans parler. Une fois notre étreinte rompue, j’ai vu qu’elle avait les yeux remplis de larmes.
— Comment vas-tu ? m’a-t-elle demandé.
— Je suis sous le choc, je n’arrive pas à réaliser… Et toi ?
— Pareil.
Nous nous sommes dirigées vers la maison en nous cramponnant l’une à autre.
Tiggy s’est arrêtée brusquement sur la terrasse et m’a fait face.
— Est-ce que Pa… ? (Elle a posé son regard sur la maison.) S’il est ici, j’ai juste besoin d’un petit moment pour me préparer avant d’aller le voir.
— Non, Tiggy. Il n’est plus dans la maison.
— Oh, il a été emmené au…
À cette pensée, sa voix s’est brisée.
— Viens, on va boire un thé et je t’expliquerai tout.
— Tu sais, j’ai essayé d’entrer en communication avec Pa, a repris Tiggy en soupirant, mais il n’y a rien, que le vide.
— Il est peut-être trop tôt pour ressentir quoi que ce soit, ai-je répondu pour essayer de la réconforter – j’étais habituée à ses idées étranges et ne voulais pas les anéantir avec mon pragmatisme rigoureux. Je n’éprouve pas grand-chose non plus, ai-je avoué en entrant dans la cuisine.
Debout devant l’évier, Claudia – il m’avait toujours semblé que Tiggy était sa préférée – s’est retournée pour la regarder et j’ai lu dans ses yeux qu’elle partageait sa peine.
— C’est affreux…, a murmuré Tiggy en l’étreignant.
Elle était la seule qui se permettait de prendre Claudia dans ses bras.
— Oui, a acquiescé Claudia. Allez au salon avec Maia. Je vous apporte le thé.
— Où est Ma ? m’a demandé Tiggy en chemin.
— En haut, elle finit de préparer les chambres. Elle voulait sûrement qu’on passe d’abord un moment ensemble, toi et moi, ai-je ajouté en m’asseyant.
— Elle était ici ? Elle était avec Pa à la fin ?
— Oui.
— Mais pourquoi ne nous a-t-elle pas contactées plus tôt ?
Pendant la demi-heure qui a suivi, tout comme Marina que j’avais bombardée de questions la veille, j’ai fait face aux interrogations de Tiggy. Je lui ai annoncé que le corps de Pa avait déjà été enterré dans un cercueil en plomb, en pleine mer. Je m’attendais à ce qu’elle soit tout aussi indignée que moi, mais elle a simplement haussé les épaules pour indiquer qu’elle comprenait.
— Il voulait retourner à l’endroit qu’il aimait, pour que son corps y repose à jamais. Et d’une certaine façon, Maia, je suis contente de ne pas l’avoir vu sans vie, parce que maintenant, je pourrai toujours me souvenir de lui tel qu’il était.
Surprise, j’ai observé ma sœur, la plus sensible de nous toutes. La nouvelle de la mort de Pa ne la touchait pas autant que je l’avais imaginé, en apparence du moins. En fait, je ne lui avais jamais trouvé meilleure mine. Sa superbe chevelure châtain auréolait son visage et une franche lumière pétillait dans ses grands yeux noisette, où se lisaient toujours étonnement et innocence. J’espérais que les autres réagiraient tout aussi calmement devant la situation. Pour ma part, je n’en étais pas capable.
Je l’ai complimentée en exprimant mes pensées à voix haute.
— Malgré les circonstances, Tiggy, tu es incroyablement belle. On dirait que l’air de l’Écosse te va bien.
— Oh oui. Moi qui suis restée si souvent enfermée dans la maison quand j’étais petite, je me sens comme un animal qu’on a relâché dans la nature. J’adore mon travail. Pourtant, c’est dur. J’habite dans un cottage plus que rudimentaire, avec des toilettes à l’extérieur…
— Eh bien, bravo ! Alors, c’est plus valorisant que de travailler au laboratoire du zoo de Servion ?
J’admirais sincèrement chez elle cette capacité à abandonner son confort personnel pour poursuivre une passion.
— Oui, rien à voir, a répondu Tiggy, le regard radieux. C’était un super boulot, mais, franchement, je le détestais. Je n’avais pas de contact direct avec les animaux puisque je ne m’occupais que d’analyser leur ADN. Tu dois me trouver folle d’abandonner une carrière pleine d’avenir pour aller me balader dans les Highlands, jour et nuit, et mal payée en plus, mais c’est beaucoup plus enrichissant.
Elle a levé les yeux pour sourire à Claudia qui a fait une courte apparition au salon et a posé un plateau sur la table basse.
— Je ne te trouve pas folle du tout, Tiggy. Je comprends.
— En fait, j’étais parfaitement heureuse jusqu’à ton coup de fil hier soir.
— C’est parce que tu as trouvé ta vocation, ai-je dit en souriant.
— Oui, pour ça, et… pour d’autres raisons, a-t-elle avoué en rougissant légèrement. Je te raconterai plus tard. Les autres arrivent quand ?
— CeCe et Star vers sept heures, et Électra tard ce soir, ai-je répondu en servant le thé.
— Comment a réagi Électra quand tu lui as annoncé ? Non, pas la peine de répondre. J’imagine.
— C’est Ma qui lui a parlé. Je crois qu’elle pleurait comme une madeleine.
— Normal, donc, a conclu Tiggy en sirotant son thé.
Elle a alors poussé un brusque soupir et son regard s’est assombri.
— C’est vraiment bizarre. J’ai l’impression que Pa va entrer dans la pièce d’un moment à l’autre, mais je sais que ça n’arrivera plus jamais.
— Non, plus jamais, ai-je dit tristement.
— Il y a des démarches à faire ? a-t-elle repris en se levant subitement pour aller à la fenêtre. Il me semble qu’on devrait avoir… je ne sais pas, des choses à régler.
— Non, rien. L’avocat de Pa est censé nous donner des explications quand tout le monde sera arrivé, mais pour le moment, on ne peut qu’attendre les autres, ai-je répondu, avec un haussement d’épaules, désespérée.
— Bon.
Tiggy a appuyé son front contre la vitre.
— On ne le connaissait pas vraiment, hein ? a-t-elle dit doucement.
— Non, c’est vrai.
— Maia, est-ce que je peux te poser une question ?
— Bien sûr.
— Tu ne t’es jamais demandé d’où tu viens ? Qui sont tes parents biologiques ?
— Je me suis interrogée, évidemment, mais Pa était tout pour moi. Mon père, c’était lui. Et donc, à aucun moment, je n’ai eu besoin – ou envie – de chercher plus loin.
— Tu crois que tu culpabiliserais si tu voulais en savoir plus ?
— C’est possible. Mais Pa m’a toujours suffi et je ne peux pas imaginer un parent plus aimant ou plus attentionné.
— Oui, je comprends. Vous avez toujours été très proches, tous les deux. Peut-être parce que tu étais l’aînée.
— Il t’aimait, toi aussi. Chacune d’entre nous avait une relation unique avec lui.
— Je sais bien, a répondu Tiggy d’une voix calme. Mais ça ne m’empêche pas de me demander d’où je viens. J’avais pensé en parler à Pa mais je ne voulais pas le contrarier, alors je ne l’ai pas fait. De toute façon, c’est trop tard maintenant.
Elle a étouffé un bâillement.
— Ça ne t’ennuie pas si je vais me reposer dans ma chambre ? C’est peut-être le contrecoup, ou alors parce que je n’ai pas pris un jour de congé depuis des semaines, mais je suis épuisée.
— Pas de problème. Va t’allonger, Tiggy.
Elle a traversé la pièce d’un pas léger.
— À tout à l’heure, a-t-elle dit à la porte.
— Dors bien.
Je me suis retrouvée seule de nouveau. Et aussi, curieusement, agacée. Je me faisais peut-être des idées, mais Tiggy semblait distante, encore plus que d’habitude, presque indifférente aux événements. Je n’étais pas certaine de ce que j’attendais d’elle. Après avoir tellement appréhendé les réactions de mes sœurs, j’aurais dû me réjouir qu’elle prenne si bien la nouvelle.
Ce qui me perturbait, en vérité, n’était-ce pas que chacune de mes sœurs ait fait sa vie loin de la maison de notre enfance et de Pa Salt ? Tandis que, pour moi, Pa Salt et Atlantis constituaient tout mon univers.
* * *
Star et CeCe sont arrivées en bateau juste après sept heures et j’étais là pour les accueillir. CeCe, peu expansive, m’a laissée l’étreindre brièvement.
— C’est terrible, Maia… Star est bouleversée.
— Je m’en doute, ai-je répondu en voyant Star, debout derrière sa sœur presque jumelle, encore plus pâle que de coutume.
Je lui ai tendu les bras.
— Comment vas-tu ?
— Je suis accablée, a-t-elle murmuré, et sa chevelure splendide, brillante comme un clair de lune, s’est posée un instant sur mon épaule.
— Au moins, on est toutes ensemble, ai-je dit.
Star s’est écartée de moi pour se réfugier auprès de CeCe, qui l’a enveloppée d’un bras protecteur.
— Qu’est-ce qu’il y a à faire ? a demandé CeCe.
Une fois de plus, nous sommes allées nous asseoir au salon et j’ai expliqué les circonstances de la mort de Pa ainsi que son souhait d’être enterré discrètement sans qu’aucune de nous ne soit présente.
— Et son cercueil ? Qui l’a jeté à la mer ? a demandé CeCe.
Elle était la seule d’entre nous à oser se montrer si froide, si rationnelle. Non qu’elle fût insensible, je la connaissais. Elle voulait simplement tout savoir jusque dans les moindres détails.
— Je n’ai pas posé la question, à vrai dire. Sans doute un membre de l’équipage du Titan.
— Et ça s’est passé à quel endroit ? Près de Saint-Tropez où le yacht était amarré ? Non, ils ont dû s’éloigner au large…
CeCe exigeait vraiment qu’on lui raconte tout par le menu, et Star et moi étions mal à l’aise.
— D’après Ma, il y avait un cercueil en plomb à bord du Titan. Mais où exactement il a été jeté, je l’ignore, ai-je répondu, espérant mettre fin aux questions inquisitrices de CeCe.
— Et l’avocat va nous dire exactement ce que contient le testament de Pa Salt ? a-t-elle insisté.
— Oui, j’imagine.
— Il est fort possible qu’il ne nous ait rien laissé, a-t-elle dit en haussant les épaules. Il tenait absolument à ce qu’on se débrouille pour gagner notre vie, vous vous rappelez ? C’était une obsession chez lui. Ça ne m’étonnerait pas qu’il ait tout légué à une association caritative, a-t-elle ajouté.
Même si je comprenais que le manque de tact habituel de CeCe était exacerbé en ce moment et lui permettait de masquer son profond chagrin, je ne pouvais pas en supporter plus. Sans réagir à sa remarque, je me suis adressée à Star, qui, assise à côté d’elle sur le canapé, gardait le silence.
— Comment tu te sens ?
— Je…
— Elle est sous le choc, comme nous toutes, est intervenue CeCe avant que Star ne puisse répondre. Mais on va traverser ça ensemble, hein ?
Elle a tendu sa main bronzée pour l’enlacer aux doigts effilés et pâles de Star.
— C’est vraiment dommage, parce que j’avais une bonne nouvelle à annoncer à Pa.
— Laquelle ? ai-je demandé.
— J’ai été acceptée au Royal College of Art, à Londres, en septembre.
— C’est formidable, CeCe !
Je n’avais jamais très bien compris le but de ses « installations » bizarres, préférant un style d’art plus traditionnel, mais je savais qu’elle était passionnée et j’étais heureuse pour elle.
— Oui, on est contentes, pas vrai ? a-t-elle dit à l’adresse de Star.
— Oui, a répondu Star docilement – mais son visage la trahissait et j’ai vu ses lèvres trembler.
— On va s’installer à Londres. Enfin, s’il reste de l’argent une fois qu’on aura payé l’avocat de Pa.
— Franchement, CeCe, ai-je dit, à bout de patience, ce n’est pas le moment de penser à ce genre de choses.
— Je suis désolée, Maia, mais tu me connais… J’adorais Pa. C’était quelqu’un de si brillant, et il m’a toujours encouragée dans mon travail.
L’espace d’un instant, j’ai vu passer une lueur fragile, peut-être aussi de la peur, dans les yeux noisette de CeCe.
— Oui, il était unique en son genre, ai-je répondu.
— Bon. Dis donc, Star, si on allait défaire nos bagages ? a proposé CeCe. À quelle heure est le dîner, Maia ? On a un peu faim toutes les deux.
— Je vais dire à Claudia de se dépêcher. Électra ne sera pas là avant un moment et nous n’avons toujours aucune nouvelle d’Ally.
— À tout à l’heure, alors, a dit CeCe en se levant, aussitôt imitée par Star. Si je peux faire quoi que ce soit, n’hésite pas à me demander, a-t-elle ajouté.
CeCe m’a souri tristement. Malgré son manque de délicatesse, je savais qu’elle était sincère.
Un fois Star et CeCe parties, je me suis interrogée sur la relation qui unissait ma deuxième et ma troisième sœurs. J’en avais souvent parlé avec Marina et elle partageait mon inquiétude. Star avait grandi dans l’ombre de CeCe et de sa forte personnalité.
— Star semble incapable d’avoir sa propre opinion sur quoi que ce soit, avais-je remarqué maintes fois. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle pense vraiment. Ça ne me paraît pas très sain…
Marina était de mon avis, mais quand j’en avais parlé à Pa Salt, il s’était contenté de sourire d’un air mystérieux et m’avait répondu de ne pas m’inquiéter.
— Star est un ange. Un jour, elle déploiera ses ailes, tu verras.
Cela ne m’avait pas rassurée car, si Star s’appuyait sur CeCe, il était évident qu’en dépit de l’assurance de cette dernière, elles avaient besoin l’une de l’autre. Et si Star, un jour, s’envolait comme l’avait prédit Pa, CeCe serait complètement perdue.
* * *
L’atmosphère était lugubre au repas, ce soir-là. Tout, dans cette maison, nous rappelait l’ampleur de notre perte. Marina s’évertuait à nous remonter le moral, nous interrogeant à tour de rôle sur nos vies respectives, mais nos pensées revenaient sans cesse à Pa et nos yeux s’emplissaient de larmes. Au bout d’un moment, elle a fini par renoncer, et le silence est tombé.
— J’ai hâte qu’Ally arrive, a déclaré Tiggy tout à trac. Tant qu’elle ne sera pas là, nous ne saurons pas ce que Pa voulait nous dire. Sur ce, excusez-moi, mais je vais me coucher.
Elle nous a embrassées avant de quitter la pièce, suivie de CeCe et de Star quelques minutes plus tard.
— Elles sont bouleversées, a murmuré Marina, quand nous nous sommes retrouvées seules toutes les deux autour de la table. Tiggy a raison : il faut vraiment réussir à prévenir Ally pour que les choses avancent, et le plus tôt sera le mieux.
— Elle n’a pas de réception sur son portable, apparemment, ai-je dit. Tu dois être complément épuisée, Ma. Va te coucher et j’attendrai Électra.
— Tu es sûre, ma chérie ?
— Absolument, l’ai-je assurée, sachant que Marina avait toujours trouvé ma sœur cadette difficile.
— Merci, Maia, a-t-elle dit, sans discuter.
Elle s’est levée de table et est sortie après m’avoir donné un baiser.
J’ai aidé Claudia à débarrasser, contente d’être occupée en attendant Électra. Claudia n’avait jamais été très bavarde, mais ce soir, même silencieuse, je trouvais sa compagnie réconfortante.
— Je ferme, mademoiselle Maia ? a-t-elle demandé.
— Non, vous avez eu une longue journée. Allez vous coucher, je le ferai.
— Comme vous voulez. Gute Nacht, a-t-elle dit en partant.
J’ai erré dans la maison, sachant qu’Électra n’arriverait pas avant au moins deux heures du matin. Comme je m’étais levée tard, exceptionnellement, je n’avais pas sommeil. Alors que j’approchais de la porte du bureau de Pa, j’ai eu envie d’entrer, poussée par le besoin de sentir sa présence. La porte était fermée à clé.
J’ai été à la fois étonnée et contrariée. Durant les longues heures qu’il y passait quand il travaillait à la maison, sa porte nous était toujours ouverte. Il m’accueillait avec un grand sourire quand il m’entendait frapper timidement, et je ne me lassais pas d’aller m’y asseoir. Cette pièce, c’était lui. Non pas les rangées d’ordinateurs sur le bureau ni l’écran au mur, prêt pour une vidéo-conférence. Je m’intéressais surtout à ses objets personnels, autant de trésors posés au hasard sur les étagères. De simples souvenirs, qu’il rapportait de ses voyages aux quatre coins du monde : entre autres, une Madone miniature dans un cadre doré qui tenait dans le creux de la main, un violon ancien, une pochette en cuir élimé et un livre, en piteux état, d’un poète anglais dont je n’avais jamais entendu parler.
Rien de rare ou de précieux à ma connaissance, seulement des choses qui avaient une valeur sentimentale pour lui. Je ne doutais pas qu’un homme tel que Pa aurait pu remplir notre demeure d’œuvres d’art inestimables et de meubles anciens s’il l’avait souhaité, mais en réalité, il se livrait très peu à ce genre de commerce. Au contraire, j’ai toujours pensé qu’il avait horreur de ces biens qu’on dit « de valeur ». Il ridiculisait haut et fort les gens riches qui achètent des tableaux célèbres à des prix exorbitants, et m’expliquait que la plupart finissaient cachés au fond de chambres fortes pour qu’on ne les vole pas.
— L’art devrait être accessible à tous, me disait-il. C’est un cadeau de l’âme du peintre. Tout ce qu’on est obligé de dissimuler n’a aucune valeur.
Quand j’avais osé lui faire remarquer que lui-même possédait un jet privé et un yacht fabuleux, il m’avait dévisagée d’un air sévère.
— Mais, Maia, ne vois-tu pas que ce ne sont que des modes de transport ? Ils offrent un moyen pour parvenir à une fin. Et s’ils partaient en fumée demain, je pourrais les remplacer facilement. J’ai six chefs-d’œuvre, mes filles, et cela me suffit. C’est tout ce qui vaut la peine d’être gardé précieusement. Ceux qu’on aime sont irremplaçables, Maia. Tu ne l’oublieras pas, n’est-ce pas ?
Ces paroles, qui remontaient au début de mon adolescence, m’avaient marquée. Si seulement je m’en étais souvenue ensuite, peut-être auraient-elles pu m’éviter la terrible décision qui avait fait basculer ma vie.
Émotionnellement vidée, je me suis éloignée du bureau de Pa. Je ne comprenais toujours pas pourquoi il était fermé à clé et je me suis promis d’interroger Marina dès que possible. De retour au salon, j’ai contemplé une photo qui datait de quelques années. On voyait Pa, sur le Titan, appuyé au bastingage, entouré de ses filles. Il souriait, les traits détendus, ses cheveux épais et grisonnants balayés par la brise marine. Le soleil avait hâlé son corps encore musclé et vigoureux.
Il était beaucoup plus grand que nous toutes, à l’exception d’Électra qui mesurait plus d’un mètre quatre-vingts elle aussi.
— Mais qui étais-tu ? ai-je demandé à la photo en fronçant les sourcils.
Désœuvrée, j’ai allumé la télévision, passant d’une chaîne à une autre pour trouver les informations. Comme d’habitude, le journal s’attardait sur la guerre, la souffrance et la destruction, et j’allais zapper quand on a annoncé que le corps de Kreeg Eszu, patron d’une immense entreprise internationale de communications, avait été découvert dans une crique sur une île grecque.
Mon cœur s’est aussitôt mis à battre la chamade, non seulement parce que mon père, tout comme Kreeg Eszu, reposait éternellement au fond de l’océan, mais aussi parce que cette nouvelle me touchait d’une autre manière.
D’après sa famille, Kreeg Eszu venait d’apprendre qu’il était atteint d’un cancer en phase terminale, et, à la suite de ce diagnostic, il avait décidé de mettre fin à ses jours. Son fils, Zed, qui travaillait avec lui depuis de nombreuses années, lui succéderait sans délai au poste de directeur général. Une photo de Zed est apparue à l’écran et j’ai fermé les yeux instinctivement.
Mon Dieu. Pourquoi le sort choisissait-il ce moment pour me rappeler un homme que j’essayais désespérément d’oublier depuis quatorze ans ?
Ainsi, nous avions tous les deux perdu notre père à quelques heures d’intervalle. Et les circonstances de leur décès présentaient une étrange ressemblance.
Je me suis levée pour faire les cent pas, tout en m’efforçant de me débarrasser de cette image qui le montrait encore plus beau que dans mon souvenir.
Rappelle-toi le mal qu’il t’a fait, Maia, me suis-je dit. C’est fini, il y a des années que c’est fini. Quoi qu’il arrive, il ne faut pas raviver les mauvais souvenirs.
Mais quand je me suis laissée tomber sur le sofa, épuisée, je savais bien que jamais je ne pourrais oublier.