31
Paris, novembre 1928
Le professeur Landowski frappa un grand coup sur son établi pour marquer son soulagement.
— Le corps de la statue est enfin terminé. Mais, maintenant, ce fou de Brésilien me demande de façonner un modèle réduit de la tête et des mains du Christ. La tête fera plus de quatre mètres de haut et tiendra tout juste dans l’atelier. Les doigts toucheront presque le plafond. C’est ce qu’on pourra appeler l’imposition des mains du Christ sur nous tous, ici, plaisanta Landowski. Da Silva Costa m’a expliqué qu’il découpera ensuite ma création, comme une côte de bœuf, pour la transporter en bateau à Rio de Janeiro. Je n’ai jamais travaillé de cette façon auparavant. (Il poussa un soupir.) Mais je devrais peut-être m’en remettre à sa folie…
— Vous n’avez probablement pas le choix, souligna Laurent.
— Oui, c’est mon gagne-pain, Brouilly. Même si je ne peux accepter aucune autre commande tant que la tête et les mains de Notre Seigneur tiendront toute la place ici. Allez… Apportez-moi les moulages des mains des deux jeunes filles que vous avez réalisés.
Laurent alla chercher les moulages dans l’entrepôt et les posa devant Landowski. Les deux hommes les examinèrent intensément.
— Les doigts sont aussi beaux et fins chez l’une que chez l’autre mais ce que je dois visualiser, c’est l’effet que nous obtiendrons sur une main longue de plus de trois mètres… commenta Landowski. Alors, Brouilly, n’y a-t-il personne qui vous attende chez vous ?
Landowski signalait ainsi à Laurent qu’il désirait rester seul.
— Si, bien sûr, professeur. À demain.
En sortant de l’atelier, Laurent trouva le jeune garçon que Bel avait sauvé en train de contempler le firmament, sur le banc de pierre de la terrasse. Il faisait frais, mais le ciel était dégagé et les étoiles formaient une voûte parfaite au-dessus d’eux. Laurent s’assit à côté de lui et l’observa.
— Tu aimes les étoiles ? demanda-t-il, bien qu’il eût compris depuis longtemps qu’il n’obtiendrait jamais aucune réponse.
Le garçon lui fit un petit sourire et hocha la tête.
— Voilà la ceinture d’Orion, dit Laurent en montrant une constellation du doigt. Et là, les Sept Sœurs, serrées les unes contre les autres, avec leurs parents, Atlas et Pléioné, plus haut, qui veillent sur elles.
Laurent remarqua que le jeune garçon suivait son doigt des yeux et l’écoutait attentivement aussi poursuivit-il :
— Mon père s’intéressait à l’astronomie. Il possédait un télescope qu’il gardait dans le grenier, au dernier étage de notre château. De temps en temps, il le montait sur le toit si la nuit était claire, et il m’initiait à l’astronomie. Une fois, j’ai vu une étoile filante, c’était la chose la plus magique que j’avais jamais vue. Est-ce que tu connais tes parents ? ajouta-t-il en se tournant vers le garçon
Celui-ci fit semblant de n’avoir pas entendu et continua à contempler le ciel.
— Bon, je dois y aller. Bonsoir.
Laurent lui donna une petite tape sur la tête et se mit en route pour Montparnasse. Arrivé dans sa mansarde, il vit une forme blottie dans son lit et une autre endormie sur un matelas par terre. Cela n’avait rien d’inhabituel, surtout maintenant qu’il passait si souvent la nuit dans l’atelier de Landowski, mais ce soir, il se sentait très fatigué et n’avait pas envie de compagnie. Depuis qu’Izabela Bonifacio s’était embarquée sur le paquebot qui la ramenait au Brésil, il semblait avoir perdu sa joie de vivre coutumière. Même Landowski avait noté qu’il était plus silencieux qu’à son habitude et lui en avait fait la remarque.
Il se dirigea vers son lit et secoua l’envahisseur, mais pour toute réponse l’homme émit un grognement, souffla une haleine empestant l’alcool, puis roula sur le côté. Résigné, Laurent poussa un long soupir et décida de lui accorder encore deux heures de sommeil pour dessoûler pendant qu’il allait dîner.
Les conversations enjouées emplissaient, comme toujours, les rues étroites de Montparnasse. Malgré le froid, les terrasses des cafés étaient bondées et Laurent fut désagréablement assailli par la cacophonie de musiques émanant des bars. D’ordinaire, l’animation qui régnait à Montparnasse le grisait, mais ces derniers temps, la gaieté environnante l’irritait. Comment était-il possible que tout ce monde soit heureux alors qu’il se sentait incapable, lui, de sortir de sa torpeur et d’oublier sa détresse ?
Laurent ne s’arrêta pas à La Closerie des Lilas, où il connaissait trop d’habitués et se laisserait entraîner dans une conversation assommante. Il s’achemina vers un établissement plus calme, s’installa sur un tabouret au bar et commanda une absinthe qu’il avala d’un coup sec. En promenant son regard autour des tables, il aperçut immédiatement une brunette au teint mat qui lui rappela Izabela. Cependant, de plus près, il se rendit compte que les traits de la jeune fille n’étaient pas aussi fins, et ses yeux dépourvus de douceur. Mais depuis que Bel était partie, il croyait la voir partout.
Penché sur un deuxième verre d’absinthe, il fit le point sur sa situation. Il s’était acquis une réputation de Don Juan, homme charmant et séduisant, envié de ses amis car il semblait n’avoir qu’à battre des paupières pour séduire toutes les femmes qu’il désirait. Oui, il en avait bien profité, il aimait beaucoup les femmes. Pas seulement leur corps, mais leur esprit aussi.
Quant à l’amour… À deux reprises, il avait peut-être ressenti cette émotion qui faisait couler tant d’encre chez les grands écrivains et que certains artistes passaient toute une vie à essayer de cerner. Mais chaque fois, son émoi s’était vite estompé et Laurent en était venu à croire qu’il ne connaîtrait jamais le véritable amour.
Jusqu’à l’arrivée d’Izabela…
Lors de leur première rencontre, il avait usé de ses méthodes habituelles et pris plaisir à la voir rosir tandis qu’elle tombait sous son charme. Cela n’avait rien d’étonnant, il avait joué ce jeu bien souvent auparavant et y excellait. Si Izabela n’avait été qu’une de ses conquêtes banales, après l’avoir capturée dans ses filets, elle aurait perdu tout intérêt à ses yeux et il serait passé à la suivante.
Et puis, brusquement, il avait pris conscience qu’elle allait partir, et que, pour la première fois peut-être, il était sincèrement amoureux. C’est alors qu’il avait fait sa seule et unique déclaration, exposant son cœur à nu et lui demandant de rester à Paris.
Et elle l’avait repoussé.
Pendant les jours qui avaient suivi son départ, il avait d’abord cru qu’il souffrait parce qu’une femme n’avait pas succombé à ses avances, ce qui ne lui était jamais arrivé. Peut-être était-elle encore plus désirable à ses yeux en lui restant inaccessible. L’amour impossible… D’autant plus tragique qu’elle s’embarquait pour enchaîner sa vie, par devoir, à un homme qu’elle n’aimait pas.
Mais ce n’était pas cela. Huit semaines plus tard, bien qu’il ait attiré d’autres femmes dans son lit pour tenter de l’oublier – sans succès – et qu’il se soit enivré au point de dormir toute la journée du lendemain – ce qui avait provoqué la colère de Landowski –, il pensait toujours à Izabela, à chaque instant. Dans l’atelier, il se perdait dans de longues rêveries, la revoyant assise devant lui, si belle et si sereine, quand il pouvait l’admirer pendant des heures. Que n’avait-il pas plus savouré ces moments ! Elle ne ressemblait à aucune des femmes qu’il avait connues, avec son innocence, sa profonde bonté… Pourtant, le premier jour, alors qu’il ébauchait son portrait, il avait aussi décelé chez elle un tempérament passionné et une soif de découvrir tout ce que la vie pouvait offrir. Et sa gentillesse, ce soir-là, quand elle avait pris tendrement le jeune garçon dans ses bras, sans se soucier des convenances…
Oui, c’était une déesse, décida Laurent en commandant aussitôt un autre verre.
La nuit, une fois couché, il se remémorait leurs conversations. Comme il s’en voulait d’avoir joué avec elle et délibérément heurté sa sensibilité ! Il aurait aimé pouvoir revenir en arrière. Retirer, par exemple, les allusions grivoises qui l’avaient gênée. Elle ne méritait pas pareil traitement.
Et maintenant, elle était partie à jamais. Il était trop tard.
Du reste, qu’avait-il à offrir à une femme comme elle ? Une mansarde vulgaire et sale, où même le lit était loué à l’heure, aucun revenu stable, et une réputation de coureur de jupons dont elle avait sûrement eu vent lors de ses passages à Montparnasse. Laurent avait surpris le regard narquois que Margarida Lopes de Almeida posait sur lui, et il ne doutait pas que celle-ci ait livré son opinion à Izabela.
Avant que l’absinthe ne l’abrutisse complètement et ne le jette à bas de son tabouret, il se fit servir de la soupe, et, pour la énième fois, se demanda s’il devrait envoyer la lettre qu’il ne cessait de reformuler dans sa tête depuis le départ de Bel. Mais, bien sûr, il savait qu’il risquait de la compromettre si une telle missive tombait entre de mauvaises mains.
Était-elle déjà mariée ? Si non, tout n’était pas perdu… En proie à la torture, il avait voulu questionner Margarida, mais elle ne venait plus à l’atelier. Il avait entendu dire à Montparnasse qu’elle était partie avec sa mère à Saint-Paul-de-Vence pour profiter de la douceur de la saison.
— Brouilly.
Au contact d’une main sur son épaule, il tourna ses yeux injectés de sang vers la voix.
— Comment vas-tu ?
— Bien, Marius, répondit-il. Et toi ?
— Comme d’habitude : pauvre, ivre et à la recherche d’une femme. Mais pour l’instant, je me contenterai de ta compagnie. Tu reprends un verre ?
Marius approcha un tabouret. Encore un artiste inconnu parmi tant d’autres à Montparnasse, à qui l’alcool bon marché, le sexe et le rêve d’un avenir brillant permettaient de supporter une existence médiocre. Pensant à l’individu qui avait pris possession de son lit, dans la mansarde immonde, Laurent choisit de rester au bar jusqu’à l’aube, pour finir dans la rue et s’endormir là où il tomberait.
— Oui. Une absinthe.
* * *
Cette nuit-là marqua le début d’un week-end pendant lequel il but comme un désespéré pour tenter de noyer son chagrin. Quand il entra en titubant dans l’atelier de Landowski, les yeux troubles, il avait tout oublié de ses frasques.
— Tiens, un revenant, dit Landowski au jeune garçon, qui, assis sur un tabouret, le regardait travailler avec fascination.
— Mon Dieu, professeur, comme vous avez avancé !
Laurent, stupéfait de découvrir l’énorme main du Christ, s’imagina que Landowski n’avait pas quitté son poste depuis quarante-huit heures.
— Voilà cinq jours que nous ne vous avons pas vu, il fallait bien que quelqu’un s’attelle à l’ouvrage. Le gamin et moi, nous étions sur le point de partir explorer les caniveaux de Montparnasse à votre recherche.
— Quoi ? Nous sommes mercredi ? demanda Laurent, incrédule.
— Absolument, répondit Landowski qui reporta son attention sur l’immense forme blanche et découpa au scalpel le plâtre de Paris encore humide. Maintenant, je vais modeler les ongles de Notre Seigneur, expliqua-t-il au garçon, ignorant délibérément Laurent.
Quand Laurent revint de la cuisine, après s’être aspergé le visage et avoir bu deux verres d’eau pour essayer de soulager son mal de tête, Landowski déclara sans même le regarder :
— Comme vous pouvez le constater, je me suis trouvé un nouvel assistant. Lui, au moins, il ne disparaît pas pendant cinq jours pour rentrer encore ivre de la veille, ajouta-t-il en faisant un clin d’œil au garçon.
— Je vous prie de m’excuser, professeur, je…
— Assez ! Vous devez comprendre que je ne tolérerai plus ce comportement, Brouilly. J’avais besoin de vous et vous ne vous êtes pas montré. Je vous interdis de toucher les mains de mon Christ dans votre état. Allez voir ma femme à la maison, et dites-lui que j’exige que vous dormiez pour dessoûler.
— Oui, professeur.
Rouge de honte, Laurent sortit de l’atelier et s’exécuta. Amélie, la femme de Landowski, toujours très indulgente, lui offrit un lit.
Il se réveilla quatre heures plus tard, prit une douche froide et, après avoir bu un bol de soupe préparée par Amélie, arriva à l’atelier plus dispos.
— Voilà qui est mieux, dit le professeur en hochant la tête. Maintenant, vous êtes capable de travailler.
La main géante avait acquis un index. Le garçon ne décollait pas du tabouret, observant intensément Landowski.
— Allez, on attaque l’annulaire. Je me sers de ceci comme modèle.
Landowski désigna l’un des moulages que Laurent avait réalisés des mains d’Izabela et de Margarida.
— Lesquelles avez-vous choisi ? demanda Laurent en s’approchant
— Je n’en ai aucune idée, elles ne portent pas de nom. C’est peut-être mieux ainsi. Après tout, ces mains appartiennent au Christ et à Lui seul.
Examinant le moulage, Laurent chercha la fissure du petit doigt qu’il avait cassé en retirant le moule de la main de Margarida. Il ne la trouva pas.
Il éprouva alors un immense plaisir à l’idée que le Christ, tout là-bas à Rio, étendrait sur le monde les mains d’Izabela.