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Quand mon portable a sonné à deux heures du matin, j’étais allongée sur mon lit mais je ne dormais pas. Je me demandais pourquoi je n’arrivais pas à me laisser aller et à pleurer la mort de Pa. En voyant que c’était un appel de Tiggy, j’ai été prise d’une nausée.
— Allô ?
— Maia, je suis désolée de t’appeler si tard, mais je viens juste d’écouter ton message. La réception ici est très mauvaise. Que se passe-t-il ? Tu vas bien ?
La voix légère et douce de Tiggy m’a fait chaud au cœur.
— Oui, moi, ça va, mais…
— C’est Pa Salt ?
— Oui, ai-je dit d’une voix étranglée. Comment le sais-tu ?
— Je ne le savais pas. D’ailleurs, je ne le sais toujours pas. Mais j’ai eu une drôle d’impression ce matin sur la lande. Je cherchais une des jeunes biches à laquelle on a mis une boucle d’identification il y a quelques semaines. Je l’ai trouvée morte, et tout d’un coup, j’ai pensé à Pa. Après, je me suis dit que j’étais tout simplement contrariée par la mort de la biche et je n’y ai plus prêté attention. Est-ce qu’il… ?
— Tiggy, je suis vraiment, vraiment désolée. Il est mort ce matin. Ou plutôt, hier, ai-je rectifié.
— Oh Maia, non ! Je ne peux pas le croire. Qu’est-ce qui s’est passé ? Il a eu un accident de bateau ? La dernière fois que je l’ai vu, je lui avais dit de ne plus naviguer seul sur le Laser.
— Non, il est mort ici, à la maison. Une crise cardiaque.
— Tu étais avec lui ? Il a souffert ? Je… Ça me rend malade d’imaginer que…
— Non, Tiggy, je n’étais pas là. J’étais partie quelques jours voir mon amie Jenny à Londres. En fait, ai-je ajouté, émue en y repensant, c’est Pa qui m’avait persuadée d’y aller, disant que ça me ferait du bien de m’éloigner d’Atlantis et de changer d’air.
— Oh, Maia, c’est terrible pour toi ! Tu t’absentes si rarement, et la seule fois où tu t’en vas…
— Oui.
— Tu ne crois pas qu’il le savait, n’est-ce pas ? Et qu’il a voulu t’épargner ?
Cette idée m’avait aussi traversé l’esprit, et Tiggy venait de l’exprimer à haute voix.
— Non. C’est un coup de malchance, tout simplement. Mais ne t’inquiète pas… C’est moi, plutôt, qui me fais du souci pour toi. Tu viens d’apprendre la nouvelle et j’aimerais être à tes côtés pour te serrer dans mes bras. Ça va ?
— Sincèrement, je ne sais pas, je n’ai pas encore réalisé. Il faut peut-être que j’attende d’être à la maison. Je vais essayer de prendre un avion demain. Tu l’as déjà dit aux autres ?
— Je leur ai envoyé un texto en leur demandant de me rappeler d’urgence.
— Bon, j’arrive dès que possible. Ça ne va pas être une mince affaire d’organiser l’enterrement.
Je n’ai pas eu le courage de lui annoncer que notre père avait déjà été enterré.
— J’ai hâte de te voir. Maintenant, essaie de dormir si tu peux, Tiggy. Je suis là si tu as besoin de parler, quelle que soit l’heure.
— Merci.
Le tremblement dans sa voix m’a indiqué qu’elle était au bord des larmes et commençait à réaliser.
— Maia, a-t-elle repris, tu sais qu’il n’est pas parti. L’âme ne meurt pas, elle va simplement dans un autre monde.
— Oui, j’espère que c’est vrai. Bonne nuit, Tiggy.
— Sois courageuse, Maia. À demain.
J’ai raccroché et je me suis recouchée, épuisée. J’aurais tellement aimé pouvoir partager la spiritualité fervente de Tiggy et son espoir de vie éternelle. Mais, pour l’heure, je ne voyais aucune raison karmique qui justifiait la mort de Pa Salt.
J’avais peut-être cru, il y avait bien longtemps, en l’existence de Dieu, ou, tout au moins, en une puissance qui dépassait l’entendement. Mais ma foi n’avait guère duré.
Et je savais exactement quand je l’avais perdue.
Si seulement je pouvais réapprendre à ressentir des émotions, et cesser de me retrancher derrière une apparente froideur.
La mort de Pa aurait dû me toucher au plus profond de mon être. Au lieu de quoi, je réagissais avec un détachement qui en disait long sur la gravité de mes problèmes.
Pourtant, je n’avais aucune difficulté à réconforter les autres. Pour toutes mes sœurs, j’étais celle sur qui on pouvait compter. Maia, toujours pragmatique, toujours raisonnable et, comme le soulignait Marina, la plus « forte ».
En vérité, j’étais la plus anxieuse de toutes. Alors que mes sœurs s’étaient envolées du nid, j’étais restée, sous prétexte que Pa avait besoin de moi maintenant qu’il vieillissait. J’avais aussi invoqué une autre raison. J’exerçais un métier qui s’accomplissait dans la solitude.
Paradoxalement, compte tenu du désert qu’était ma vie privée, je passais mes journées au cœur d’un monde romantique et fictif, à traduire des romans russes et portugais.
Pa avait été le premier à remarquer mes talents. Je répétais tout comme un perroquet quand il me parlait dans une langue étrangère. En linguiste accompli, il prenait plaisir à sauter d’une langue à l’autre pour voir si je pouvais le suivre. À douze ans, j’étais trilingue français, allemand et anglais – les trois langues de la Suisse – et je me débrouillais en latin, grec, russe, italien et portugais.
Les langues me passionnaient et j’y voyais un défi qui n’avait pas de limites. Quels que soient mes progrès, je voulais toujours faire mieux et je cherchais le bon mot pendant des heures. Aussi n’avais-je eu aucun doute lorsque j’avais dû opter pour un parcours universitaire.
Mais j’avais demandé à Pa quelle langue en particulier il me conseillerait.
Il s’était tourné vers moi d’un air songeur.
— Maia, c’est ta décision, mais peut-être que tu ne devrais pas choisir celle que tu parles le mieux à présent. Ainsi, tu auras trois ou quatre ans à l’université pour en apprendre et en perfectionner une autre.
— Je ne sais vraiment pas, avais-je soupiré. Je les aime toutes. C’est pour ça que j’ai besoin de ton avis.
— Eh bien, je vais te donner un argument rationnel. Dans les trente années à venir, l’économie mondiale va basculer de façon drastique. Donc, si j’étais toi, comme tu parles déjà couramment trois des principales langues occidentales, j’élargirais mes horizons.
— La Chine et la Russie, tu veux dire ?
— Oui, et l’Inde et le Brésil aussi. Tous les pays dont les ressources sont encore inexploitées et qui ont par ailleurs des cultures fascinantes.
— C’est vrai que j’aime bien le russe, et le portugais aussi. C’est une langue très… très expressive, avais-je terminé après avoir, là encore, cherché le mot juste.
Pa avait souri, satisfait de ma réponse.
— Eh bien voilà. Pourquoi ne pas étudier les deux ? Avec tes capacités naturelles, rien de plus facile. Et je te promets, Maia, que si tu maîtrises l’une de ces langues, ou les deux, le monde t’appartiendra. Peu de gens, à l’heure actuelle, ont une vision de ce que l’avenir nous réserve. Le monde est en train de changer, et tu seras parmi l’avant-garde.
* * *
J’avais la gorge sèche et je me suis levée péniblement pour aller boire un verre d’eau à la cuisine. Je me rappelais combien Pa avait espéré que ces compétences sans pareilles me lancent dans ce monde dont il attendait l’aube avec tant de certitude. À l’époque, je pensais réussir. J’étais prête à tout pour qu’il soit fier de moi.
Mais je m’étais laissée porter par la vie et n’avais pas donné suite à mes projets. Et au lieu d’élargir mes horizons, ces diplômes m’avaient servi d’excuse pour me terrer dans la maison de mon enfance.
Mes sœurs se moquaient de mon existence de recluse quand elles abandonnaient un instant leur vie aux quatre coins du monde pour passer quelques jours avec moi. Elles me mettaient en garde : je ne rencontrerai jamais personne et je finirai vieille fille si je persistais à rester à Atlantis.
Ally m’avait sermonnée la dernière fois que je l’avais vue.
— Tu es si jolie, Maia. Tous ceux qui te croisent le disent, et tu végètes ici, toute seule. Quel dommage !
Mon physique, en effet, voilà ce qu’on remarquait en premier. D’ailleurs, on avait toujours dit « Maia, la beauté », alors qu’Ally était la meneuse, Star la diplomate, CeCe la pragmatique, Tiggy la protectrice, et Électra la boule de feu.
Restait à savoir si ces « titres » nous apporteraient le succès et le bonheur.
Certaines de mes sœurs étaient encore trop jeunes pour pouvoir répondre à cette question et je n’étais pas non plus en mesure de poser un jugement en ce qui les concernait. Quant à moi, mon titre – la beauté – avait été à l’origine du moment le plus douloureux de ma vie. J’étais tout simplement trop naïve à l’époque pour en comprendre la portée. Et maintenant, en voulant cacher cette beauté, c’est moi-même que je devais cacher.
Ces derniers temps, quand Pa venait me rendre visite au Pavillon, il me demandait souvent si j’étais heureuse.
« Bien sûr, Pa. » Ma réponse était toujours positive. Après tout, en apparence, je n’avais aucune raison de ne pas être satisfaite. Je vivais dans l’aisance, avec, à deux pas, deux personnes qui m’aimaient. Le monde, en théorie, était à moi. Je n’avais aucune attache, aucune responsabilité… et pourtant, c’était ce que je désirais le plus.
Il y avait à peine une quinzaine de jours, Pa m’avait encouragée à aller voir mon amie à Londres. Puisque la suggestion émanait de lui et que j’avais passé ma vie d’adulte avec le sentiment de le décevoir, je m’étais évidemment exécutée. J’espérais qu’ainsi, il me croirait « normale », même si je ne parvenais pas à l’être.
Je suis donc partie à Londres… et à mon retour, c’est lui qui nous avait quittées. Pour toujours.
Il était à présent quatre heures du matin. Je suis retournée m’allonger, priant que le sommeil vienne. Mais non. Mon cœur s’est mis à battre rapidement quand j’ai songé que Pa, dorénavant, ne pourrait plus me servir d’excuse pour me terrer ici. Il faudrait peut-être vendre Atlantis. Pa ne m’avait jamais parlé de ce qu’il se passerait après sa mort. Et pour autant que je sache, il n’avait rien dit aux autres non plus.
Quelques heures plus tôt à peine, Pa était encore si présent, si puissant. Une force de la nature qui nous avait guidées d’une main ferme.
Il nous comparait à de beaux fruits dorés qui n’attendaient qu’à être cueillis. Et maintenant que la branche avait été secouée, nous étions toutes tombées, mais la poigne qui nous aurait rattrapées n’était plus là.
* * *
J’ai entendu frapper et je me suis levée en titubant pour aller ouvrir. Juste avant l’aube, désespérée de ne pas réussir à m’endormir, j’avais pris un des somnifères prescrits par le médecin longtemps auparavant, ce que j’ai regretté en voyant qu’il était plus de onze heures.
Marina se tenait derrière la porte, l’air alarmé.
— Maia. Je t’ai appelée sur ton fixe et sur ton portable mais tu n’as pas répondu. Alors je suis venue voir si tout allait bien.
— Excuse-moi, j’ai pris un somnifère qui m’a assommée. Entre, ai-je dit, gênée.
— Non, je te laisse te réveiller tranquillement. Tu viendras à la maison quand tu seras prête ? Tiggy m’a appelée, elle arrive à dix-huit heures. Elle a pu joindre Star, CeCe et Électra qui sont en route. Tu as des nouvelles d’Ally ?
— Je vais regarder si elle m’a laissé un message, sinon je la rappellerai.
— Ça va ? Tu n’as pas bonne mine du tout, Maia.
— Si, si, je t’assure, Ma. J’arrive tout de suite.
J’ai refermé la porte et me suis précipitée dans la salle de bains pour m’asperger le visage d’eau froide. Quand je me suis vue dans le miroir, j’ai compris pourquoi Marina se faisait du souci. En une nuit, d’énormes cernes et des rides autour de mes yeux étaient apparus. Et mes cheveux, d’ordinaire brillants, étaient ternes et gras. Ma belle peau mate, qui se passait le plus souvent de maquillage, m’a frappée par son aspect blême et bouffi.
— Pas vraiment la beauté de la famille, ce matin, ai-je marmonné en me regardant, avant de me mettre à la recherche de mon portable.
Il y avait plusieurs appels manqués, et les réactions de mes sœurs allaient de l’incrédulité au choc. La seule qui n’avait toujours pas répondu à mon texto était Ally. Je lui ai donc laissé un nouveau message.
Dans la grande maison, j’ai trouvé Marina et Claudia qui préparaient les chambres du dernier étage. Malgré son chagrin, Marina semblait contente que ses filles reviennent au bercail. Il était rare que nous soyons toutes réunis sous le même toit. La dernière fois, c’était onze mois plus tôt, en juillet, sur le yacht de Pa, pendant une croisière dans les îles grecques. Pour Noël, nous n’étions que quatre, sans Star ni CeCe qui effectuaient un voyage en Extrême-Orient.
— J’ai demandé à Christian de prendre la vedette pour récupérer les courses que j’ai commandées, a dit Marina. Tes sœurs sont devenues tellement difficiles, avec Tiggy qui est végétalienne, et Électra… sûrement en train de suivre le dernier régime à la mode.
Ma grommelait, mais il était évident que ce chaos soudain la mettait en joie et lui rappelait l’époque où elle s’occupait de nous.
— Claudia s’est levée au petit jour pour cuisiner, mais j’ai pensé que nous devrions faire un repas simple, ce soir, pâtes-salade par exemple.
— Tu sais à quelle heure arrive Électra ? ai-je demandé en entrant dans la cuisine.
— Probablement très tard, dans la nuit. Elle a pu prendre un vol de Los Angeles à Paris d’où elle en attrapera un autre pour Genève.
— Comment tu l’as trouvée ?
— Inconsolable.
— Et Star et CeCe ?
— CeCe s’était déjà occupée de leur voyage à toutes les deux, comme d’habitude. Je n’ai pas parlé à Star mais j’ai eu l’impression que CeCe était traumatisée. Elles sont rentrées du Vietnam il y a seulement dix jours. Mange un peu, Maia, le pain est tout chaud. Je suis sûre que tu n’as rien avalé depuis ce matin.
— Je n’ose pas imaginer dans quel état elles seront, ai-je murmuré en mordant dans la tartine que Marina venait de poser devant moi.
— Fidèles à elles-mêmes. Chacune réagira à sa façon, a répondu Marina, toujours pleine de sagesse.
— Et bien sûr, elles croient qu’elles reviennent pour l’enterrement de Pa, ai-je dit en soupirant. Même s’il s’agit d’un moment terriblement bouleversant, c’est un rite de passage. Nous aurions au moins pu célébrer sa vie, toutes ensemble, et l’enterrer comme il se doit. Et après, si possible, continuer notre vie. Mais elles vont découvrir que le corps de leur père n’est même pas ici.
— Ce qui est fait est fait, Maia, a déclaré Marina tristement.
— Et ses connaissances, ses associés ? Il faudrait au moins les prévenir.
— Georg Hoffman s’occupe de tout ça. Il m’a appelée ce matin pour savoir quand vous seriez toutes réunies. Je lui ai dit que je l’informerai dès que nous aurions contacté Ally. Il vous éclairera peut-être sur les raisons du comportement mystérieux de votre père.
— J’espère que quelqu’un pourra nous l’expliquer, ai-je marmonné d’un ton grave.
— Ça ne te dérange pas si je te laisse manger seule ? J’ai des milliers de choses à faire avant que tes sœurs arrivent.
— Bien sûr. Merci, Ma. Je ne sais pas ce qu’on deviendrait sans toi.
— Et moi sans vous, a-t-elle répliqué en me donnant une petite tape sur l’épaule avant de sortir de la cuisine.