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Après une autre nuit agitée, Bel, qui avait fini par s’endormir à l’aube, s’éveilla épuisée et l’esprit embrumé. Gustavo n’était plus dans le lit à ses côtés. D’ordinaire, il ne se levait jamais avant elle. Peut-être était-il réellement en train de tourner une page, songea-t-elle en passant dans la salle de bains. Lorsqu’elle descendit, elle trouva Luiza seule à la table du petit déjeuner.
— Mon mari et le tien lisent les journaux du matin dans le bureau, annonça Luiza. Gustavo t’a sûrement appris hier que la Bourse de Wall Street s’est à nouveau effondrée. Ils vont bientôt retourner au Sénat pour tenter de sauver les producteurs de café menacés par ce désastre… Comptes-tu te rendre à la Igreja da Glória aujourd’hui ?
À en juger par la façon dont elle avait changé de sujet, la faillite de la moitié du monde ne la concernait visiblement pas.
— Non, je dois aller voir mon père. Comme vous pouvez l’imaginer, il est un peu… inquiet en ce moment, répliqua Bel, imitant la calme indifférence de sa belle-mère.
— Bien sûr. Encore une fois, je le répète, on récolte ce que l’on sème. En ton absence, je te remplacerai donc à l’église pour accomplir le devoir de notre famille.
Stupéfaite, Bel regarda ce monstre d’insensibilité et d’arrogance quitter la pièce. Pareille attitude était d’autant plus insupportable que Luiza devait sa stabilité financière – y compris sa maison entièrement rénovée – au travail d’Antonio.
De rage, Bel attrapa une orange dans le saladier et la jeta contre le mur, au moment même où Gustavo entrait dans la pièce.
Levant un sourcil étonné, il suivit des yeux l’orange qui rebondissait vers la table.
— Bonjour, Izabela, dit-il en se penchant pour ramasser le fruit. Tu t’entraînes au tennis ?
— Pardonne-moi, Gustavo. Ta mère m’a fait une remarque particulièrement désobligeante.
— Ah oui. Elle est sans doute irritable parce que mon père l’a informée ce matin, avant le petit déjeuner, que tu t’occuperais dorénavant des comptes de la maison. Tu vas devoir supporter quelques accès d’humeur, je le crains.
— J’essaierai de faire le dos rond, répondit Bel. Retournes-tu au Sénat ce matin ?
— Oui. Les nouvelles de New York ne sont pas bonnes. Il paraît que les gens se jetaient par les fenêtres à Wall Street. Les pertes se montent à trente milliards de dollars et les cours du café n’ont jamais été aussi bas.
— Mon père avait donc raison de penser que tout est fini pour lui ?
— C’est un immense désastre pour tous les producteurs, et pour l’économie du Brésil en général, expliqua Gustavo. Puis-je te suggérer d’inviter ton père à dîner ce soir ? Je trouverai peut-être un moyen de l’aider… Au moins, mon père et moi pourrons lui rapporter les conclusions du gouvernement s’il n’a pas la force de s’enquérir des nouvelles.
— C’est très aimable à toi, Gustavo. Je vais le voir tout à l’heure et je lui ferai part de ton invitation, répondit Bel avec gratitude.
— Parfait. Et puis-je te dire aussi… que tu es très belle ce matin ? (Gustavo l’embrassa doucement sur le front.) Je serai de retour pour le déjeuner.
Bel téléphona à Gabriela, qui lui apprit qu’Antonio était parti à son bureau. Elle la chargea de transmettre l’invitation de Gustavo à son père. Puis elle monta dans sa chambre et, à la fenêtre, vit Jorge revenir après avoir déposé Maurício et Gustavo au Sénat. Vingt minutes plus tard, la voiture emmenait Luiza.
Bel redescendit, heureuse d’être seule à la maison. Dans le vestibule, sur un plateau en argent, elle aperçut une lettre qui lui était adressée. Elle la prit et sortit sur la terrasse pour la lire.
Appartement 4
48, avenue de Marigny
Paris, France
5 octobre 1929
Ma très chère Bel,
J’ai du mal à croire qu’un an s’est déjà écoulé depuis ton départ. Je t’écris pour t’annoncer que nous allons rentrer à Rio. Pai a terminé son travail ici et souhaite être présent sur le chantier pour superviser l’étape finale de la construction du Cristo. Quand tu liras cette lettre, nous serons déjà au milieu de l’océan. Sache que je pourrai maintenant converser avec toi en français, car je maîtrise bien mieux la langue grâce à mes leçons et à mon activité à l’hôpital. Je suis heureuse et triste à la fois de quitter Paris. Tu te rappelles qu’à notre arrivée, j’avais presque peur de cette ville ; mais aujourd’hui, j’avoue franchement qu’elle me manquera – avec toute sa diversité –, et je redoute de me sentir à l’étroit à Rio en comparaison. Mais il y a aussi tant de choses et de gens que je suis impatiente de retrouver, à commencer par toi, ma très chère amie.
Comment se porte ta mère ? Tu étais inquiète à son sujet dans ta dernière lettre, et j’espère qu’elle s’est complètement rétablie. Figure-toi que j’ai écrit à l’hôpital Santa Casa de Misericórdia pour me lancer dans des études d’infirmière dès mon retour. Malheureusement, je n’ai pas rencontré un marquis français et suis toujours sans prétendant, aussi ai-je décidé, du moins pour l’instant, d’épouser ma carrière.
Comment va Gustavo ? Entendrons-nous bientôt des petits pieds courir dans la maison ? Tu dois avoir hâte d’être mère. Moi aussi, c’est une des raisons qui me donnent envie de me marier.
Notre paquebot doit accoster à la mi-novembre. Je t’appellerai dès mon arrivée et nous aurons tout le temps de bavarder.
Au fait, Margarida t’envoie ses meilleurs sentiments. Elle est toujours à Paris et s’emploie à cultiver ses talents artistiques. Elle m’a dit que le professeur Landowski avait demandé de tes nouvelles. J’ai appris que monsieur Brouilly se trouvait à Rio en ce moment, pour suivre les travaux du Cristo. L’as-tu vu ?
Bien amicalement,
Maria Elisa
Une immense tristesse étreignit Bel au souvenir de l’existence relativement simple qui était la sienne avant son départ pour Paris, dix-huit mois auparavant. Deux parents en bonne santé, son avenir tout tracé – même si elle ne s’en réjouissait guère. À présent, elle était l’épouse d’un homme, la maîtresse d’un autre, sa mère était morte, son père ruiné, et dans son ventre grandissait un enfant qu’elle devait protéger à tout prix. La vie apportait tour à tour plaisir ou souffrance. Rien n’était jamais acquis, et d’un jour à l’autre, tout pouvait basculer.
Elle pensa aux milliers – peut-être des millions – de gens qui, en sécurité hier, s’éveillaient ce matin pour découvrir qu’ils avaient tout perdu.
Et elle, ici, assise dans sa splendide maison… Son mari n’était pas le beau prince qu’elle se représentait quand elle était plus jeune, mais il lui offrait tout ce dont elle avait besoin. De quel droit se plaignait-elle ? Comment pouvait-elle même concevoir de quitter son pauvre père, alors qu’il avait travaillé si dur pour lui garantir cette vie confortable ?
Quant à son bébé… À la pensée qu’elle ait envisagé de s’enfuir à Paris, où l’attendait un avenir incertain et, sans doute, la pauvreté pour cet enfant alors qu’ici il ne manquerait de rien, elle réalisa combien son amour pour Laurent l’avait rendue égoïste.
Le cœur broyé, Bel s’obligea à contempler la décision qui prenait forme dans son esprit. Même si elle était certaine que Gustavo n’était pas le père du bébé, tout porterait à le croire. Elle imagina le visage de son mari quand elle lui annoncerait qu’elle était enceinte. Pour lui qui essayait de prendre un nouveau départ, cette nouvelle serait un formidable encouragement, et Luiza n’aurait plus qu’à s’incliner.
Bel laissa son regard errer dans le vague. Bien sûr, cela voulait dire renoncer à la personne qu’elle aimait le plus au monde… et au bonheur dont ils avaient rêvé ensemble. Mais la vie se réduisait-elle à une recherche de bonheur personnel ? Du reste, serait-elle vraiment heureuse, sachant qu’elle avait abandonné son père, veuf et démuni ? Non, Bel savait qu’elle ne pourrait jamais se le pardonner.
* * *
Antonio vint dîner le soir. Gustavo l’accueillit chaleureusement et les trois hommes s’enfermèrent dans le bureau de Maurício pendant une heure. Quand Antonio en ressortit, suivi de son gendre, il semblait un peu apaisé.
— Ton mari sera peut-être en mesure de me secourir. En tout cas, il a une idée. C’est un début, Izabela, et je vous suis très reconnaissant, senhor, ajouta-t-il en s’inclinant devant Gustavo.
— Il n’y a pas de quoi, Antonio. Vous faites partie de la famille, après tout.
Bel prit une profonde inspiration. Elle devait parler, sans attendre, sinon elle risquait de perdre courage et de changer d’avis.
— Gustavo, puis-je avoir quelques mots avec toi en privé avant le dîner ?
— Bien sûr, ma chérie.
Pendant que Maurício et Antonio passaient dans la salle à manger, Bel entraîna Gustavo au salon et ferma la porte.
— Qu’y a-t-il ? demanda Gustavo, le front soucieux.
— Rien de grave, ne te tracasse pas, répondit vivement Bel. J’espère même que c’est une nouvelle qui te plaira. Je voulais t’en faire part tout de suite, pour que nous puissions l’annoncer ensemble au dîner, si tu le souhaites. Gustavo, j’attends un enfant.
Sur le visage de son mari, l’inquiétude céda aussitôt place à la joie.
— Tu veux dire… Izabela, tu es enceinte ?
— Oui.
— Meu Deus ! J’arrive à peine à y croire ! Quelle merveilleuse nouvelle ! s’exclama-t-il en l’enlaçant avec enthousiasme. Voilà qui réduira ma mère au silence.
— Et réjouira son fils, j’espère.
Un large sourire s’épanouit sur les lèvres de Gustavo.
— Oh oui, querida. Quel bonheur ! Cet événement ne pouvait pas mieux tomber pour notre famille en ce moment. Et pour toi, Izabela, juste après ton deuil. Et bien sûr, pour ton père aussi. Mon père et moi allons pouvoir l’aider. J’ai insisté, ajouta-t-il. Ce n’est que justice, compte tenu de la générosité dont il a fait preuve. Es-tu absolument sûre que tu es enceinte, Izabela ?
— Oui. Le médecin me l’a confirmé. Je suis allée le consulter hier et il m’a téléphoné aujourd’hui.
— Voilà qui explique tout ! s’exclama Gustavo, l’air visiblement soulagé. Hier après-midi, je suis passé te chercher chez ta couturière après la réunion au Sénat. Madame Duchaine m’a dit que tu n’avais pas pris rendez-vous et qu’elle ne t’avait pas vue. Tu étais chez le médecin, c’est ça ?
— Oui, mentit Bel, saisie d’une brusque angoisse.
— Sais-tu que l’espace d’un instant, je t’ai soupçonnée ? L’idée m’est venue que tu pouvais avoir un amant. (Gustavo laissa échapper un petit rire et l’embrassa sur le front.) Comme je suis content de m’être trompé ! Quand le bébé doit-il naître ?
— Dans six mois.
— Alors, le danger est maintenant écarté. Oui, bien sûr, nous devons l’annoncer, déclara-t-il en l’entraînant vers la porte, sautillant de joie comme un enfant. Oh, Izabela, tu es merveilleuse, et tu fais de moi l’homme le plus heureux du monde. Je te le jure, je serai le père que notre enfant mérite. Va vite retrouver les autres dans la salle à manger, je descends à la cave pour chercher une bouteille de notre meilleur champagne !
Il s’éloigna après lui avoir envoyé un baiser du bout des doigts. Bel demeura un instant immobile. Les dés étaient jetés, à présent. Quoi qu’il arrive, elle devrait vivre avec son mensonge jusqu’au jour de sa mort.
* * *
La bonne nouvelle fut fêtée le soir au dîner, et en voyant le visage rayonnant de son père, Bel fut convaincue d’avoir pris la bonne décision. Le sourire glacé de Luiza aussi lui fit éprouver une certaine satisfaction, quoique d’une autre nature.
Après le repas, Gustavo se tourna vers sa femme.
— Il est plus de dix heures, ma chérie, tu dois être épuisée. Viens, dit-il en l’aidant galamment à se lever de table, je t’accompagne à l’étage.
— Je me sens très bien, vraiment, murmura Bel, gênée.
— Tout de même… Le bébé et toi, vous avez passé des semaines éprouvantes, et nous devons tous veiller sur votre bien-être maintenant, déclara-t-il en regardant sa mère droit dans les yeux.
Sans se soucier des convenances, Bel fit le tour de la table pour serrer tendrement son père dans ses bras.
— Bonne nuit, Pai.
— Dors bien, Izabela. Je te promets que ton petit trésor sera fier de son grand-père, chuchota-t-il en montrant son ventre du doigt. Ne tarde pas trop à venir me voir.
Dans la chambre, Gustavo hésita.
— Izabela, maintenant que tu es… enfin… dans ton état, il faut que tu me dises si tu préfères dormir seule jusqu’à la naissance de l’enfant. Je crois que c’est l’usage chez les couples mariés en pareille circonstance.
— Si cela te paraît plus approprié, alors, oui, je veux bien, répondit-elle.
— Dorénavant, tu dois te reposer le plus souvent possible. Éviter toute fatigue.
— Gustavo, je ne suis pas malade. Juste enceinte. Et je souhaite continuer à mener une vie normale. J’ai rendez-vous demain après-midi chez Madame Duchaine pour qu’elle ajuste ma garde-robe…
Il l’embrassa sur la joue et lui sourit.
— Je comprends. Eh bien… Je te souhaite une bonne nuit.
— Bonne nuit, Gustavo.
Une fois Gustavo sorti, Bel s’assit sur le lit, le cœur assailli par un tumulte d’émotions contradictoires, imaginant Laurent qui l’attendrait chez lui le lendemain après-midi. Elle se leva et s’approcha de la fenêtre. À la vue du ciel étoilé, elle se rappela les belles nuits à l’atelier de Landowski, et plus particulièrement le soir où elle avait trouvé le jeune garçon sous les buissons du jardin. La souffrance d’un enfant avait été le catalyseur de sa liaison avec Laurent.
— Je t’aimerai toujours, murmura-t-elle aux étoiles.
Elle se prépara à se coucher, puis alla s’asseoir à son secrétaire près de la fenêtre. Gustavo l’ayant suivi la veille chez Madame Duchaine, même s’il souhaitait seulement lui faire une innocente surprise, elle ne pouvait risquer de retrouver Laurent à son appartement. Elle se rendrait chez la couturière et enverrait Loen lui porter la lettre qu’elle allait écrire maintenant…
Sortant une feuille de papier et une plume du tiroir, dans la chambre baignée par la lumière des étoiles, Bel demanda au Ciel de l’inspirer pour rédiger son message d’adieu à Laurent.
Deux heures plus tard, elle relut sa lettre une dernière fois.
Mon chéri,
Quand tu recevras cette enveloppe des mains de Loen, tu auras deviné que je ne peux pas te suivre à Paris. Même si mon cœur se brise en écrivant ces mots, je sais ce que mon devoir me commande et, malgré tout l’amour que je te porte, il m’est impossible de m’y soustraire. J’espère seulement que tu comprendras ce qui fonde ma décision, alors que mon désir me crie de te rejoindre. J’aurais tant aimé être avec toi, comme cela nous aurait été permis si nous nous étions rencontrés sous d’autres étoiles.
Mais ce n’était pas notre destin. Et j’espère que tu l’accepteras, comme moi, je dois l’accepter. Sois assuré que chaque jour de ma vie, je m’éveillerai en pensant à toi, en priant pour toi, et en t’aimant de tout mon cœur.
Ma plus grande crainte est que ton amour pour moi ne se transforme en haine, parce que je l’ai trahi. Laurent, je te supplie de ne pas me haïr, mais de conserver en toi ce qu’il nous a été donné de vivre et d’avancer vers un avenir que je te souhaite heureux.
Au revoir, mon amour
Ta Bel
Bel plia la lettre et l’inséra dans une enveloppe qu’elle cacheta sans mentionner son destinataire, craignant qu’on ne la découvre. Elle la dissimula ensuite tout au fond du tiroir.
Son regard tomba alors sur le carreau de stéatite dont elle s’était servi pour poser son encrier. Elle le prit, le caressa longuement entre ses doigts. Puis, obéissant à une brusque impulsion, elle le retourna et trempa à nouveau sa plume dans l’encre.
30 octobre 1929
Izabela Aires Cabral
Laurent Brouilly
Enfin, sous leurs deux noms, elle inscrivit ses vers préférés, extraits d’un poème de Gilbert Parker.
Une fois l’encre sèche, elle cacha le carreau avec la lettre dans le tiroir. Quand Loen viendrait l’habiller le lendemain matin, elle lui communiquerait ses instructions. Si le carreau ne pouvait être déposé à l’intérieur du Cristo, au moins Laurent l’emporterait-il en souvenir de leurs moments ensemble.
Lentement, Bel se leva et se glissa dans son lit, roulée en boule à l’image du fœtus qu’elle portait en elle, les bras serrés sur sa poitrine comme pour retenir les morceaux de son cœur brisé.