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Curieusement, j’ai dormi cette nuit-là d’un sommeil profond et paisible dont je suis sortie revigorée. Je suis restée un moment allongée à contempler le plafond de ma chambre, passant en revue mes découvertes de la veille.
Ce que j’avais appris ne me perturbait pas autant que j’aurais pu l’imaginer ; c’était comme si, quelque part dans mon ADN, je l’avais toujours su. En fait, inconsciemment, je l’avais déjà intégré en partie dans ma vie. Néanmoins, je n’en revenais pas d’avoir vu la maison où j’étais peut-être née. Une énorme, somptueuse bâtisse, d’après la vue aérienne de Google Earth. Pourquoi, compte tenu de ce luxe apparent, Pa Salt en avait-il arraché le bébé que j’étais ?
C’était tout de même incroyable, pensais-je un peu plus tard, dans la cuisine, en buvant mon thé à petites gorgées. Il suffisait que je saute dans un avion et, moins de vingt-quatre heures après, je pourrais à la porte de mon passé.
Casa das Orquídeas, Laranjeiras, Rio de Janeiro, Brésil.
J’ai essayé de me remémorer dans les détails la conversation que j’avais eue avec Pa quand je m’étais inscrite à l’université. Les langues m’intéressaient, et parmi toutes celles que j’envisageais d’étudier, il m’avait encouragée à choisir le portugais. Avec quelle facilité je l’avais appris ! Les mots me venaient naturellement, presque comme dans ma langue maternelle.
Je suis ensuite allée au salon pour examiner le petit carreau de céramique qui était resté dans l’enveloppe. Je comprenais mieux, à présent, pourquoi il portait au verso une inscription en portugais. Quelques lettres seulement demeuraient lisibles, et une date – 1929 –, mais il était impossible de déchiffrer l’ensemble.
Un frisson m’a soudain parcourue, en même temps qu’une idée jaillissait dans mon esprit. Mais je l’ai aussitôt réprimée. Non, je ne pouvais pas partir au Brésil, comme ça, sur un coup de tête…
Et pourquoi pas ?
J’ai réfléchi, plus calmement, et j’ai fini par décider que oui, un jour peut-être, je ferais le voyage. Après tout, j’avais une bonne raison, puisque je traduisais des auteurs brésiliens. Je pourrais rencontrer l’éditeur de Floriano Quintelas et lui demander de me mettre en relation avec d’autres écrivains.
Mon portable m’a prévenue de la réception d’un nouveau message. Je ne m’étais pas attendue à entendre cette voix, une voix que je ne connaissais que trop bien.
« Maia, salut, c’est moi, Zed. J’espère que tu te souviens de moi… » Il a lâché un petit rire avant de continuer : « Je ne sais pas si tu es au courant, pour mon père. À vrai dire, nous avons du mal à nous remettre de cette tragédie. Je ne t’aurais pas appelée pour te l’annoncer, mais j’ai appris hier, par un ami marin, que ton père aussi était récemment décédé. Je dois me rendre à Genève dans les jours qui viennent et j’ai eu soudain très envie de te revoir. On pourrait pleurer dans les bras l’un de l’autre… La vie est bizarre, non ? Tu n’habites peut-être plus là, mais je te ferai signe. J’ai encore ton fixe quelque part, alors si tu ne réponds pas à ce message, je tenterai ma chance au numéro de la célèbre Atlantis. Je suis vraiment désolé pour ton père. Prends soin de toi. »
Un bip a signalé la fin du message. Je m’étais figée sur place, pétrifiée au son de cette voix que je n’avais pas entendue depuis quatorze ans.
— Oh, mon Dieu, ai-je murmuré, affolée par la vision de Zed se présentant à ma porte dans un jour ou deux.
Je me sentais comme un lapin pris dans la lumière des phares et j’avais envie de courir me cacher au fond de mon lit à l’idée que, peut-être, il était déjà arrivé à Genève, qu’il serait là d’une seconde à l’autre… Cette pensée m’a traversée comme une décharge électrique.
Je devais immédiatement dire à Marina et à Claudia de ne parler de moi à personne au téléphone !
Et si Zed débarquait sans prévenir ? Il savait où se trouvait Atlantis, je lui avais suffisamment décrit la propriété et ses environs.
Il faut que je parte d’ici. Mes jambes m’obéissant enfin, je me suis mise à arpenter le salon de long en large, en proie à une folle angoisse. Je repensais aux invitations lancées par mes sœurs et me demandais laquelle saisir.
Aucune ne me tentait. J’ai imaginé alors retourner chez Jenny, à Londres, et attendre là-bas que le danger soit écarté.
Mais jusqu’à quand ? Zed resterait peut-être un certain temps à Genève. Il y avait fort à parier que l’immense fortune de son père reposait entre les mains et dans les coffres des banquiers suisses.
— Pourquoi maintenant ? ai-je gémi en m’adressant au Ciel.
Juste au moment où j’avais besoin de réfléchir calmement, de me recentrer. Mais je devais absolument partir. De cela je n’avais aucun doute : le revoir me briserait, d’autant que la mort de Pa m’avait déjà fragilisée.
Mon regard s’est arrêté sur la table basse, et, instinctivement, j’ai tendu la main pour caresser le carreau de céramique. J’ai alors laissé se répandre en moi, lentement, l’idée qui commençait à germer dans mon esprit.
Si je voulais mettre le plus de distance possible entre Zed et moi, le Brésil, évidemment, m’offrait une excellente solution. Je pouvais emporter mon ordinateur et travailler là-bas. Pourquoi pas ?
— Oui, Maia, pourquoi pas ? ai-je dit à voix haute.
* * *
Une heure plus tard, j’entrais dans la cuisine de la maison et demandais à Claudia où était Marina.
— Elle est partie faire des courses à Genève. Voulez-vous que je lui transmette un message ?
J’ai pris mon courage à deux mains.
— Oui. Dites-lui que je pars ce soir, pour deux semaines au moins. Ah oui, aussi… Si quelqu’un me demande au téléphone ou vient me voir ici, répondez que je serai absente pendant quelque temps.
La surprise est apparue sur le visage de Claudia, d’ordinaire impassible.
— Où allez-vous ?
— Je pars, c’est tout, ai-je répondu d’une voix neutre.
— Bon…
J’ai attendu une suite, mais Claudia n’a rien ajouté.
— Je vais préparer mes bagages. Pouvez-vous prévenir Christian, quand il sera de retour, pour qu’il soit prêt à me conduire à Genève vers quinze heures ?
— Je vous prépare un déjeuner ?
J’avais l’estomac tellement noué que je me savais incapable de rien avaler.
— Non, merci. Je passerai dire au revoir tout à l’heure. Surtout, n’oubliez pas, Claudia. Si quelqu’un téléphone, je ne suis pas là.
— J’ai compris, Maia. Vous l’avez déjà dit.
J’ai quitté Atlantis deux heures plus tard, après avoir pris un billet d’avion et réservé un hôtel, munie d’une valise dans laquelle j’avais jeté quelques affaires à la hâte. À bord de la vedette qui filait sur le lac, je me suis soudain demandé si je partais pour échapper à mon passé ou pour le rechercher.